c. Les incertitudes liées à la situation

La loi est promulguée le 9 décembre 1905, mais il faut attendre le 11 février 1906 pour que Rome, dans l’encyclique Vehementer nos, la condamne. Dans cette encyclique, Pie X émet toutes ses réserves quant aux associations cultuelles prévues par l’article 3634 de la loi du 9 décembre. Le titre IV de la loi s’intéresse tout particulièrement à ces associations, prévues pour la poursuite du culte, la gestion des biens… Elles seraient d’une certaine façon les remplaçantes des fabriques, sans être totalement sous le contrôle de l’Église. C’est d’ailleurs l’un des reproches formulés par Pie X, pour qui ces associations sont « à l’égard de l’autorité civile dans une telle dépendance, que l’autorité ecclésiastique, c’est manifeste, n’aura plus sur elle aucun pouvoir ».

La loi prévoit la gestion de ces associations par des laïques, leur nombre variant selon la population de la paroisse. Elle stipule clairement que si aucune association cultuelle n’est constituée dans un délai d’un an, les biens qui, normalement, auraient dû lui revenir seront « attribués par décret aux établissements communaux d’assistance ou de bienfaisance du lieu »635. Il faut attendre le mois d’août et l’encyclique Gravissimo officii pour que les associations cultuelles soient définitivement interdites par le Vatican. En effet, le pape estime « qu’elles ne peuvent absolument pas être formées sans violer les droits sacrés qui tiennent à la vie elle-même de l’Église ». Il rappelle qu’il est interdit de tenter la constitution d’autres associations « tant qu’il n’apparaîtra pas, d’une façon certaine et légale, que la divine constitution de l’Église [… sera] irrévocablement […] en pleine sécurité ».

Comme le souligne Jean-Pierre Chantin, dans son étude sur les associations cultuelles, il est paradoxal de constater le nombre d’associations qui se constituent après la parution de l’Encyclique636. Il remarque également que des enjeux plus politiques peuvent apparaître, car « certains ont avancé dès cette époque que ce mouvement de création était éminemment politique »637. C’est sans doute vrai pour la seule association cultuelle constituée dans le diocèse, à Saint-André-de-Boëge638 en juin (donc avant l’Encyclique). Il semble pour Jean-Pierre Chantin, comme pour Michel Rémy, qu’elle doive sa création à l’opposition importante existant entre le desservant – l’abbé Cartier – et une partie de la population, notamment à cause de « l’âpreté [du desservant] pour défendre ses biens matériels »639. De plus, l’abbé Cartier n’a pas hésité avant la Séparation à avoir une attitude peu flatteuse envers la commune à qui il intente des « procès vexatoires et très onéreux pour elle »640. À l’évidence, le desservant, au vue de ses relations avec la commune, ne souhaite en aucun cas que les biens de la fabrique et de l’église puissent enrichir le patrimoine communal.

En décembre 1906 se pose la question de l’attribution des biens cultuels et le problème même de la célébration du culte. Cette dernière doit faire l’objet d’une déclaration préalable, comme le stipule la loi du 30 juin 1881 concernant les réunions publiques, auxquelles est à présent assimilée la célébration du culte. La Revue du Diocèse d’Annecy va jusqu’à écrire : « demain encore ce sera une amende et la prison pour ceux qui iront s’agenouiller aux pieds des autels »641. Les procès-verbaux ne tardent pas à apparaître. Le dimanche 16 décembre, l’un d’eux est dressé contre le chanoine Chevallier, prévôt du chapitre, qui a officié à la cathédrale lors de l’ordination de trois prêtres642. D’autres le sont à Thonon-les-Bains, Sallanches, Saint-Julien-en-Genevois, Cruseilles, Évian-les-Bains, Douvaine, Saint-Jorioz, Seyssel643. Mais finalement, la procédure est abandonnée, et c’est la « petite loi »644 du 2 janvier 1907, qui règle – un peu dans la précipitation – la question en laissant « provisoirement à la disposition des fidèles et des ministres des cultes pour la pratique de leur religion » les églises et leurs mobiliers645.

L’article 5 de la loi du 2 janvier 1907 stipule que la « jouissance gratuite pourra être accordée soit à des associations cultuelles […] soit à des associations formées en vertu des dispositions précitées de la loi du 1er juillet 1901 pour assurer la continuation de l’exercice public du culte, soit aux ministres du culte dont les noms devront être indiqués dans les déclarations prescrites par l’article 25 de la loi du 9 décembre 1905 »646.

Au cours d’une séance ordinaire, le conseil municipal doit décider s’il laisse ou non l’église pour la célébration du culte647. Si oui, la durée de jouissance de l’édifice ne peut excéder dix-huit ans648. C’est le conseil qui autorise, ou non, le maire à passer un accord avec le desservant649. La préfecture annule des délibérations, soit parce que le maire a conclu un accord avec le desservant avant de demander l’avis au conseil municipal (Vacheresse650), soit parce que le contrat passé entre la municipalité et le desservant n’est pas conforme à la loi. C’est le cas par exemple à Saint-Sylvestre, où la préfecture note en marge de la délibération que « le contrat passé dans les conditions ci-dessus sera nul et sans valeur, le 2 mars 1907 »651.

De nombreux conseils municipaux ne sachant quoi faire d’une église, décident légitimement de la laisser au culte, ce pour quoi elle a été bâtie. Celui de Saint-Gervais-les-Bains déclare « que la conservation de l’église paroissiale par la commune ne peut que lui créer des difficultés, sans aucun avantage »652 et donc qu’il « y a lieu […] de l’abandonner aux croyants professant le culte catholique. Sauf le clocher qui restera la propriété de la commune, les cloches pourront être utilisées dans un intérêt public »653. S’agit-il d’une vraie raison ou d’un habile prétexte destiné à ne pas trop froisser les fidèles ?

La loi n’est pas toujours très bien comprise par les édiles. Dans certains cas, les délibérations municipales font mention d’un refus de la part du conseil de louer l’église. Cela semble donc laisser penser que les conseillers n’ont pas compris que l’église était laissée gratuitement pour la célébration du culte. Ou alors, par cette attitude, veulent-ils signifier clairement que – pour eux – la situation devrait être comme avant la Séparation. À Entrevernes, les conseillers municipaux décident à l’unanimité « de laisser à la liberté du culte, l’église paroissiale construite par leurs ancêtres telle que ceux-ci en ont joui et qu’ils veulent en jouir eux-mêmes. En conséquence, ils se déclarent n’être point partisans de la location de l’immeuble susdit »654. À Menthonnex-en-Bornes, où des incidents avaient perturbé les Inventaires, le conseil « n’est pas d’avis d’autoriser le maire à passer un bail avec le desservant, et de ne rien changer à l’état actuel des choses pour la jouissance de l’église. Cette délibération mise aux voix a été approuvée par six conseillers, quatre votent contre »655.

En février 1907, suite à une demande émanant d’un maire, le préfet précise clairement que « la commune n’a pas à louer l’église au ministre du culte […] il ne s’agit pas de location, mais de concession de la jouissance gratuite de l’église »656. Le conseil municipal doit examiner le contrat présenté par le desservant et s’assurer qu’il n’y a pas d’irrégularités. Pour l’administration, l’avantage du contrat est qu’il « doit mettre à la charge du preneur, c’est-à-dire du ministre du culte, la charge de l’entretien et des réparations de l’église »657. Le préfet rappelle enfin que « rien toutefois [n’] oblige à signer un contrat quelconque. Qu’il y ait eu un contrat ou non, l’église n’en demeure pas moins ouverte au culte, mais à défaut de contrat de la jouissance et de la déclaration, le ministre du culte n’est qu’un occupant sans titre juridique et les frais d’entretien de l’église à la charge de la commune »658. Donc les communes ont tout intérêt à faire signer le contrat, ce qui soulagera les finances publiques. Dans le cas de celles qui sont considérées comme réactionnaires par la préfecture, il se peut qu’elles refusent la signature du contrat.

Se pose également le problème de l’attribution des biens des fabriques. Ils sont mis sous séquestre avant d’être remis, soit aux bureaux de bienfaisance, soit aux communes, suivant les cas. Dans certaines communes659, les biens sont divisés entre bureaux de bienfaisance et commune, parfois même des biens peuvent être remis aux hospices. La question la plus épineuse reste celle des fondations pieuses ou des biens grevés de charges pieuses. Dans ces derniers cas, les biens sont placés sous séquestre, jusqu’à la constitution d’une association qui pourra les recevoir. Ces charges sont d’ailleurs parfois revendiquées par les ayants droit des fondateurs.

Nous avons pu constater que malgré des mouvements de résistances, dans les paroisses les plus ferventes, les opérations des Inventaires s’étaient plutôt bien passées, sans trop de violences, contrairement à d’autres diocèses où il y a eu de nombreux blessés. Les Savoyards ont finalement compris que ces opérations n’étaient pas le prélude à une spoliation mais bien une mesure presque administrative. La Séparation ne se résume pas aux seuls Inventaires. Si la loi donne finalement une plus grande liberté d’organisation et de parole à l’Église, il n’en reste pas moins qu’elle pose un certain nombre de questions qui mettront plusieurs mois ou années avant de trouver une solution définitive. Le clergé n’est pas le seul à s’interroger, les fidèles aussi sont concernés, se demandant s’ils pourront toujours se rendre à l’église pour la célébration du culte. La « petite loi » de janvier 1907 règle-t-elle définitivement la question ? D’autres inquiétudes restent en suspend : comment les prêtres vont-ils vivre après la suppression de leur traitement par l’État ? pourront-ils rester dans leurs presbytères ? La Séparation ne va t-elle pas mettre à mort la religion catholique par la baisse des vocations ?

Notes
634.

« Dans le délai d’un an, à partir de la promulgation de la présente loi, les biens mobiliers et immobiliers des menses, fabriques, conseils presbytéraux, consistoires et autres établissements publics du culte seront, avec toutes les charges et obligations qui les grèvent et avec leur affectation spéciale, transférés par les représentants légaux de ces établissements aux associations qui, en se conformant aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice, se seront légalement formées, suivant les prescriptions de l’article 19, pour l’exercice de ce culte dans les anciennes circonscriptions desdits établissements ».

635.

j.-p. chantin, « Les cultuelles : des catholiques contre Rome ? », in j.-p. chantin et d. moulinet, La Séparation…, op. cit., p. 110.

636.

Ibid., p. 111. Il estime que 74,5 % des dossiers de demande de constitution des cultuelles présents aux Archives Nationales sont constitués après août 1906.

637.

Ibid. p. 114.

638.

ADHS, 4 M 42. L’association est créée en juin 1906, et comporte à ce moment 11 membres. Elle est déclarée au Journal officiel le 1er juillet 1906.

639.

AN, F7 12 407. Lettre du préfet de la Haute-Savoie au ministre de l’Intérieur, 12 juillet 1906.

640.

Ibid.

641.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 51, 14 décembre 1906, p. 1185.

642.

Ibid.,n° 52, 21 décembre 1906, p. 1213.

643.

Le nombre d’infractions est nettement moins élevé que dans d’autres diocèses, comme celui de La Rochelle-Saintes, où Jean-Philippe Bon a relevé entre le 13 et le 17 décembre 1906, pas moins de 128 délits de messe. j.-ph. bon , Le diocèse de La Rochelle-Saintes…, op. cit., p. 55.

644.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 51, 14 décembre 1906, p. 1185.

645.

Loi du 2 janvier 1907. Article 5.

646.

Ibid.

647.

Nous évoquerons cette question de la propriété des bâtiments et de la location des presbytères dans la partie suivante.

648.

« Les baux de biens communaux ne sont exécutoires par elles-mêmes que si la durée du contrat n’est pas supérieure à dix-huit ans. » Circulaire Briand, p. 3.

649.

La circulaire que Briand adressée au préfet le 3 février 1907, rappelle que les « maires ne sont pas légalement aptes … à passer de tels actes au nom des communes qu’après y avoir été habilités par les conseils municipaux ».

650.

ADHS, 8 V 39. La circulaire de Briand rappelle que « tout acte portant attribution de la jouissance d’une église ou d’une chapelle communale sans délibération préalable du conseil municipal serait destitué de toute valeur juridique ».

651.

ADHS, 8 V 39.

652.

Ibid. Délibération de la commune de Saint-Gervais-les-Bains du 17 février 1907.

653.

ADHS, 8 V 39. Délibération de la commune de Saint-Gervais-les-Bains du 17 février 1907.

654.

Ibid.

655.

Ibid.

656.

Ibid. Lettre du préfet du 16 février 1907.

657.

Ibid.

658.

Ibid.

659.

Dans le cas où une paroisse comprend deux communes, les biens sont partagés en proportion du nombre d’habitants.