b. La question des presbytères

1. Généralités

Un autre problème survient avec la Séparation : celui des presbytères. L’article 14 de la loi prévoit que les desservants peuvent occuper gracieusement les presbytères, pendant cinq années ; mais cette gratuité est subordonnée à la création des associations cultuelles. La loi du 2 janvier 1907 stipule, dans son article 1er, que les presbytères deviennent propriété communale, au cas où ils ne sont pas propriété d’un particulier, ce qui est le cas pour vingt-six des trois cents688 presbytères occupés au moment de la Séparation. Si les églises peuvent être laissées gratuitement aux desservants, la situation est différente pour leur lieu d’habitation. Pour ces derniers, les municipalités n’ont pas le droit de les laisser gratuitement, elles sont obligées de les louer, la location étant soumise à certaines conditions. Le loyer doit représenter « au moins la valeur locative servant de base à la contribution mobilière, les impositions et le montant approximatif des réparations locatives ordinaires »689. Comme pour la concession des églises, le bail peut être fait entre la municipalité soit avec le desservant soit avec une association.

Le préfet de la Haute-Savoie, s’adressant aux maires, leur rappelle qu’il est « inadmissible que les ministres du Culte qui n’ont pas voulu réclamer cette jouissance gratuite des presbytères, en se conformant aux dispositions libérales de la loi du 9 décembre 1905, qui ont refusé, sur l’ordre venu de Rome, de se conformer à cette loi, continuent à occuper gratuitement et sans titre les immeubles communaux »690. Comme pour la jouissance des églises, les conseils municipaux délibèrent pour savoir si, oui ou non, ils laissent le presbytère au prêtre. Dans le cas où le presbytère est loué aux ministres du culte, il est nécessaire que le conseil fixe la durée de la location ainsi que le taux annuel de la location691 ; il doit ensuite avertir par « lettre recommandée » le desservant pour l’informer de la décision et lui demander s’il accepte ou non la proposition. Le bail est ensuite établi suivant l’article 1, paragraphe 3 de la loi du 2 janvier 1907. En cas de refus des conditions de location, le desservant a huit jours pour quitter les lieux. Le préfet rappelle clairement que si la jouissance du presbytère est concédée gratuitement, il annulera la délibération ; la même chose se produirait si le prix fixé venait à « implique[r] une subvention directe au culte interdite par l’article 2 de la loi du 9 décembre 1905 »692.

Si la plupart des municipalités se conforment aux instructions préfectorales d’autres persistent, soit à contester la location, soit à refuser de la concéder autrement que gratuitement. Le 6 mai 1907, dans un rapport qu’il adresse à Briand, alors ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes, le préfet l’interroge sur les sanctions qu’il serait possible d’infliger à ces municipalités « résistantes ». À cette question, le ministre répond qu’il est en train d’étudier le problème avec le président du Conseil, ceci constituant la preuve que d’autres cas se présentent en France. Certains desservants refusent les conditions proposées par les municipalités, évoquant l’état de délabrement de la bâtisse, d’autres estimant que le presbytère est à eux, jugent qu’ils n’ont pas à le louer.

Certaines municipalités entrent en conflit avec la préfecture, et nous avons pu constater que ces communes – pour la plupart – ont connu des incidents lors des Inventaires. La situation des presbytères à la fin septembre 1907 est la suivante : deux cent cinquante-deux (80 %) sont occupés par un prêtre, un seul est laissé gratuitement à une association cultuelle, celui de Saint-André-de-Boëge693. Cinq communes les ont affectés à des services publics, dix-sept les ont loués à des particuliers, soit de gré à gré, soit par adjudications publiques ; parmi celles-ci huit ont fait procéder à l’expulsion des ministres du culte.694 Sur les deux cent quarante-cinq communes ayant loué les presbytères, quatre ont refusé de délibérer, préférant laisser gratuitement l’édifice au prêtre. Trente-et-une communes ont proposé des conditions de locations qui sont « inacceptables »695 aux yeux du préfet qui a d’ailleurs choisi d’annuler les délibérations considérant que les conditions fixaient des subventions indirectes au culte. Enfin, pour trente-cinq communes, le préfet « porte d’office en recettes aux budgets la valeur locative des presbytères »696. En résumé, deux cent dix communes ont réglé la question, un peu plus de soixante-dix « sont en cours de règlement et recevront une solution dans un proche avenir »697. Deux raisons expliquent le retard des prises de décision des communes. D’abord, la législation sarde est invoquée dans plusieurs cas pour contester le droit des communes à disposer des presbytères. Ensuite, une résistance passive est opposée, et ce n’est qu’après les instructions épiscopales, arrivées en mai, que les desservants signent les baux, principalement à partir de juin. Le préfet souligne qu’il ne faut pas trop offenser les habitants car « dans ce département […ils] concilient leur attachement à la République avec leurs traditions de pratique cultuelle »698.

Après le 8 octobre 1907, deux desservants refusent d’accepter les conditions présentées par les municipalités, il s’agit des desservants d’Argonnex et Charvonnex. Châtel, Villy-le-Pelloux et Scientrier proposent des conditions jugées insuffisantes. Enfin, aux Clefs, à Menthonnex-en-Bornes, à Cercier et à Seynod, le principe de la location n’est pas accepté par les conseillers699. À l’exception de Seynod, les autres paroisses font partie de celles qui avaient résisté aux Inventaires. Pour le préfet, il « faut penser à la nécessité de recourir manu militari pour les expulsions » dans les paroisses où « le parti de la résistance à la loi est le plus manifeste »700. Un délai de quinze jours serait donné aux desservants pour régulariser la situation, faute de quoi l’expulsion aurait lieu. Il semble que suite aux Inventaires un peu houleux dans certaines paroisses, l’autorité préfectorale prenne toutes ses précautions quant à l’organisation des expulsions. C’est ce que montre le projet relatif aux Clefs, où des « manifestations […] sérieuses seraient à craindre », car dans cette paroisse, « la population est aussi fanatique qu [’aux] Villards-sur-Thônes701 où des incidents graves se sont produits en mars dernier »702. Le préfet Ténot pense que « la disposition topographique des lieux prête à l’organisation de la résistance [et qu’il serait] prudent d’augmenter la force de gendarmerie », le concours de la troupe pouvant « devenir nécessaire »703. Il serait alors nécessaire – voir impératif – d’intervenir à l’improviste et « en transportant de nuit, et par voiture l’officier de police judiciaire et les gendarmes. Avec le concours d’une demie compagnie d’infanterie, le transport se ferait par le tram[way] jusqu’à Thônes, à trois kilomètres des Clefs »704.

Les problèmes semblent se résoudre sans trop d’incidents, à l’exception de la paroisse des Villards-sur-Thônes, où en 1908, l’affaire du presbytère donne lieu une nouvelle fois à la démonstration de la résistance des fidèles de la Vallée705.

Notes
688.

ADHS, 8 V 52. Lettre du préfet de la Haute-Savoie au ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes, 28 septembre 1907.

689.

Ibid.

690.

Ibid. Recueil administratif de la préfecture de la Haute-Savoie. Lettre du préfet aux maires du département, 5 février 1907.

691.

Ibid.

692.

ADHS, 8 V 52.

693.

Saint-André-de-Boëge est la seule paroisse où s’est constituée une association cultuelle. Cf. supra, p. 72-73.

694.

ADHS, 8 V 52. Lettre du préfet au ministre de l’Instruction Publique, des Beaux-Arts et des Cultes. 28 septembre 1907. Jean-Philippe Bon souligne que dans le diocèse de La Rochelle-Saintes seuls six presbytères ont une affectation autre que celles de presbytères. j.- ph. bon, Le diocèse de La Rochelle-Saintes…, op. cit., p. 51.

695.

ADHS, 8 V 52. Lettre du préfet au ministre de l’Instruction Publique, des Beaux-Arts et des Cultes. 28 septembre 1907.

696.

Ibid. Le fait de porter d’office la valeur locative des presbytères sur le budget communal est une des sanctions prévues par Briand en accord avec Clemenceau. Dans une lettre adressée au préfet Ténot, Briand écrit : « J’estime que les préfets peuvent lors du règlement des budgets communaux rétablir parmi les prévisions de recettes les loyers omis par le conseil municipal et réduire d’autant les centimes additionnels, mesure qui a l’avantage de sauvegarder les intérêts des contribuables et qui est de nature à être pour ce motif favorablement accueilli ». Léon Jouarre, avocat au Conseil d’État et à la cour de Cassation, estime que cette mesure est illégale. Revue du Diocèse d’Annecy, n° 25, 21 juin 1907, p. 584.

697.

ADHS, 8 V 52. Lettre du préfet au ministre de l’Instruction Publique, des Beaux-Arts et des Cultes, 28 septembre 1907.

698.

Ibid.

699.

Ibid.

700.

ADHS, 8 V 52.

701.

Dans les différentes correspondances retrouvées dans la série 8 V 52, aucune mention explicite n’est faite des incidents concernant le presbytère des Villards-sur-Thônes, ni de celui de Saint-Jean-de-Sixt.

702.

ADHS, 8 V 52.

703.

Ibid.

704.

Ibid.

705.

Le 6 février 1907 a lieu l’expulsion du curé de Saint-Jean-de-Sixt, l’abbé Blanc Marie-Jean. Ce dernier est le frère du vicaire des Villards-sur-Thônes. À propos de Marie-Jean, le chanoine Dechavassine écrit qu’il est « expulsé manu militari de son presbytère pour avoir refusé de se conformer aux exigences de la loi de Séparation ; il fut contraint de se réfugier dans un petit chalet situé à cinq cents mètres de l’Église. Mais en mai 1908 les élections permettaient son retour », in Nouveau supplément au dictionnaire du clergé…, op. cit., p. 915-916. Le maire de Saint-Jean-de-Sixt est le beau-père de Marius Ferrero, maire d’Annecy.