Loin d’être anecdotique, cette affaire fait « sept blessés et dix-sept arrestations »706. Elle est portée devant les tribunaux ; pendant plusieurs semaines les journaux l’évoquent, chacun défendant son parti. Les cléricaux, soutenant la résistance, présentent les paroissiens arrêtés comme des « martyrs », alors que les républicains défendent les forces de l’ordre, victimes des « apaches »707. Une brochure anonyme intitulée La persécution religieuse en Savoie. Pages d’histoire. Aux Villards-sur-Thônes est rapidement publiée, à l’imprimerie du Réveil Savoyard 708, à Paris. Sans doute cette brochure écrite par un ou plusieurs auteurs, rien ne l’indique, est publiée à dessein propagandiste. Le titre lui-même est évocateur du sens que l’on veut donner à cet événement, la « persécution », cela ne renverrait-il pas aux temps des premiers chrétiens, aux persécutions faites par Néron, ou plus près à celles de la Révolution ? Elle souhaite à l’évidence montrer que les paroissiens, parmi lesquels le maire et son conseil, sont victimes de la loi et d’injustices. L’utilisation de termes relatifs à la « martyrologie » n’est sans doute pas anodin, on parle de « victimes », de « pauvre martyr », à quoi s’opposent les « bourreaux », les « horreurs », « triste et sanglant convoi ». C’est un peu la lutte du Bien contre le Mal. Si quelquefois, la lecture du récit montre un ton épique qui peut faire sourire, il n’en est pas moins révélateur de l’état d’esprit de son ou de ses auteur(s) qui souhaite(ent) montrer qu’une nouvelle fois les fidèles sont victimes des lois républicaines. Les Inventaires sont encore très présents dans les esprits, les gendarmes y ont été les principaux sujets des insultes.
Faisant fi de la loi et des rappels du préfet, le maire des Villards et son conseil décident, par trois délibérations successives709, de laisser gratuitement le presbytère à l’abbé Jean-François Conseil et à son vicaire François Blanc. La préfecture ne cesse de rappeler au premier magistrat, qu’il ne peut laisser gratuitement le presbytère, sous peine d’expulsion des desservants. Le 16 mars, le préfet signe l’arrêté d’expulsion du curé des Villards ; le lendemain mardi 17 mars, vingt-cinq gendarmes710 aux ordres du capitaine Breton accompagnés du commissaire Naudet, de son secrétaire Lyard et de trois serruriers711, se présentent au presbytère pour procéder au départ des desservants. Arrivés à sept heures trois quart, ils pensent prendre le desservant par surprise712 ; cependant des policiers auraient laissé échapper qu’ils avaient surpris le curé de Saint-Jean-de-Sixt et qu’ils surprendraient celui des Villards713. La résistance était donc organisée, car le presbytère était barricadé de l’intérieur ! D’après la déposition d’un Villardin, en date du 27 mars, le presbytère aurait été barricadé depuis le 9 mars714. Cette affirmation est confirmée par une autre personne qui déclare que ses enfants en se rendant à l’école, le 9 mars, ont vu deux hommes porter « des poutres et des planches pour barricader à l’intérieur le presbytère et presque toute la journée, ils ont entendu le bruit […] des clous »715 qui étaient plantés.
Lorsque les gendarmes sont annoncés, « les cloches tintent lugubres »716. Les forces de l’ordre tentent en vain de se faire ouvrir la porte du presbytère, lorsqu’un « crocheteur eut l’idée géniale et macabre de prendre le brancard des morts […] pour s’en servir comme d’une échelle »717. Un agent, brisant la vitre, entre dans le bâtiment et cherche les deux locataires ; enfin il les trouve. L’auteur de la brochure n’hésite pas à donner un ton épique à la scène écrivant que « la porte qui les abritait était apparemment faite de bon bois, car les chevaliers de la pince-monseigneur faillirent renoncer à la forcer ! »718 L’abbé Conseil déclare au commissaire Naudet que s’il avait été prévenu, il aurait déménagé ces meubles ! Voici une première provocation. La foule est massée autour du presbytère. D’après les cléricaux, les gendarmes auraient donné des coups à des paroissiens, alors que pour la presse républicaine, comme Le Progrès, « la gendarmerie en la circonstance a fait preuve d’une patience remarquable »719. Voilà qui contredit nettement le récit présenté par la presse cléricale et par la brochure citée précédemment. Dans cette dernière, nous pouvons lire qu’un paroissien « reçoit un coup de crosse en pleine figure et tombe […] plusieurs coups de canon sur la poitrine, [et…] l’agent de police Lyard lui assène des coups de poings, lui enveloppe la tête de sa pèlerine et le saisit à la gorge comme pour l’étrangler »720. À l’évidence, ces propos exagérés permettront de considérer les Villardins comme des « martyrs »721, défenseurs de leur foi et victimes malheureuses de la loi et de la force armée. Que s’est-il réellement passé, qui a commencé les hostilités ? Est-ce la gendarmerie ? Ou est-ce la foule qui se masse autour du presbytère pour défendre son prêtre et lui laisser la possibilité de vivre gratuitement dans le presbytère ? Une chose est certaine, les incidents durent au moins cinq heures, pendant lesquels paroissiens et gendarmes s’opposent. Les premiers jetant ce qu’ils trouvent sur la force armée, alors que les seconds opèrent plus d’une vingtaine d’arrestations, le tout dans une ambiance délétère. Les paroissiens n’ont pas peur de l’arrestation, ils estiment être dans leur bon droit et, surtout, que leur arrestation permettra de sauver le curé et la religion. La « domestique du desservant lanc[e] un coup de poing au capitaine et un autre [à un] gendarme d’Alby-sur-Chéran »722. L’institutrice libre aurait « excité la foule contre la gendarmerie »723, elle aurait même déclaré aux gendarmes : « vous êtes fiers ! ça doit vous donner de l’avancement ! vous aurez la médaille militaire. On vous donnera une place à côté de Zola au Panthéon ! », ou encore « les gendarmes ne mangent pas du pain aujourd’hui, ils mangent du curé » ; enfin, en désignant le capitaine et le commissaire, elle aurait déclaré « personne n’a un Kodak ? Il faudrait un appareil photographique, cela ferait un joli cliché »724.
Il sera retenu contre le vicaire qu’il a excité la foule. Inculpation qu’il nie en soutenant qu’il a fait « tout [son] possible pour maintenir [ses] paroissiens et ramener le calme »725. On lui reproche également d’avoir distribué une heure durant – entre midi et une heure – plus de trente litres d’eau-de-vie. Voilà qui justifient, pour les républicains, les violences commises par les « fanatiques »726 sur les gendarmes. Le capitaine Breton est blessé à la tête par un coup donné avec une quille de jeu, d’autres gendarmes sont légèrement blessés.
Les personnes arrêtées sont descendues en voiture à Thônes. Sur leur chemin, elles rencontrent des Villardins qui manifestent leur satisfaction à la vue de ces « prisonniers ». La brochure rappelle que sur la route se trouve « un petit groupe d’insulteurs dont les noms doivent passer à l’histoire – applaudissements au passage de leurs compatriotes enchaînés – M. C. leur montre le poing [et dit] “c’est bien fait ! c’est pas dommage ! Et bon voyage” »727. Ce sont ces personnes qui sont interrogées par la justice le 27 mars, ou d’autres qui n’étaient présentes à la cure ce jour-là728. Deux personnes, dont le sacristain, sont arrêtées et emmenées à pied jusqu’à Thônes. Les prisonniers sont ensuite transportés à Annecy pour être placés à la prison départementale. La brochure rappelle que là « se déroula un drame d’une invraisemblable barbarie, qui a renouvelé pour les manifestants […] les horreurs de la nuit passée par Jésus chez Pilate, aux prises avec la valetaille juive et la maréchaussée romaine »729. Le 20 mars, alors qu’il rend visite à ses paroissiens, le vicaire Blanc est arrêté par un de ses paroissiens, l’agent de police Agnans730. Trois jours plus tard, l’agent opère de nouvelles interpellations aux Villards. Devant toutes ces arrestations, dont la plupart touchent des pères de famille, la Revue du Diocèse d’Annecy ouvre une quête pour venir en aide aux familles des inculpés. Le gérant de la Revue est poursuivi « pour infraction à l’article 40 de la loi du 29 juillet 1881, pour avoir lancé une souscription », mais c’est un non-lieu qui est prononcé le 22 juillet. Les gérants de La Croix de la Haute-Savoie et de L’Indicateur de la Savoie obtiennent également un non-lieu.
Le vicaire informe l’évêque de sa situation. Ce dernier lui répond le 24 qu’il « en étai[t] déjà informé par le bruit public et par les journaux. Ce n’est pas sans un serrement de cœur qu[’il a] appris les détails du traitement odieux dont [il est] l’objet. [Il] connai[t] trop [sa] sagesse et [sa] prudence pour croire qu[’il a] pu [s’] oublier au point d’approuver la violence, même simplement en paroles, à l’exécution d’un acte administratif »731. Dans le même temps, le vicaire reçoit une lettre d’un de ses amis en poste à Carouge. Ce dernier lui écrit qu’il a envoyé une lettre à Léon Maistre pour le « féliciter d’être la victime de la loi inique qu’il faut subir et qu’on viole à l’occasion »732. Il ajoute : « Soyez félicité d’être le premier prêtre martyr de notre canton, votre nom restera gravé dans les annales de la nouvelle persécution que nous subissons et dans tous les cœurs de catholiques. […] Recevez mes sincères félicitations »733.
Le jugement a lieu, à Annecy, les 10 et 11 avril. Les chefs d’inculpation sont « outrages, violences, complicité et coup ». Les vingt-sept condamnations734 prononcées vont de seize francs735 d’amende à deux mois de prison. Le verdict est rendu le jour même ; le vicaire736 est condamné à deux mois de prison ferme et à seize francs d’amende. Pour les paroissiens, les peines vont de un mois à trois jours de prison, alors que les femmes ont des peines pécuniaires. L’institutrice libre, mademoiselle Patar, à qui certains témoins prêtent une relation avec le vicaire, est condamnée à vingt-cinq francs d’amende737. Suite à cette condamnation, le conseil départemental de l’instruction lui interdit d’enseigner dans le département.
C’est le 2 avril738 que l’affaire des Villards-sur-Thônes est évoquée pour « la première fois à la Chambre, par M. Groussau [député du Nord], à l’occasion du projet d’amnistie »739. Pour lui, la responsabilité de l’affaire incombe « entièrement au gouvernement qui a commis un acte illégal », il ajoute qu’il « le met au défi de citer un texte de loi qui autorise l’administration à expulser un curé de son presbytère »740. Le député de Saint-Julien-en-Genevois, Fernand David répond en soulignant que les faits avaient été travestis. Il souligne que le curé refusait de payer le loyer ou de quitter les lieux [nous savons que la municipalité offre gratuitement le presbytère]. Groussau répond que le presbytère appartient à la mairie et que le préfet, dans cette affaire, « s’est mis en lieu et place de la municipalité »741. Pour lui, comme pour les catholiques savoyards, la responsabilité n’est pas celle des paroissiens qui défendent leur prêtre, mais bien plutôt celle du ministre et du préfet. Quoi qu’il en soit, l’amendement qu’il souhaite faire adopter est refusé par 355 voix contre 208. La responsabilité du préfet est également évoquée par Maître Deschamps, qui, lors du procès, expose le point de vue juridique de la question742. En mars, Le Nouvelliste de Lyon avait déjà évoqué cet argument, il ajoute cependant : « Notre nouveau préfet, M. Pommeray, dans cette nouvelle équipée, a voulu, sans aucun doute, réaliser les dernières menaces de son trop fameux prédécesseur, qui avait résolu de “matter” la vallée de Thônes. Il a abouti à une collision brutale qu’avec du bon sens, de l’esprit de justice et le respect de la loi, il aurait évitée »743.
« L’affaire des Villards » montre que les catholiques se mobilisent toujours, même après les Inventaires, pour défendre leur religion et ses ministres. Cet esprit de résistance n’est pas prêt de disparaître dans la Vallée de Thônes. Sans doute, cette affaire est la dernière à opposer civils et gendarmes, mais elle souligne combien le poids de la tradition et de la religion peut peser dans une paroisse pratiquante. Des incidents – moins violents – ont lieu dans les années qui suivent, comme à Saxel où, en 1911744, le curé est expulsé, mais sans heurts.
Pour défendre les prêtres, il est nécessaire qu’il y en ait encore, et pour en avoir il faut qu’ils puissent être formés, ce qui n’est plus évident après leur expulsion du grand séminaire en décembre 1906, toutefois, assez rapidement l’administration réussit à trouver des locaux capables d’accueillir les futurs prêtres.
L’Indicateur de la Savoie, mardi 17 mars 1908. Il s’agit d’un numéro spécial consacré exclusivement à l’affaire des Villards. Le journal paraissant normalement le samedi.
L’Allobroge, 18 avril 1908.
Le Réveil Savoyard est un des journaux de la colonie savoyarde de Paris. Il devient l’organe de l’Action française pour la Savoie.
X., La persécution religieuse en Savoie…, op. cit., p. 8.
D’après le Républicain savoyard, du 21 mars 1908, les gendarmes seraient quarante.
X., La persécution religieuse en Savoie…, op. cit., p. 10.
Ce jour devait avoir lieu une messe anniversaire.
X., La persécution religieuse en Savoie…, op. cit., p. 10.
ADHS, 3 U1/657.
Ibid.
X., La persécution religieuse en Savoie…, op. cit., p. 10.
Ibid., p. 14.
Ibid., p. 15.
Le Progrès, 20 mars 1908.
X., La persécution religieuse…, op. cit., p. 22.
Ibid., p. 23.
ADHS, 3U1/657. Procès-Verbal de la gendarmerie constatant les outrages et les violences envers la gendarmerie par l’institutrice libre et la domestique du desservant dressé le 17 mars à 20 heures.
Ibid.
Ibid.
Ibid. Dossier du vicaire. Acte du tribunal de première instance d’Annecy.
Terme utilisé par le Lyon Républicain du 19 mars 1908. Il utilise également : « les énergumènes ».
X., La persécution religieuse…, op. cit., p. 30.
Déclaration de Maistre, 28 mars 1908 : « je ne suis pas sorti de mon domicile pendant la journée du 17 mars courant et je ne puis vous donner aucun renseignement sur les événements tragiques qui se sont déroulés dans notre commune ce jour-là ».
X., La persécution religieuse…, op. cit., p. 45.
Ibid., p. 51.
ADHS, 3U1/657. Lettre de l’évêque au vicaire, 24 mars 1908.
Ibid. Lettre adressée au vicaire par un de ses amis, 23 mars 1908.
Ibid.
Les condamnations sont les suivantes : quatre devront purger une peine de un mois de prison ; un est condamné à vingt jours ; sept sont condamnés à quinze jours ; cinq le sont à six jours ; un est condamné à trois jours, une femme est condamnée à huit jours, deux à payer une amende de vingt-cinq francs (environ 86,38 euros) et cinq à seize francs (environ 55,27 euros) d’amende.
Ce qui équivaut à 55,29 euros (2006).
En même temps qu’est évoquée l’affaire des Villards, la justice rappelle le rôle joué par l’abbé Blanc dans l’expulsion de son frère, curé de Saint-Jean-de-Sixt. Déjà à cette occasion, il aurait « outragé la gendarmerie et le commissaire de Police », L’Allobroge, 18 avril 1908. L’abbé Blanc est condamné à 50 francs (environ 172,77 euros) d’amende.
Ce qui équivaut à 86,38 euros (2006).
Le Républicain Savoyard, 18 avril 1908.
Ibid., 11 avril 1908.
Ibid.
Ibid.
Ibid, 18 avril 1908.
Le nouvelliste de Lyon, 20 mars 1908.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 27, 7 juillet 1911, p. 532-533. « À peine a-t-il pris possession de la Préfecture de la Haute-Savoie, que M. le préfet s’est hâté de faire acte de persécuteur. Il envoyait à Saxel le sous-préfet de Thonon-les-Bains escorté du capitaine de gendarmerie et d’une brigade – pour chasser le curé de chez lui. M. le curé demanda bien pourquoi on le mettait à la porte, pourquoi on s’emparait du presbytère. Comme la raison plausible n’existe pas, le pauvre sous-préfet se contenta de répondre que c’était par ordre ».