Nous avons évoqué précédemment la situation des congrégations savoyardes à la veille de la loi de Séparation. Nous avons vu que la loi du 7 juillet 1904 leur interdisait l’enseignement et que, pour rouvrir un établissement scolaire, il fallait que le personnel soit sécularisé. Au 1er janvier 1906, il reste trois établissements tenus par des Frères des Écoles Chrétiennes786, considérés comme écoles congréganistes, alors que sept ont été rouverts par la sécularisation de leur personnel787. Peu d’incidents surviennent entre congréganistes et gouvernement dans les années qui suivent, même si dans certains cas des doutes subsistent pour l’autorité préfectorale. C’est le cas par exemple des sœurs de la Charité qui se trouvent à Faverges. Suite à la loi du 7 juillet 1904, elles ont fermé leurs établissements, mais quelques mois plus tard, elles sont accusées de se livrer « clandestinement à l’enseignement »788. En réalité, elles sont installées dans les anciens locaux des écoles congréganistes. Lors de la fermeture de ces établissements, le baron Blanc, propriétaire des lieux, en fait don au bureau de bienfaisance de la ville, à condition qu’un asile de vieillards soit installé dans l’ancienne école de garçons et une garderie pour les enfants des ouvriers, dans celle des filles. Les sœurs s’occupent de la garderie, ce qui explique pourquoi certaines personnes considèrent qu’elles enseignent789.
À la fin de l’année 1906, le bilan est le suivant790 : dans le Chablais, il reste trois établissements illicites des sœurs de Saint-Joseph791. Elles avaient déposé des demandes d’autorisation qui, par décision ministérielle du 28 avril 1903, ont été rejetées pour l’ensemble des œuvres. Vingt-trois sœurs de la Charité sont dans l’illégalité, elles sont toutes garde-malades ou pharmaciennes792. L’établissement enseignant de Saint-Paul-en-Chablais n’est toujours pas fermé. Pour l’arrondissement de Bonneville, il reste onze sœurs de la Charité dans une situation illégale793. Dans celui de Saint-Julien-en-Genevois, trois sœurs de Saint-Joseph sont dans l’illégalité à Frangy, et sept sœurs de la Charité le sont à Arthaz, Cruseilles et Reignier794.
Le pouvoir s’en prend « malgré les dérogations accordées par la loi du 7 juillet 1904, aux services scolaires annexés aux hospices, aux établissements de sourds-muets et aux orphelinats, comme celui des sœurs de la Présentation de Marie à Saint-Julien-en-Genevois supprimé en juillet 1907 »795, par un décret présidentiel. Ce dernier est pris à l’instigation de Fernand David, député de l’arrondissement ; le ministre de l’Instruction publique estime qu’on ne « saurait prétendre sérieusement qu’il se consacre au soulagement des pauvres orphelins »796.
Le problème reste vivace avec les religieuses « hospitalières », surtout avec celles qui prennent part dans les luttes politiques comme celles de Saint-Jean-d’Aulps797. Dans certaines paroisses distantes des villes, les religieuses s’occupent des médicaments. Elles n’ont pas de diplômes spécifiques mais leur expérience permet d’aider les paroissiens. Depuis plusieurs années, cette activité est tolérée par les autorités. Cependant, devant les plaintes répétées des conseils de ces professions libérales, l’autorité préfectorale n’a de cesse de rappeler aux religieuses qu’elles n’ont pas de qualifications pour tenir une pharmacie ou donner des soins. Dans sa lettre adressée à la Supérieure des Sœurs de Saint-Joseph, le préfet ne manque de rappeler que « cette situation illégale n’a pas été relevée jusqu’à ce jour parce qu’on avait pu considérer que les religieuses rendraient comme garde malade […] quelques services aux populations. Mais en fait les congréganistes ne sont pas des infirmières ou des gardes exécutant les prescriptions des médecins ; elles donnent de véritables consultations, vendent des remèdes, se substituent sans aucune compétence pratique, sans avoir fait les études scientifiques aux praticiens dont elles entravent l’action »798. En 1907799, le préfet écrit au président du Conseil à propos des sœurs de Saint-Joseph d’Annecy et de la Charité, deux congrégations autorisées. Il rappelle que « les populations […] se sont émues de cette décision [de fermer les établissements] et [l]‘ont sollicité de prolongé le délai imparti aux religieuses pour avoir à rejoindre la maison-mère ». Il souligne également que les religieuses bénéficient d’un soutien (qui est sans doute politique dans certain cas !) de la part des élus locaux, écrivant que « de nouveau, maires, conseillers municipaux, conseillers d’arrondissement, etc. me prient instamment de tolérer le maintien des religieuses dans les communes où elles sont établies »800. Le préfet évoque un exemple, qui se situe vraisemblablement dans la vallée d’Abondance. Il souligne les services rendus par les religieuses, notamment les soins dispensés ou les médicaments « vendus à prix coûtant »801. Elles le font parce que les premiers médecins ou pharmaciens sont à plus d’une vingtaine de kilomètres. De plus, ces villages sont souvent isolés l’hiver et les moyens de transports peu développés. Le préfet « reconnai[t] que les religieuses peuvent être utiles à défaut de médecin ». Il ajoute également que leur départ pourrait avoir des conséquences politiques, précisant que « M. le député Mercier802, envisageant les prochaines élections cantonales, m’a-t-il demandé à son tour de prolonger le délai accordé... »803. Un délai est alors accordé jusqu’au 31 août804.
Les habitants se mobilisent pour empêcher le départ des sœurs dites « gardes-malades » ou de celles s’occupant des officines. Elles représentent pour eux une présence presque rassurante. Des pétitions sont adressées aux élus locaux et au préfet. C’est le cas des habitants des Gets qui s’adressent à Chautemps, leur sénateur, pour obtenir le maintien des lieux de distribution de médicaments. Ceux de Megève ou de Demi-Quartier s’adressent à Favre, leur député, également pour demander le maintien des religieuses. Lorsque les habitants du canton d’Évian-les-Bains apprennent le départ proche des sœurs qui s’occupent de la « pharmacie », ils n’hésitent pas à adresser des pétitions au préfet, tels les habitants de Bernex ou de Vinzier. Le 29 décembre 1906, le conseil municipal de Morzine s’oppose au départ des sœurs « considérant que quelque puisse être l’opinion d’une dizaine de personnes sur l’utilité des congrégations religieuses il n’est pas une famille de la commune qui n’ait recours en cas de maladie aux bons soins des sœurs »805. De plus, il souligne que la commune est distante de trente-trois kilomètres de Thonon-les-Bains et de vingt-deux de Taninges, où d’ailleurs les conditions d’accès ne sont pas toujours faciles en période hivernale. Le conseil municipal de Saint-Jean-d’Aulps évoquant le départ des sœurs, rappelle que si elles n’ont pas de diplômes, elles sont en revanche « instruites par une longue expérience »806. Malgré toutes les protestations, le « démantèlement, d’ordre de fermeture en sursis, se poursuit jusqu’à la veille de la guerre avec un noyau de résistance dans le Chablais très fervent »807.
Lorsque des biens appartenant aux Congrégations sont mis en vente, l’évêque ne manque pas de rappeler à ses diocésains qu’il leur interdit d’en devenir acquéreur, sous peine d’excommunication808. Le cas évoqué par Mgr Campistron est celui des biens appartenant aux sœurs de la Croix, il demande à tous les prêtres de lire au prône du 3 septembre, « sans commentaire, […] le décret d’excommunication porté par le Saint Concile de Trente contre les spoliateurs de l’Église »809. Ce texte rappelle que ceux qui « se rendraient acquéreurs de [ces biens] sans y être autorisés par les Supérieurs légitimes et par le Souverain-Pontife encourraient la peine d’excommunication » 810. La supérieure des Sœurs s’était adressée en ces termes au préfet : « la mort fera peu à peu son œuvre », espérant qu’il « autoriserait 30 à 40 sœurs à séjourner dans la maison-mère »811.
Dix-huit établissements ont été fermés en 1904-1905. AN F17 12 499.
AN F17 12 499.
ADHS, 6 V 9. Plaintes contre les sœurs de la Charité à Faverges adressées au préfet, 3 novembre 1904.
Ibid. L’inspecteur primaire d’Annecy à l’inspecteur d’Académie, 1er octobre 1906.
Nous n’avons pas trouvé d’informations relatives à l’arrondissement d’Annecy à cette période.
ADHS, 6 V 9. Lettre du sous-préfet de Thonon-les-Bains au préfet, 6 décembre 1906. Elles sont dans les paroisses de Bernex, Nernier, Reyvroz.
Les sœurs se répartissent comme suit : Abondance (deux gardes malades), Le Biot (trois pharmaciennes, gardes malades), Boëge (deux gardes malades), La Chapelle d’Abondance (deux gardes), Morzine (deux pharmaciennes), Saint-Jean-d’Aulps (trois gardes pharmaciennes), Thonon-les-Bains : rue des granges (six gardes), et à l’orphelinat (trois gardes).
La répartition se fait comme suit : Les Gets (deux gardes), Onnion (trois gardes), Viuz-en-Sallaz (trois gardes), Taninges (trois religieuses).
Les sœurs sont respectivement trois, deux et deux.
c. sorrel, La République…, op. cit., p. 137.
Ibid.
Le préfet écrit qu’elles ont « pris une part très active contre le candidat républicain ». En même temps, en 1906, d’autres incidents peuvent intervenir dans la lutte contre les républicains.
ADHS, 6 V 9. Lettre du préfet à la Supérieure des Sœurs de Saint-Joseph, 29 novembre 1906.
AN, F7 12 393 D. Lettre du préfet de la Haute-Savoie au président du Conseil, 28 février 1907.
Ibid. Déjà lors de la loi de 1901, des élus avaient émis le même genre de souhait.
Ibid.
Il est député de l’arrondissement de Thonon-les-Bains, ce qui confirme l’hypothèse que la lettre concerne les religieuses du val d’Abondance.
AN, F7 12 393 D.
Ibid. Lettre du préfet de la Haute-Savoie au président du Conseil, 11 mars 1907.
ADHS, 6 V 9. Compte-rendu de la séance du conseil municipal de Morzine, 29 décembre 1906.
Ibid. Compte-rendu de la séance du conseil municipal de Saint-Jean-d’Aulps.
c. sorrel, L a République…, op. cit., p. 139.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 35, 1er septembre 1905, p. 718.
Ibid.
Ibid.
c. sorrel, La République…, op. cit., p. 152.