La Première Guerre marque une rupture très nette dans la façon de mourir au combat. Celle-ci devient plus anonyme, plus inhumaine, plus industrielle et plus hasardeuse1697. Pour tous les combattants c’est un « barrage de fer et de feu, fracas épouvantable, c’est l’enfer indescriptible »1698. Pour les prêtres c’est une « expérience fondamentale, véritable “baptême dans le réel” »1699. Coupés d’une certaine réalité par leur formation, leur tenue et leur « théologie du sacerdoce fidèle au modèle tridentin », ils découvrent « une société qu’ils connaissent d’autant plus mal que la crise de la Séparation a renforcé la tentation de se “réfugier au milieu de [leur] petit troupeau” »1700. Ils font la connaissance des adversaires d’hier et réciproquement. Les combattants doivent s’habituer, tant bien que mal, à l’éloignement du foyer, de la famille, du village, les premières permissions arrivant en 1915. Les combattants sont parfois déçus de leur retour à l’arrière car ils font le constat amer que la vie continue un peu comme si de rien n’était. Loin du front, loin des préoccupations de la guerre, les civils vivent un peu comme avant le conflit. Même après, un fossé existera toujours entre ceux qui ont fait la guerre et ceux qui ne l’ont pas faite. La correspondance tient une place importante pour les combattants puisque c’est le seul lien leur permettant de se rattacher à leur famille, à leurs amis et « le vaguemestre, c’est le bonheur qui passe »1701. C’est lui qui apporte les lettres et les paquets, seuls liens avec le « pays ». Les colis permettent aux combattants d’oublier pour quelques instants les difficultés du quotidien ; ils leur donnent de quoi améliorer un peu l’ordinaire, amélioration partagée entre compagnons. Plusieurs prêtres s’adressent à leur évêque pour l’informer de leur situation ou de leur décoration. D’ailleurs, ce sont souvent des vicaires, même si le plus souvent ces missives sont porteuses des circonstances du décès d’un prêtre ou d’un vicaire. L’évêque se fait sans doute un devoir de répondre à chacun de ses prêtres sur le front, comme il le fait pour Paul Tapponnier, qui reste président de l’ACJF, même si les activités de l’association sont mises en silence1702.
Si le conflit permet la rencontre entre les prêtres et les hommes, il permet à des combattants de redécouvrir la foi1703. Même si ces derniers n’ont que leur foi de premier communiant, beaucoup sont rassurés de pouvoir se confesser, ou de recevoir les derniers sacrements. Nombreux sont ceux qui s’adressent à leurs familles en leur demandent de prier pour eux et de faire prier pour eux1704. Des besoins spirituels nouveaux et plus intenses apparaissent de la « blessure, [de] la mort, [de] la séparation que l’on espère temporaire mais qui se révèlera si souvent définitive »1705. Les Savoyards semblent se signaler par leur ferveur sur le front1706. C’est le constat fait par Paul Tapponnier qui se réjouit de voir « l’esprit de foi que l’on retrouve surtout chez les Savoyards »1707. L’importance de la foule assistant aux messes célébrées sur le front n’est sans doute pas sans rapport avec le besoin de chaleur humaine que ressentent les combattants1708. Ces célébrations peuvent être considérées comme des instants d’hommage de camaraderie, un acte collectif, une façon de continuer à vivre ensemble. Sans doute les combattants cherchent également un réconfort dans la prière. Il ressort qu’une « spiritualité du front » se met en place : il ne s’agit pas d’un simple Pater mais bien plutôt de dévotions particulières1709. La présence des religieuses dans les hôpitaux1710 semble être une source de réconfort pour les combattants qui ont perdu tous repères et presque toutes humanités dans les tranchées.
Il importe que la vocation de ceux qui sont au front soit sauvegardée. C’est pourquoi « des réunions régulières ont lieu parmi eux, dans les tranchées ou ailleurs »1711 et à cette occasion les séminaristes « entendent des conférences, récitent le chapelet, font le chemin de croix, raniment en eux l’esprit ecclésiastique par d’amicales et pieuses causeries »1712. Il importe également que les prêtres puissent célébrer le culte. C’est pourquoi des organisations charitables, comme l’ouvroir Notre-Dame d’Annecy, leur adressent des objets liturgiques1713. Ces derniers sont destinés à compléter les « chapelles portatives », véritables « valises contenant tous les éléments nécessaires à la célébration de la messe »1714. Les messes ne sont vraiment possibles qu’à l’arrière, car dans les tranchées mêmes, tout rassemblement important pourrait faire deviner la position à l’ennemi. Annette Becker parle de prêtres et de fidèles troglodytes, la plupart des offices étant célébrés « dans les cagnas, dans les abris, dans les carrières »1715. Nadine-Josette Chaline rappelle que « la présence des prêtres, pour la première fois, aux armées, parmi les combattants, explique certainement une part de ce renouveau religieux »1716. Si les messes dominicales ou de Noël attirent un bon nombre de combattants, celles qui sont le plus suivies semblent être celles qui rendent hommage aux morts. Nadine Josette Chaline souligne que les aumôniers « unanimes soulignent [la] volonté d’entourer une dernière fois l’ami qui disparaît »1717. Citons l’exemple de l’abbé Duret, « premier aumônier de combat » de Paul Tapponnier. Ce dernier le présente en ces termes : « L’abbé savoyard François Duret se multiplie partout : sur la route battue, sur le pont “repéré” de la Mortagne et aux lignes avancées. Il encourage et réconforte »1718. Le jeune vicaire de Bernex1719 est mortellement blessé, le « vendredi 11 septembre 1914 »1720 par un éclat d’obus. À cette occasion Tapponnier écrit que « le brancardier Duret […] va dormir son dernier sommeil dans le petit cimetière de Mont-sur-Meurthe, que les obus n’ont pas respecté. [...] Sa sépulture a été émouvante dans sa simplicité. Que d’affection entourait ce brave qui emporte les regrets de toute la famille du 230e »1721. Ces propos sont confirmés par l’abbé Rochon qui raconte les funérailles. Ces dernières sont un témoignage de la ferveur qui règne sur le front, ainsi que de l’union étroite existant entre foi et patrie1722. Le cercueil de l’abbé, recouvert d’un drapeau tricolore, surmonté d’une étole, est couvert de fleurs. Douze prêtres officient dont « huit […] d’Annecy, brancardiers de la 14e section ». Le curé du village est « venu faire la levée du corps [à leur] poste de secours et tout le personnel de santé suivait »1723, une trentaine de personnes de la paroisse prenait part au cortège. « L’une d’elles apportait une gerbe de fleurs blanches »1724. Comme pour réconforter un parent dont le fils est tué. L’abbé écrit à son évêque que l’abbé Duret « était légendaire […] pour sa bravoure et son dévouement », ajoutant qu’en plus de sa mission consistant à aller chercher les blessés, il revenait souvent avec de précieux renseignements sur l’artillerie ennemie. Il termine sa missive par l’épitaphe dictée par le médecin major : « Ci-gît un héros, l’abbé Duret, prêtre soldat, brancardier du 230e, tombé au champ d’honneur, mort dans la paix de Dieu au service de la Patrie »1725.
Dans les tranchées, les combattants développent des dévotions qui se tournent principalement vers la Vierge, la bienheureuse Jeanne d’Arc et Thérèse de Lisieux1726. Concernant la dévotion mariale, Annette Becker rappelle que ces jeunes, nés au XIXe, ont été marqués par « les apparitions et les miracles »1727. D’ailleurs la dévotion est telle que Marie est représentée sur les cartes postales que les combattants adressent à leur famille. Elle est considérée comme l’intercesseur privilégié ; elle est à la fois fille du Père, mère du Fils, épouse du Saint-Esprit1728. Elle est également celle qui souffre, qui voit son fils maltraité et crucifié devant elle, les soldats s’identifient-ils à elle par cette similitude de la souffrance de la séparation ? Nous pouvons également nous demander si les combattants ne vouent pas un culte particulier à Marie, parce qu’elle est la figure maternelle rassurante, celle qui est là pour réconforter ; d’une certaine façon n’y associent-ils pas leurs mères ? Souvent ceux qui vont mourir n’appellent-ils pas leur mère ? Jeanne d’Arc et Thérèse de Lisieux sont également honorées car elles ont un âge proche des combattants ; la première est comme de nombreux jeunes combattants, « [sa] foi et [son] patriotisme sont inséparables »1729. Elle a bouté les Anglais, comment ne pas faire le parallèle avec la situation présente : vaincre les Allemands. Le culte du Sacré-Cœur, fortement encouragé par la hiérarchie, est également répandu dans les tranchées. Tapponnier colle des vignettes du Sacré-Coeur sur certaines pages de garde de ses journaux de campagne1730 et en 1916, il reçoit le fanion du Sacré-Coeur1731. Nous pouvons nous demander si parfois la dévotion n’est pas à la limite de la superstition ; sans doute plus dans les tranchées qu’à l’arrière.
Tous les prêtres ne sont pas aumôniers bien au contraire, les unités bénéficient parfois d’un aumônier pour plusieurs milliers d’hommes1732. Leur rôle1733 est relativement important, surtout pour les catholiques pratiquants, même si beaucoup de combattants apprécient la présence et les paroles de réconfort des hommes d’église. L’aumônier est aussi un camarade de combat. Dans certains cas, les prêtres étant dans des unités de combats, ne sont pas spécialement affectés à l’aumônerie, mais ils peuvent tout de même accomplir leurs devoirs et aider leurs camarades. Souvent par leur niveau d’études, les prêtres sont assimilés au corps des officiers, tel est le cas de l’abbé Louis Decroux, sous-lieutenant dans l’artillerie lourde1734. Même si des rumeurs courent comme quoi les prêtres sont des embusqués1735, les combattants les voient dans les tranchées, avec eux, sous les obus et dans la boue, et à la fin de la guerre, le bilan sera lourd pour le clergé. Les prêtres brancardiers n’hésitent pas à prendre des risques pour sauver leurs camarades, les nombreuses citations reçues1736 par différents éléments en sont la preuve. Les prêtres reçoivent d’ailleurs de nombreuses citations en 1918. Citons, le cas de l’abbé Célestin Blanc « toujours prêt à se dévouer »1737 et qui reçoit la Croix de guerre car « enfermé dans le fort de Vaux, depuis le 1er juin 1916, a réussi à en sortir dans la nuit du 5 au 6 juin avec son camarade Françés emmenant avec eux un blessé. Comme en cours de route, Françés avait été très grièvement blessé par l’éclatement d’un obus, Blanc a réussi à le conduite jusqu’au poste de Tavannes, le portant sur son dos pendant la plus grande partie du trajet »1738.
t. hardier, j.-f. jagielski, Combattre et mourir pendant le Grande Guerre (1914-1925)…, op. cit., p. 42.
ADHS, 52 J 3, Journal de campagne n° 3. Lundi 28 juin 1915.
Theilhard de Chardin, cité par c. sorrel dans Les catholiques…, op. cit., p. 280.
c. sorrel, Les catholiques…, op. cit., p. 280.
ADHS, 52 J 3, Journal de campagne, n° 5. Lundi 17 avril 1916.
Quelques lettres ont été conservées par Paul Tapponnier. Voir le 52 J 78 aux archives départementales de la Haute-Savoie.
Le 4 septembre 1914, la Revue du Diocèse d’Annecy (p. 200) donne la prière à réciter pour gagner l’Indulgence Plénière à l’article de la mort.
ADHS, 3 T 31. Juvigny. Témoignage du 21 mai 1916.
a. becker, « Les dévotions des soldats catholiques pendant la Grande Guerre », in n.-j. chaline, dir., Chrétiens dans la première guerre mondiale…, op. cit., p. 16.
g. cholvy et y.-m. hilaire, Histoire religieuse…, op. cit., t. 2, p. 248.
ADHS, 52 J 6, Lettre de Paul Tapponnier à son oncle datée du 14 décembre 1914.
f. lebrun, Histoire des catholiques en France…, op.cit, p. 402. Ils sont coupés de leur famille, de leur village…
a. becker, « Les dévotions des soldats catholiques pendant la Grande Guerre », in n.-j. chaline, dir., Chrétiens dans la première guerre mondiale…, op. cit., p. 16.
335 sœurs meurent au cours du conflit en portant secours aux blessés. Elles sont près de 12 000 à s’être engagées dans l’assistance.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 17, 23 avril 1915, p. 200.
Ibid.
Entre le 4 et le 24 mars 1915, l’ouvroir Notre-Dame envoie « 2 calices, 1 ornement violet complet, 8 ampoules de saintes huiles, 7 rituels pour extrême-onction, 1 petit missel, 5 envois de vin, 2 colis de cierges, 12 envois d’hosties, 16 amicts, 35 purificatoires, 15 corporaux, 3 nappes d’autel, 2 aubes, 5 manuterges ». Revue du Diocèse d’Annecy, n° 14, 2 avril 1915, p. 164.
n.-j. chaline, « Les aumôniers catholiques dans l’armée française », in n.-j. chaline, dir., Chrétiens dans la première guerre mondiale…, op. cit., p. 109.
a. becker, « Les dévotions des soldats catholiques pendant la Grande Guerre », in n.-j. chaline, dir., Chrétiens dans la première guerre mondiale…, op. cit., p. 17.
n.-j. chaline, Les catholiques normands…, op. cit., p. 155.
n.-j. chaline, « Les aumôniers catholiques dans l’armée française », in n.-j. chaline, dir., Chrétiens dans la première guerre mondiale…, op. cit., p. 112.
p. tapponnier, A l’aube…, op. cit., p. 46. Mardi 1er septembre 1914.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 40, 2 octobre 1914, p. 509. Lettre de l’abbé Rochon à Mgr Campistron. À aucun moment, l’abbé fait référence aux difficultés qu’ils rencontrent sur le front, il y a une sorte d’auto-censure.
Ibid.
p. tapponnier, A l’aube…, op. cit., p. 51. Samedi 12 septembre 1914.
Même si la cérémonie a lieu au tout début de la guerre, donc encore dans la période où, à l’arrière, la religiosité se manifeste, il n’en reste pas moins qu’elle illustre un exemple de funérailles sur le front. Il ressort d’ailleurs de plusieurs témoignages que ces cérémonies sont suivies tout au long du conflit.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 40, 2 octobre 1914, p. 509-510.
Ibid.
Ibid., p. 510.
Son procès de béatification s’est ouvert en 1914. Jeanne d’Arc est canonisée en 1920 et la cause de béatification de Thérèse de Lisieux aboutit en 1923 et en 1925 elle est canonisée.
a. becker, « Les dévotions des soldats catholiques pendant la Grande Guerre », in n.-j. chaline, dir., Chrétiens dans la première guerre mondiale…, op. cit., p. 22.
a. becker,La guerre et la foi. De la mort à la mémoire 1914-1930…, op. cit., p. 62.
Ibid.,p. 28.
ADHS, 52 J 3, Journal de campagne n° 7.
ADHS, 52 J 6, Lettre de Paul Tapponnier à sa mère Berthe Tapponnier-Rion, 6 avril 1916.
n.-j. chaline « Les aumôniers catholiques dans l’armée française », in n.-j. chaline, dir., Chrétiens dans la première guerre mondiale…, op. cit., p. 101.
Sur l’aumônerie militaire en générale, voir la thèse de Xavier boniface, L’aumônerie militaire française, 1914-1962, Université d’Artois, Thèse sous la direction de y.-m. hilaire. Parue aux éditions du CERF en 2001, 596 pages.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 5, 1er février 1918, p. 53.
a. dansette, Histoire religieuse…, op. cit., p. 492. Le Bonnet rouge parle à la fin de l’année de « 12 580 curés embusqués », alors que la Dépêche de Toulouse, au début de 1916, met au défi « un poilu… de dire qu’il a vu monter la garde … par un curé ou un millionnaire ».
Les citations semblent être plus nombreuses pour l’année 1918. Aucune quasiment n’est donnée en 1917.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 28, 14 juillet 1916, p. 339.
Ibid.