c. La reconstruction de la « Petite Sorbonne »

Présentant la carte de la pratique pascale et du recrutement sacerdotal, nous avons constaté que la vallée de Thônes constituait une zone fertile pour le catholicisme, une des terres les plus « chrétiennes du diocèse »2121. Sans doute n’est-ce donc pas un hasard, si depuis longtemps un établissement secondaire libre y est installé. C’est dans les années 18202122 qu’à « l’ombre de l’église paroissiale, sous la protection de la Croix »2123 est fondé le collège de Thônes. La seule bourse dont les élèves peuvent bénéficier est celle fondée par l’abbé Avrillon2124, un thônain, curé d’Alby, dans les premières années de fonctionnement du collège. La maison située dans la rue principale menant aux Clefs, n’a rien de moderne, son confort y est presque spartiate, « le goût simple et les besoins modestes »2125 et tous « ceux qui la visitent […] ressentent, en la voyant, quelque chose de cette admiration un peu douloureuse qu’on éprouve instinctivement devant ce qui fut grand, et que le temps […] a touché de sa faulx inexorable… »2126.

C’est le 3 mai 1928, que le chanoine Dérippe, « prêtre au cœur d’or »2127, est choisi comme président de l’Union fraternelle des Anciens élèves du Collège de Thônes2128. Il lance alors l’idée de la construction du « nouveau collège pour remplacer la vétuste Sorbonne »2129. Il consacre une grande partie de sa fortune pour la réalisation de la construction2130. Enserré dans les constructions voisines, le collège ne peut être agrandi, dès lors, il devient nécessaire de prévoir l’achat d’un terrain et de penser à une construction ex nihilo. C’est en 1930 que l’évêque fait part à ses diocésains de cette heureuse initiative, leur demandant une aide financière2131. Il montre l’exemple en faisant un don de trois mille francs2132 pour la nouvelle construction. Le supérieur du collège, le chanoine Pochat-Baron, dont le nom est quasi indissociable de celui du collège, est chargé de recevoir les dons2133. Ce dernier fait toute sa carrière à Thônes, où il y passe plus d’un demi-siècle ; neuf années comme enseignant de philosophie et quarante-deux comme supérieur2134.

La première pierre est posée le 24 avril 1932. Le rêve du chanoine Dérippe2135 prend alors « corps »2136. C’est le 28 septembre 1933, que l’évêque bénit le nouvel établissement2137, placé sous le patronage de saint Joseph2138, patron de l’Église universelle. Le compte-rendu de la cérémonie souligne que le collège, installé à la sortie de Thônes, veille presque sur la cité, puisqu’« aux rayons du clair soleil de septembre, il déploie ses vastes perspectives sur un fond pittoresque de montagnes dentelées et de forêts déjà rouillées par l’automne ; du haut de sa niche, saint Joseph paraît bénir la foule considérable qui s’agite sur l’esplanade d’entrée et dans la large avenue désormais nommée “rue du collège”. Modèle de goût conforme à toutes les exigences de la pédagogie bien comprise, merveille d’ordre et de confort, le nouveau collège demeurera aussi comme le monument de la charité diocésaine, le chef d’œuvre de cette vertu qui fleurit magnifiquement en notre Savoie, déconcertant les calculs de la prudence humaine et réalisant chaque jour de nouveaux miracles »2139.

Nous pouvons nous demander pourquoi reconstruire complètement l’établissement. Les diocésains doivent déjà participer à la construction du petit séminaire de Thonon, à la réfection du grand séminaire, et à partir de 1930 pourvoir à celle de Thônes. Il semble que l’établissement, grâce à la qualité de ses professeurs, acquiert une réputation importante. Pourtant nous avons pu constater que les élèves entrant au grand séminaire ne venaient pas en majorité de Thônes2140. Nous pouvons dès lors nous demander pourquoi reconstruire le collège.

De nombreux jeunes gens de la vallée y étudient sans forcement aspirer au sacerdoce. L’enseignement y est de qualité, de plus, les familles qui souhaitent donner une bonne instruction à leurs enfants, sans les envoyer en pension très loin les placent à la « Petite Sorbonne », qui accueille également les externes. Cet établissement dispense des cours préparant au baccalauréat et aux examens d’entrée au grand séminaire2141. Au XIXe siècle, le thônain Joseph Avet, parti à la Nouvelle-Orléans2142, dote généreusement le collège qui peut alors proposer des cours de langue vivante2143, obligatoires pour les enfants de plus de onze ans. Pour ceux qui n’ont pas à suivre les cours de latin, l’établissement propose des cours professionnels où sont enseignés par exemple, le dessin, la calligraphie ou encore la comptabilité2144. L’enseignement religieux est obligatoire pour tous. Dans le vieux collège, la chapelle « était pauvre », mais les âmes ferventes2145. Le nouveau collège bénéficiera d’une grande et belle chapelle placée sous la protection de saint Joseph. La discipline est sévère, les internes pouvant recevoir les visites uniquement lors des récréations2146. Les effets de la reconstruction d’un nouveau bâtiment, doté de tout le confort moderne et qui n’a rien à envier aux bâtiments laïques construits « à coup de millions »2147, ne tardent pas à être visibles.

La première rentrée dans les nouveaux bâtiments, où il reste encore à construire la chapelle, accueille vingt nouveaux élèves. Les effectifs passent de soixante-cinq à quatre-vingt-cinq2148 en une seule rentrée. Ce n’est qu’un début puisque jusqu’en 1939, le nombre des entrées ne cessent de croître2149. En juillet 1936, il est même nécessaire de construire un nouveau dortoir afin de pouvoir satisfaire à toutes les demandes2150. La rentrée 1936-1937 accueille cent quarante deux élèves, l’année suivante, ils sont cent cinquante deux et un maximum est atteint en 1939, où 19 nouveaux arrivent portant ainsi le chiffre total à cent quatre-vingt élèves, parmi lesquels cent seize séminaristes2151. Donc entre le maximum atteint par le vieux collège et la rentrée 1939, l’augmentation du nombre d’élèves a été de 173 %. Et pourtant les entrées au grand séminaire provenant de Thônes ne sont pas réellement plus nombreuses qu’avant 1930. Cela provient sans doute du fait que le collège [de Thônes] est plus un établissement secondaire libre qu’un petit séminaire pur, contrairement à Thonon-les-Bains ou même à La Roche-sur-Foron2152. Malgré les aménagements et la qualité de l’enseignement, Thônes donne moitié moins d’élèves au grand séminaire que La Roche sur la même période2153. Finalement la petite Sorbonne est le principal établissement secondaire libre à l’arrivée de Mgr de La Villerabel. Les Annéciens auraient de quoi envier la capitale de la « Vallée »2154. C’est cette absence d’établissement secondaire libre à Annecy qui motive quelques pères de famille à réagir en créant un établissement.

Notes
2121.

Lettre-circulaire de Mgr l’Évêque d’Annecy au clergé de son diocèse à l’occasion de la reconstruction du Petit collège de Thônes, 27 juin 1930, p. 2.

2122.

La Page de Saint-André, décembre 1936-janvier 1937, p. 6. L’auteur du rapport déclare à propos du collège de Thônes qu’il « contribuait si largement depuis des siècles au recrutement du diocèse mais dont les murs vétustes menaçaient de s’écrouler ». L’affirmation « depuis des siècles » semble sans doute exagéré. Mgr de La Villerabel est plus modeste lorsqu’il écrit « cent ans, c’est peu pour une institution. C’est beaucoup pour une maison… ! ». Lettre-circulaire de Mgr l’Évêque d’Annecy au clergé de son diocèse à l’occasion de la reconstruction du Petit collège de Thônes, 27 juin 1930, p. 6.

2123.

Lettre-circulaire de Mgr l’Évêque d’Annecy au clergé de son diocèse à l’occasion de la reconstruction du Petit collège de Thônes, 27 juin 1930, p. 3.

2124.

ch.-m. rebord, Dictionnaire…, op. cit., p. 24. Né à Thônes en 1792, il est ordonné en 1819. Après deux vicariats, il est nommé à Alby-sur-Chéran en 1825 où il décède en 1828.

2125.

Lettre-circulaire de Mgr l’Évêque d’Annecy au clergé de son diocèse à l’occasion de la reconstruction du Petit collège de Thônes, 27 juin 1930, p. 3.

2126.

Ibid.,p. 6.

2127.

Union fraternelle des anciens élèves et professeurs du collège de Thônes. 16 e et 17 e Assemblées (1932-1933), p. 3.

2128.

Elle est fondée en 1895.

2129.

ch-m. rebord, Dictionnaire…, op. cit., p. 954. L’abbé Dérippe, né en 1866, est ordonné en 1893. Nommé professeur à Thônes, il y reste jusqu’en 1901, date de son départ pour à Vevey comme vicaire. Il est ensuite vicaire à Saint-Antoine de Genève, où son frère y est desservant. Il se retire à Saint-Julien-en-Genevois en 1919. Chanoine honoraire d’Annecy en 1925, il meurt le 15 mai 1939. Il a été élu membre du bureau de l’Union fraternelle des Anciens élèves, « malgré certaines obstructions ». Voir les photos de l’ancien collège en annexe n° 60.

2130.

Nouveau supplément au dictionnaire du clergé…, op. cit., p. 954.

2131.

Les souscriptions se poursuivent même après l’inauguration du bâtiment. En Septembre 1935, la trentième liste de souscription établit que ce sont 928 974 francs (environ 641 998,81 euros) qui ont été versés par les diocésains pour le collège. Revue du Diocèse d’Annecy, n° 38, 19 septembre 1935, p. 658.

2132.

Ce qui équivaut à environ 1 532 euros (2006).

2133.

Lettre-circulaire de Mgr l’Évêque d’Annecy au clergé de son diocèse à l’occasion de la reconstruction du Petit collège de Thônes, 27 juin 1930,

2134.

Nouveau supplément au dictionnaire du clergé…, op. cit., p. 1031-1032. Il naît à Saint-Jean-de-Sixt en 1860, il est ordonné le 20 décembre 1884. Deux jours plus tard, il est nommé professeur de philosophie ; poste qu’il occupe jusqu’au 1er octobre 1893, date à laquelle il prend la direction de l’établissement. Chanoine honoraire en 1920, il se retire en 1935 et devient supérieur honoraire. Mgr de La Villerabel, dans sa lettre-circulaire de juin 1930, rappelle que la vie du chanoine « s’est identifiée en quelque sorte avec celle de sa chère maison ». Le chanoine Pochat-Baron décède le 11 décembre 1951.

2135.

Le chanoine Dérippe est le président du Conseil d’Administration de la Société Anonyme Immobilière du Collège. Les anciens de la Petite Sorbonne 1939-1949, Thônes, Imprimerie commerciale, 1948, 136 p.

2136.

Union fraternelle des anciens élèves et professeurs du collège de Thônes. 16 e et 17 e Assemblées (1932-1933), p. 3.

2137.

Ibid., p. 9.

2138.

Nous pouvons remarquer que quelques paroisses nouvelles fondées sous l’épiscopat de Mgr de La Villerabel, sont placées sous le vocable de saint Joseph. Il est vrai que dans l’entre-deux-guerres Joseph est remis à l’honneur. Pour le diocèse en mai 1933, Mgr de La Villerabel érige canoniquement la confrérie de Saint-Joseph, à l’occasion du centenaire de l’établissement des sœurs de Saint-Joseph à Annecy. Revue du Diocèse d’Annecy, n° 46, 17 novembre 1933, p. 767.

2139.

Union fraternelle des anciens élèves et professeurs du collège de Thônes, 16 e et 17 e Assemblées (1932-1933), p. 10-11.

2140.

Nous avons remarqué que ce phénomène s’inversait au lendemain de la guerre.

2141.

ADA. Boîte collège de Thônes. Document de quatre pages intitulé Collège de Thônes, sans date. Son en-tête est composé par un dessin du vieux collège, ce qui laisse penser qu’il est antérieur à 1930. Il comporte des modifications et une référence manuscrite à Henri Verjus, ordonné en 1926, à vingt-trois ans. Ce qui laisse supposer que le document originel est antérieur à la Première Guerre mondiale.

2142.

Il avait participé à la reconstruction et à l’agrandissement du collège alors rue des Clefs.

2143.

Anglais, allemand, italien. Ce dernier étant ensuite supprimé.

2144.

ADA. Document intitulé Collège de Thônes, sans date.

2145.

Lettre-circulaire de Mgr l’Évêque d’Annecy au clergé de son diocèse à l’occasion de la reconstruction du Petit collège de Thônes, 27 juin 1930, p. 6.

2146.

ADA. Document intitulé Collège de Thônes, sans date.

2147.

Union fraternelle des anciens élèves et professeurs du collège de Thônes, 16 e et 17 e Assemblées (1932-1933), p. 11.

2148.

Le vieux collège pouvait accueillir au maximum soixante-cinq élèves.

2149.

La guerre ne ralentira pas le mouvement au contraire.

2150.

La Page de Saint-André, février-mars 1938.

2151.

Ibid., octobre-novembre 1939.

2152.

Lettre-circulaire de Mgr l’Évêque d’Annecy au clergé de son diocèse à l’occasion de la reconstruction du Petit collège de Thônes, 27 juin 1930, p. 7. Il semble qu’au XIXe siècle de nombreux prêtres fassent leurs études à Thônes, Mgr de La Villerabel déclare qu’il n’est pas « une seule région du diocèse qui n’ait bénéficié ou qui ne bénéficie encore du ministère des prêtres sortis de cette maison si bien méritante ». Nous n’avons pu vérifier les établissements d’origine des prêtres ordonnés dans le dernier quart du XIXe siècle, puisque les registres d’entrées au séminaire ne comportent pas ces renseignements.

2153.

Entre 1933 et 1944. Nous avons choisi cette dernière date, même si elle déborde sur l’épiscopat de Mgr Cesbron parce qu’il faut au moins six années pour qu’un élève de collège entre au séminaire. Donc, partant du principe que 1933 est la première rentrée du nouveau collège de Thônes, il faut attendre 1939 pour voir le premier élève du nouvel établissement y entrer, et donc il nous a paru nécessaire d’aller un peu plus loin que 1939. Soulignons également que les années de guerre peuvent parfois retarder des entrées… mais la différence est telle que la guerre ne semble pas véritablement affecté le nombre des entrées des élèves de Thônes au séminaire. La tendance entre La Roche-sur-Foron et Thônes s’inverse juste après le conflit.

2154.

L’affirmation de l’évêque est encore valable aujourd’hui. « Qui … ne connaît pas … cette région, privilégiée à tant de titres, dont la ville de Thônes est le centre et la capitale ? C’est “la Vallée” ».