b. Les premières réunions

La première réunion de membres de la jeunesse catholique tenue après la guerre a lieu à Thônes, en juillet 1919. Le chanoine Lachenal et son adjoint l’abbé Clavel sont présents. Paul Tapponnier n’est pas évoqué, il n’est donc plus président, mais depuis quand ? Nous savons que le 29 mai 1918 il adresse une lettre à Mgr Campistron. Dans cette dernière, il écrit qu’il est « un vieux soldat » et qu’il serait bon de « songer à l’avenir et [de] ne pas laisser tomber le fruit de tant d’efforts », c’est pourquoi il estime qu’il « faut passer à d’autres, plus jeunes, le drapeau de l’ACJF »2396. Il demande à l’Ordinaire de « songer [à] passer à un jeune Savoyard la présidence de notre ACJF »2397. Ce dernier « animé de l’ardeur généreux du bel âge […] pourra, dès maintenant commencer le grand labeur des bonnes semailles pour ne point retarder les fécondes moissons, tandis que nous, les vétérans, malgré les fatigues, les souffrances, les ennuis, avec l’aide de Dieu, continueront le combat, nous traverserons dans l’accomplissement du Devoir la consolation dans nos peines et la force dans nos luttes »2398. Tapponnier remet sans doute ce qui peut être considérée comme une démission pour plusieurs raisons. Il est bientôt atteint par la limite d’âge. Ensuite, il ne sait pas quand va se terminer ce conflit qui dure depuis quatre ans, mais surtout il ne sait pas s’il va en revenir. Il devient donc nécessaire de donner la responsabilité à un jeune, qui, plus est, se trouve encore sur le territoire diocésain. Sans doute Mgr Campistron accepte-t-il cette démission et pense-t-il à un remplaçant. Nous sommes ici dans une période de « flottement ». Nous ne savons pas exactement ce qui se passe entre mai 1918 et juillet 19192399. Même si cela est quasi impossible, nous pouvons nous demander si l’aumônier n’exerce pas par intérim la fonction de président ? Nous pouvons nous demander si l’association vit encore réellement ou si son existence n’est que théorique ? Une chose est certaine, l’association est fortement désorganisée par la guerre. Nous n’avons pas retrouvé d’articles ou de documents décrivant l’activité d’un ou de plusieurs groupes au cours du conflit. Il semblerait donc qu’elle existe théoriquement : il doit encore y avoir des liens entre les jeunes restés au pays, les groupes restent constitués, mais uniquement sur le papier. Cependant, le dynamisme rencontré à la veille de la guerre, et le maintien de liens entre le président et l’association, n’est sans doute pas étranger à la reprise rapide des activités. Il semble que, jusqu’en juillet 1919, l’association soit « dans une improvisation hâtive soutenue par les efforts acharnés de quelques personnalités »2400. Qui sont ces personnalités ? Sans doute y a-t-il le chanoine Lachenal et son adjoint, l’abbé Clavel ; mais, parmi les laïcs, qui prend part à la réorganisation ? Nous n’avons aucune indication, cependant il est possible de penser que Joseph Pinget et François Bergoënd2401 reprennent leurs activités.

Malgré l’urgence des travaux des champs, ce sont près de deux cents jeunes qui prennent place à cette première réunion d’après-guerre, qui se tient à Thônes. Faut-il percevoir dans ce choix le fruit du hasard, ou est-ce parce que les groupes de la vallée connaissaient un essor important avant la guerre, et que ces paroisses sont connues pour être ferventes ? Dans le compte-rendu qu’elle consacre à cette journée, la Revue du Diocèse d’Annecy souligne que « la Vallée s’est montrée digne de sa vieille réputation, et toutes les paroisses ont répondu présent, dès qu’il s’agit de l’œuvre de Dieu »2402. Cette réunion se déroule en juillet, alors que toutes les autres n’auront lieu qu’à partir d’octobre. Est-elle un test destiné à percevoir si la reconstitution sera possible ou non ? La guerre aurait pu marquer un coup d’arrêt définitif à ce mouvement, mais il n’en est rien.

C’est ici, à Thônes, qu’apparaît pour la première fois François de Menthon2403, un inconnu pour beaucoup2404. Il n’est pas encore élu président de la jeunesse catholique, mais il en occupe déjà plus ou moins la fonction. Présentons rapidement celui qui joue un rôle important pour l’histoire de l’ACJF dans le diocèse, mais encore bien plus pour l’histoire au niveau national. Né en 1900, à Montmirey-la-Ville, dans le Jura, d’une vieille famille de la noblesse savoyarde, François de Menthon milite à partir de 1917 à l’ACJF. Il entre dans le groupe Saint-Louis de Gonzague, à Dijon2405, dont il prend la présidence en 19182406. En 1917, sa rencontre avec Charles Flory n’est pas sans effet sur son engagement futur ; le gendre de Blondel l’incite à s’engager davantage dans l’association2407. Quittant Dijon pour poursuivre ses études de droit à Paris, il quitte le groupe. C’est alors – sans doute – qu’il revient en Haute-Savoie, où il rencontre l’abbé Clavel, et se joint à lui pour reconstruire l’union diocésaine fortement ébranlée par la guerre2408. Probablement Clavel a-t-il perçu les capacités de Menthon pour exercer les fonctions de président, même si ses obligations militaires et ses études le tiendront éloignés du diocèse ? D’ailleurs, en 1923, le chanoine Clavel s’adressant à Mgr de La Villerabel lui demande si une présidence effective peut se faire à distance2409. Quoi qu’il en soit, Menthon occupe sa fonction jusqu’en 1925. C’est à cette période qu’il entre rue d’Assas pour occuper une place importante dans l’histoire des mouvements d’action catholique.

L’étape thônaine est d’importance, puisque c’est ici que « l’Union Départementale est reconstituée »2410, même si de nombreux efforts sont encore à fournir. Thônes pose les bases sur lesquelles l’association reprendra son rôle d’avant 1914. Alors que le mouvement affirme « sa volonté de reprendre l’action, elle commenc[e] sa propagande »2411 puisque, jusqu’à la fin de l’année 1919, ce sont neuf réunions cantonales qui sont organisées posant ainsi les jalons de la reconstruction du groupement. Dans un brillant exposé, Menthon rappelle « les tristesses de la guerre, la vaillance des Savoyards et dit, avec beaucoup d’à-propos, que tant de sang, tant de larmes et tant de courage ne doit pas être perdu pour la jeunesse nouvelle »2412. Il souligne également que « la France est sortie glorieuse de ses épreuves, mais [qu’]il faut retremper toutes les énergies dans les mérites [des] héros et se mettre courageusement au travail »2413.

Il est évident que l’organisation d’une réunion cantonale ne permet pas la constitution immédiate des groupes. Dans son bilan de la première année d’existence de la nouvelle ACJF, Menthon rappelle que « naturellement presque partout il n’existait rien, notre passage n’allait pas immédiatement faire surgir des groupes »2414, car ces derniers ne poussent pas en « une nuit comme [des] champignon[s] »2415. Tel est le cas du groupe de Thônes, qui est le « frère cadet des groupes de la vallée » puisque crée en 1919, suite à un appel lancé en novembre2416. Il devient ensuite nécessaire d’organiser un lien entre les groupes et le comité diocésain. Il faut qu’il y ait un ciment, un liant sinon toutes tentatives seraient vouées à l’échec. Utilisant là l’exemple du maçon, nous pourrions dire qu’ il ne sert à rien de poser côte à côte des pierres si aucun ciment ne les lient entre elles. Dans le cas présent, le liant est l’amitié, qui sera à la base de l’unité de l’organisation. C’est un point qui est souvent développé dans les premières réunions, soit par Menthon, soit par Clavel.

Les anciens militants, grandement mûris par l’expérience des tranchées, ne sont pas forcément enclins à reprendre leurs activités au sein du mouvement. C’est probablement une des explications du temps mis dans certaines paroisses pour réorganiser un groupe. Le responsable des Villards-sur-Thônes mentionne que les anciens « si vaillants devant l’ennemi ont déserté à l’arrière »2417. Ce point de vue est également partagé par Pierre Veyrat-Delachenal, responsable du groupe de Manigod, qui déclare que « beaucoup de camarades de retour du front se sont cachés derrière leur titre de “Poilu” et s’en sont servi comme de paravent pour se dispenser de reprendre leur place parmi nous »2418. La reconstitution des groupes devient alors « dure et laborieuse »2419. Cependant tous les anciens combattants ne se détournent pas de leur activité passée et certains, malgré une infirmité et des charges de famille, poursuivent leur engagement. Tel est le cas du groupe de Vallières, qui, fondé en 1912, au lendemain d’une mission, connaît son apogée à la veille de la guerre2420. Le président mutilé et père de cinq enfants, continue à s’occuper de ce groupement, dont la moitié des anciens sont des poilus2421.

À Sallanches, le 31 août 1919, c’est Jean Calliès, déjà présenté comme président de l’arrondissement d’Annecy, qui expose « les buts, la nécessité de l’organisation » de la Jeunesse Catholique2422. Il cède la parole au chanoine Lachenal, qui rappelle que les sacrifices des camarades ne doivent pas rester vains, et qu’il est nécessaire de reconstituer les groupes. Le curé de Sallanches fait siens ces propos et « annonce la reconstitution des groupements cantonaux et paroissiaux de Sallanches », ajoutant qu’une « prochaine réunion consacrera cette organisation »2423. Le même jour, un succès semblable est rencontré par François de Menthon et l’abbé Clavel à Frangy, où ils évoquent également la reconstitution des groupes et où tous les jeunes venus de l’archiprêtré se déclarent « prêts à agir pour l’ACJF »2424. Le 7 septembre, c’est au tour des paroisses environnantes d’Annecy de se réunir en présence de François de Menthon. Ce dernier « fait appel au dévouement des jeunes » en leur expliquant « ce que doivent être les groupes paroissiaux de jeunesse catholique, et comment[ant] la devise de l’Association : Piété, étude, action »2425. Il cède ensuite la parole à l’abbé Thellier de Poncheville qui « avec tout [le] charme habituel de sa parole, insiste sur l’énergie que doivent acquérir au groupe les membres de la jeunesse catholique », et « il montre l’importance de la formation de personnalité, la nécessité du perfectionnement individuel de chaque pièce de “l’armature sur laquelle on doit demain reconstruire la France” »2426. Une nouvelle fois, la réunion semble porter ses fruits, puisque plusieurs groupes paroissiaux reconstitués commencent leurs réunions d’études. Le dimanche suivant, c’est l’archiprêtré de Thorens qui reçoit François de Menthon2427. Le 21 septembre, les archiprêtrés de Vaulx et de Seyssel ont aussi leurs réunions2428, tout comme celui de Taninges qui reçoit le 5 octobre, François de Menthon et le chanoine Lachenal2429. La réunion de Cruseilles, tenue le 19 octobre, montre que des groupes se sont reconstitués, tel est le cas de celui de Menthonnex-en-Bornes2430 qui se réunit deux fois par semaine2431, et dont « les comptes-rendus […] sont rédigés avec soin par le secrétaire [et] reliés, ils forment des volumes manuscrits précieux que les jeunes gens aiment à conserver et à relire »2432. Les réunions suivies par une vingtaine de membres, se composent de « leçons de chant, documentations agricoles et programme des études des plus varié »2433.

Il apparaît donc qu’à la fin de l’année 1919, un certain nombre de groupes sont reconstitués, répondant ainsi à l’appel lancé par François de Menthon2434. En 1920, afin de pouvoir mieux lier et coordonner les actions, un nouveau bulletin prend place dans les publications diocésaines. Jeunesse Catholique « sera un trait d’union entre les groupes, un bon outil d’apostolat et un instrument de travail pour les cercles d’études »2435, comme l’était, en son temps, La Voix des Alpes. Sans doute le fait de créer un nouveau journal montre qu’un dynamisme est perceptible, et que, pour le faire éclore un peu plus, il est nécessaire de l’encourager. Jeunesse Catholique permet de répertorier toutes les actions menées dans les paroisses par les groupes déjà reconstitués, et donc de motiver les autres membres. Cette initiative engage aussi une certaine somme d’argent, il faut donc que les dirigeants estiment avoir suffisamment d’abonnés potentiels pour lancer le projet. Rappelons que les deux premières publications s’étaient soldées par un échec : Le Soc, n’ayant duré que deux ans, et La Voix des Alpes trois ans. Pour cette dernière, nous ne savons d’ailleurs pas exactement pourquoi elle cesse brusquement en 1913.

Notes
2396.

ADHS, 52 J 3, journal de campagne n° 11. Mercredi 29 mai 1918.

2397.

Ibid.

2398.

Ibid.

2399.

Les archives diocésaines ayant disparu, il nous est impossible de dire comment se passe la réorganisation du mouvement.

2400.

Jeunesse catholique, n° 9, 1er septembre 1920.

2401.

Il s’agit du frère de Fabien Bergoënd, second président du mouvement en Haute-Savoie.

2402.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 30, 25 juillet 1919, p. 295.

2403.

Nous n’avons pas pu accéder à ses archives personnelles déposées aux Archives départementales de la Haute-Savoie, puisqu’elles sont encore en cours de classement.

2404.

Militant MRP, résistant de la première heure, il sera ministre de la Justice à la Libération et représentant de la France au procès de Nuremberg.

2405.

l. ducerf, François de Menthon…, op. cit., p. 28.

2406.

Ibid.

2407.

Ibid.

2408.

Pourquoi revient-il alors en Haute-Savoie ? Est-ce suite à l’admiration qu’il porte à son père ? Il semble rejeter la famille de sa mère. Comment connaît-il l’abbé Clavel ? Est-ce par le jeu de relations avec l’aumônier de son groupe de Dijon, est-ce par le biais de son parent, Antoine de Menthon ? Il est assez surprenant qu’il prenne la présidence du groupe diocésain sans jamais y avoir milité.

2409.

ADA. 1 D 21. Correspondance de Mgr de La Villerabel. Lettre de l’abbé Clavel, 22 septembre 1923.

2410.

Jeunesse catholique, n° 9, 1er septembre 1920.

2411.

Ibid.

2412.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 30, 25 juillet 1919, p. 295.

2413.

Ibid.

2414.

Jeunesse catholique, n° 8, août 1920.

2415.

Ibid., n° 11, novembre 1920.

2416.

Ibid. Rapport de Louis Bozon sur le groupe de Thônes.

2417.

Ibid., n° 25, décembre 1921.

2418.

Ibid., n° 11, novembre 1920.

2419.

Ibid.

2420.

Ibid., n° 27, février 1922.

2421.

Ibid.

2422.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 36, 5 septembre 1919, p. 348.

2423.

Ibid.

2424.

Ibid., p. 349.

2425.

Ibid., n° 38, 19 septembre 1919, p. 368.

2426.

Ibid.

2427.

Ibid.

2428.

Ibid., n° 39, 26 septembre 1919, p. 377.

2429.

Ibid., n° 41, 10 octobre 1919, p. 397. Il est intéressant de souligner que François de Menthon est présenté comme « président de l’Union Diocésaine de l’ACJF ».

2430.

Ibid., n° 12, 24 octobre 1919, p. 416. Il est à noter que la section de la Ligue des femmes françaises est également dynamique, puisqu’à la réunion d’archiprêtré elle présente un rapport détaillé de son activité qui montre un important travail. Revue du Diocèse d’Annecy, n° 52, 26 décembre 1924, p. 512.

2431.

Ibid., n° 12, 24 octobre 1919, p. 416.

2432.

Ibid.

2433.

Ibid.

2434.

Au niveau national, Alain-René Michel estime qu’en décembre 1919, l’ACJF compte environ 60 000 membres. À la veille de la guerre, elle en comptait entre 140 000 et 150 000, répartis dans plus de 3 400 groupes. a.-r. michel, Catholiques en démocratie…, op. cit., p. 34.

2435.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 4, 23 janvier 1920, p. 35.