2. Les Clarisses comme signal de la résistance

Le gouvernement, voulant reprendre la politique laïque radicale, s’intéresse de près aux congrégations qui ont profité du climat clément d’après-guerre pour se réinstaller. Il lance une enquête auprès des préfets2511 afin de connaître exactement la question congréganiste. Il ressort de cette enquête que plusieurs sœurs sont en situation irrégulière parmi lesquelles neuf Clarisses qui logent à Évian-les-Bains2512. Les premières mesures du gouvernement se portent sur cette congrégation. Le 25 août, le président du Conseil ordonne l’expulsion de celles d’Alençon2513. Il prévoit de faire la même chose à Évian-les-Bains, où les sœurs, informées le 18 août2514 par le commissaire de police doivent quitter le couvent dans un bref délai. Étant donné que trois religieuses sont malades, elles bénéficient d’un délai jusqu’au 7 septembre2515.

Installées à Évian-les-Bains depuis 1867, les Clarisses partent volontairement à Monthey (Suisse) en 1901, à la suite d’un problème de propriété2516. Mademoiselle Perrine Blanchard2517, propriétaire des bâtiments, les vend en 1910 à madame Freemann, née Princesse de Bourbon, pour la somme de deux cent mille francs2518. Le 13 novembre 1922, cette dernière revend le bâtiment à la Société Immobilière Anonyme « Le Clos du Lierre », installée à Genève2519. C’est à ce moment-là que les Clarisses prévoient sans doute leur retour sur les rives françaises du Léman, puisqu’en 1924, elles se réinstallent en profitant de l’affluence des nombreux estivants2520. Le 16 juillet 1924, Camille Chautemps2521, ministre de l’Intérieur, informe le préfet que son attention a été attirée par le député Antonelli sur la réinstallation des sœurs à Évian-les-Bains. Le 9 août, il rappelle que la congrégation est en « état de dissolution » puisque la communauté n’a « présenté […] aucune demande d’autorisation […] dans les délais légaux »2522. Il met en demeure les religieuses, en « infraction à la loi »2523, de « se retirer dans un délai de quinze jours si elles ne veulent pas s’exposer à l’application des dispositions pénales des articles 8 et 16 de la loi du 1er juillet 1901 »2524. Le 6 septembre, le sous-préfet rappelle que les sœurs malades ont obtenu un délai jusqu’au 7, et demande donc ce qu’il doit faire étant donné que l’échéance est proche2525. L’opinion publique catholique est touchée par ces femmes qui sont victimes d’un gouvernement revenant au combisme. Elles vont être malgré elles à l’origine d’un mouvement de défense religieuse qui est appelé à agir pendant de nombreuses années.

C’est donc en septembre 1924 que tout s’accélère. Le 7, La Croix de la Haute-Savoie publie un article de l’abbé Corbet, intitulé « Angoisse ». Dans ce dernier, l’auteur, ancien combattant, rappelle que l’angoisse née de la politique des élus de mai 1924 pèse sur « la propriété qui est menacée jusque dans son principe […] sur les patriotes français qui se sentent la risée des anglo-boches [sic] attendant impatiemment…demain »2526. Elle pèse également « sur les religieux qui n’ont que le droit de se faire tuer, à l’heure du danger, à la place des embusqués qui les persécutent, et qu’on menace de réexiler en rappelant aux honneurs et aux profits les traîtres à la patrie ; […] sur les catholiques, stupéfaits de retrouver les mêmes fossiles d’avant la guerre avec la même politique anticléricale ». Le journaliste termine par ces propos : « Orgie, vols, assassinats, crimes de toutes sortes avec des doctrinaires d’anarchie pour légitimer tout ça : voilà ce qui monte »2527. Quelques jours plus tard, la Revue du Diocèse d’Annecy (12 septembre)et La Croix de la Haute-Savoie (21 septembre) publient une annonce de l’agence Havas qui rappelle qu’on « annonce à Évian-les-Bains que la loi sur les congrégations a été récemment appliquée à une douzaine de Clarisses qui avaient occupé l’ancien couvent abandonné par elles, en 1901, lorsqu’elles avaient dû s’exiler en Suisse. [Et que] les autorités ven[ai]ent d’enjoindre aux religieuses d’avoir à évacuer le couvent. Toutefois, un délai a été accordé à certaines sœurs malades »2528. La Revue du Diocèse d’Annecy ajoute que « cette note est tendancieuse et de nature à égarer l’opinion en laissant croire que les religieuses ont quitté leur couvent »2529. Elle publie juste après la lettre adressée par Mgr de La Villerabel au directeur de La Croix – où l’annonce de l’agence Havas a été publiée le 10 septembre –, afin de rétablir – ou du moins de compléter – la réalité. Dans ce courrier, l’évêque rappelle que l’injonction de quitter le couvent à été donné aux sœurs le 18 août2530. Il précise également qu’en 1901, elles avaient volontairement quitté le couvent2531 et ce à la suite d’un problème de propriété, mais il réaffirme surtout qu’elles ne partiront pas en 1924. Même si une action en justice était portée contre elles, les sœurs bénéficieraient du soutien des Savoyards. Est-ce là le rôle joué par Mgr de La Villerabel2532, et qui sera souvent cité en exemple de la résistance opposée à la politique d’Herriot2533 ? En mai 1926, La Croix de la Haute-Savoie reprend un article de L’Echo de Lourdes qui rappelle que « ce fut alors que Mgr du Bois de La Villerabel donna aux religieuses l’ordre formel de “tenir” jusqu’au bout et, par un refus irréductible de quitter leurs maisons, d’affirmer solennellement le droit sacré pour tout citoyen français, de jouir en paix et en liberté »2534. La presse radicale s’empresse de donner son point de vue. Le 13 septembre, L’Écho des Alpes répond aux attaques cléricales, en déclarant que les sœurs malades ont bien obtenu un délai et qu’elles avaient jusqu’au 7 septembre pour exécuter l’ordre les sommant de quitter les lieux. Le journal s’empresse de poursuivre en déclarant qu’il « était naturel que nos adversaires s’emparassent de ces faits pour crier à la persécution. Ce sont les termes mêmes employés par M. le vicaire général dans une assemblée tenue à Villaz où une protestation a été votée et envoyée à M. le préfet de la Haute-Savoie »2535, l’auteur poursuit en appelant les lecteurs radicaux à ne pas croire « à de pareilles affirmations »2536. Aucun des documents consultés n’évoque cette assemblée tenue à Villaz, peut-être s’agit-il d’une réunion d’un groupe de jeunesse catholique. Fin novembre 1924, Le Progrès de la Haute-Savoie n’hésite pas à écrire qu’« à défaut de persécutions réelles, on a repris la tactique employée naguère lors des inventaires, on a crée une imaginaire persécution pour servir de prétexte de révolte. C’est ainsi que dans notre département, la question des Clarisses a suscité une explosion de fureur »2537.

Quoi qu’il en soit, des Savoyards fidèles à leur religion et à la tradition de résistance, quand elle devient nécessaire pour sauver des convictions, décident dès septembre 1924 d’agir et de créer une « légion civique », car le « gouvernement vient d’ouvrir une nouvelle ère de persécution religieuse contre les catholiques »2538. C’est par un article intitulé « Création d’une légion civique »2539 et publié dans Jeunesse catholique de septembre 1924, que la question de résistance se pose. Il est en effet rappelé qu’il convient « de chercher […] sans retard […] la formule d’une résistance sage autant qu’opérante pour barrer la route aux tentatives déjà amorcées d’une persécution dont nos adversaires ont peut-être besoin pour cimenter leur union, mais dont nous refusons de faire les frais »2540. L’union diocésaine de la jeunesse catholique demande à ses « vaillants camarades [de] songer […] jusqu’au 21 septembre »2541 à la constitution de la légion. Afin de permettre la réflexion à ses membres, le journal publie un article intitulé : « La guerre aux couvents : Alençon/Évian »2542. Rappelons que le 16 septembre, l’ACJF de la rue d’Assas demande à ses groupes d’intensifier leur activité. Celui d’Annecy répond rapidement à cette incitation à la résistance, il le fait avant même la demande de Castelnau et de l’Assemblée des Cardinaux et Archevêques (ACA)2543.

L’épisode « des Clarisses a été le point de départ d’un mouvement qui n’a cessé de grandir sans « flancher » un instant »2544. Les Catholiques Savoyards sont donc informés par la presse de ce qui se trame à Évian-les-Bains. Si cette cité balnéaire a eu les « honneurs de la persécution »2545, elle a eu également ceux de la résistance. La question se pose donc en ces termes : comment organiser la résistance, qui contacter, c’est-à-dire, les jeunes, les adultes ? Quel type d’organisation présenter pour répondre aux attaques ? Tous se refusent à rester passifs et donc ils sont décidés à agir. C’est à l’occasion du congrès de la jeunesse catholique que la résistance prend officiellement forme et que les congressistes adressent une note à Herriot pour dénoncer les mesures prises par le gouvernement et notamment par rapport aux Clarisses2546. Les jeunes, dignes héritiers de leurs prédécesseurs ou anciens de 1905, se mobilisent ; leur président, Menthon, estime qu’ils doivent « avoir un rôle de premier plan dans l’organisation de la Résistance »2547.

Il importe également de souligner que l’évêque joue un rôle dans cette mobilisation en réaffirmant publiquement que les Clarisses ne partiront pas d’Évian-les-Bains. Sans doute le fait de déclarer publiquement qu’une résistance doit être opposée aux lois du Cartel encourage-t-il encore plus les jeunes et plus largement tous les catholiques à se mobiliser. Arrêtons-nous sur les vifs remerciements que Mgr de La Villerabel reçoit pour sa fermeté. En mars 1925, un chanoine de Pommerit-le-Vicomte (Côtes d’Armor) lui écrit que son « geste courageux [de 1924] fut comme le signal de la résistance effective », ajoutant qu’il ne sait pas ce qui le « retient [d’]écrire combien [ses] compatriotes sont fiers de [lui] »2548. Un autre chanoine exprime à l’évêque2549 son « témoignage […] d’admiration pour [sa] vaillante initiative qui a lancé ce mouvement inouï de défense religieuse. Son ampleur et son énergie font espérer que la franc-maçonnerie ne réussira pas à l’endormir ni à la briser par des divisions intestines habilement suscitées »2550. Un autre correspondant2551 lui déclare, le 3 janvier, que son « attitude si digne, si ferme, a mis un frein à la fureur du Cartel. Toute l’Église de France devrait [lui] en être reconnaissante, et ceux qui savent apprécier la portée des faits ne se trompent pas sur le point de départ de la résistance »2552. En juillet 1926, soit presque deux ans après l’épisode d’Évian-les-Bains, Sœur Marie Simplicie, Abbesse des Clarisses, rappelle que grâce à ce « cœur épiscopal qui a rendu un foyer à des Exilées, qui a rallumé dans son diocèse un foyer de prières, et dont l’énergique défense [leur] a assuré le droit de reprendre dans la paix du cloître l’observance de [leurs] sainte règles »2553. Elle termine en rappelant que la population estivale d’Évian-les-Bains va jusqu’à elles pour « acclamer [le] Vaillant évêque » et que « des hommes décorés de toutes carrières et situations [leur] disent avec […] enthousiasme : “Votre évêque : c’est la gloire de notre Église de France” »2554. Nous pouvons nous demander si ces propos ne sont pas exagérés, il n’en reste pas moins qu’ils montrent que l’attitude de l’évêque a marqué les contemporains (principalement les catholiques) et un point dans la lutte contre le Cartel. C’est l’occasion pour l’opposition de pourfendre les catholiques. Le Progrès de la Haute-Savoie rappelle, dans un article de Philinte, que « dans tous les diocèses, les évêques invitent les fidèles à désobéir à la loi »2555 et que dans la « Savoie toujours républicaine, les républicains se moquent des menaces épiscopales. La Croix de la Haute-Savoie et Le Réveil Social ont beau exciter leurs lecteurs à la rébellion, c’est peine perdue, force restera à la loi pour l’honneur de la République »2556.

Notes
2511.

ADHS, 6 V 13.

2512.

Ibid. Nous avons également relevé comme étant en situation irrégulière cinq sœurs de Saint-Joseph à l’école hôtelière de Sallanches, quatre sœurs du Sacré-Coeur de Jésus, gardes-malades à Saint-Germain de Talloires, ou encore une soixantaine de visitandines à Thorens.

2513.

c. sorrel, La République…, op. cit., p. 214. Elles avaient reçu une notification de départ.

2514.

ADHS, 6 V 13.

2515.

Ibid. Lettre du sous-préfet de Thonon au préfet de la Haute-Savoie, 6 septembre 1924.

2516.

Cf. supra, p. 46.

2517.

ADHS, 6 V 13. Lettre du sous-préfet de Thonon au préfet de la Haute-Savoie, 26 juillet 1924.

2518.

Ibid.

2519.

Ibid.

2520.

Ibid.

2521.

Son père, Émile Chautemps, est originaire de Valleiry en Haute-Savoie. Il a été député et sénateur du département. Il a voté pour la loi de la Séparation des Églises et de l’État.

2522.

ADHS, 6 V 13. Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet de la Haute-Savoie, 9 août 1924.

2523.

Ibid.

2524.

Ibid.

2525.

Ibid. Lettre du sous-préfet de Thonon au préfet de la Haute-Savoie, 6 septembre 1924.

2526.

La Croix de la Haute-Savoie, 12 septembre 1924.

2527.

Ibid.

2528.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 37, 12 septembre 1924, p. 353.

2529.

Ibid.

2530.

Ibid.

2531.

Cf. supra, p. 46.

2532.

La notice nécrologique du curé-plébain Simond rappelle que « C’est d’Évian sans aucun doute qu’est parti ce mouvement de résistance qui intimida les persécuteurs et rendit vaines leurs menaces. En voici une preuve : cette carte qu’à la date du 20 septembre, Mgr de La Villerabel envoyait à l’abbé Simond : “Cher M. Simond. J’ai l’intention d’aller à Évian mercredi prochain 24 encourager et bénir les Clarisses. J’arriverai directement à la Cure vers 2 h. Je serai content que vous y soyez pour m’accompagner au Monastère. D’avance, annoncez-leur ma visite. J’ai besoin de leur dire sans retard combien je les remercie de leur obéissance et de leur fermeté. À bientôt donc…” ». Revue du Diocèse d’Annecy, n° 15, 16 juillet 1959, p. 850-851.

2533.

Corinne Bonafoux, dans son étude sur la FNC, n’évoque ni l’attitude de Mgr de La Villerabel, ni la Légion civique. Donc nous pouvons nous demander si le rôle de l’évêque a réellement eu un retentissement national, ou s’il a été connu simplement par ses amis et les sympathisants de la Savoie. Peut-être n’évoque-t-elle pas ses questions parce qu’elles sortent de son champ d’études ?

2534.

La Croix de la Haute-Savoie, 30 mai 1926. L’article se poursuit ainsi : « Ce n’était pas encore la grande offensive et c’était pire : la guerre d’escarmouches, l’attaque sournoise contre les pauvres petites Clarisses d’Évian qui semblaient plus faciles à abattre parce que, en apparence, plus désarmées. Leur départ, c’était la brèche ouverte et c’était, pour bientôt, l’expulsion en masse. L’adversaire réglait son tir. Si les Clarisses d’Evian cédaient à l’odieuse menace, on allait voir bientôt se multiplier les arrêts de proscription et la haine, puisant une audace nouvelle dans ce premier succès, c’était une nouvelle et terrible hécatombe qui se préparait ».

2535.

L’écho des Alpes, 13 septembre 1924.

2536.

L’écho des Alpes, 13 septembre 1924.

2537.

Le Progrès de la Haute-Savoie, 22 novembre 1924.

2538.

Ibid.

2539.

Jeunesse Catholique, n° 54, septembre 1924, p. 258.

2540.

Ibid.

2541.

Ibid.

2542.

Ibid., p. 266-267.

2543.

a.-r. michel, Catholiques en démocratie…, op. cit., p. 58.

2544.

ADA. 1 D 21. Boîte Mgr du Bois de La Villerabel, n° 1. Lettre de l’abbé Bublens à Mgr du Bois de La Villerabel, 22 mai 1927.

2545.

ADA. 1 D 1321. Boîte Clavel. Note manuscrite présentée au congrès de Lyon en 1924, présidé par le cardinal Maurin, et portant sur « l’origine de la Légion civique ».

2546.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 39, 26 septembre 1924, p. 377.

2547.

a.-r. michel, Catholiques en démocratie…, op. cit., p. 60.

2548.

ADA. 1 D 21. Boîte Mgr du Bois de La Villerabel, n° 3. Lettre du chanoine Kogu à Mgr de La Villerabel, 20 février 1925.

2549.

Nous ne savons ni de quelle invitation, ni de quel chanoine il s’agit (la signature étant illisible). La lettre ne comporte aucune indication permettant de dater le courrier. Sans doute est-il de 1925 puisqu’il est conservé dans la correspondance de cette période.

2550.

ADA. 1 D 21. Boîte Mgr du Bois de La Villerabel, n° 3. Lettre du chanoine Kogu à Mgr de La Villerabel, 20 février 1925.

2551.

Ibid. Nous n’avons pu identifier l’auteur du courrier, sa signature était illisible. Nous pouvons simplement dire qu’il écrit de Saint-Julien.

2552.

Ibid.

2553.

Ibid. Lettre de Sœur Marie-Simplicie à Mgr de La Villerabel, 30 juillet 1926.

2554.

Ibid.

2555.

Le Progrès de la Haute-Savoie, 22 novembre 1924.

2556.

Ibid.