3. La Légion civique

C’est à La Roche-sur-Foron, le 21 septembre 1924, au cours du congrès de la jeunesse catholique2557 que les premiers légionnaires, estimés à près de deux mille2558, prêtent serment à leur évêque2559, devenant ainsi les « chevaliers de la plus noble des causes »2560. D’autres les rejoindront, en remplissant une « demande d’enrôlement dans la “légion civique” »2561. Les candidats doivent avoir dix-huit ans et s’ils ne répondent pas à cette demande, un accord des parents est obligatoire ; les hommes plus âgés sont acceptés sans restrictions d’âge. Pour s’inscrire, les aspirants légionnaires doivent être présentés par le curé et par un camarade. La demande ainsi constituée est ensuite examinée par le Conseil exécutif. Si elle est acceptée, le serment sera prêté dans « une cérémonie spéciale à l’occasion d’un congrès ou d’une réunion de jeunesse catholique »2562. Les journaux de l’opposition n’omettent pas de souligner ces événements en y portant un jugement et en relatant les faits dans un style on ne peut plus ironique. La presse républicaine évoque l’événement avec un certain retard, comme Le Progrès de la Haute-Savoie, qui, fin novembre 1924, estime que ce sont les « dirigeants du parti réactionnaire : royalistes impénitents, camelots du roy, libéraux repentis » qui se sont « réunis sous la houlette épiscopale »2563 pour proférer les « pires violences […] à l’encontre de Herriot »2564.

Le 26 octobre 1924, Léon Lalanne, directeur des Forges de Cran, s’engage dans la légion civique. Il souligne que « ses devoirs d’État [l’] empêcheraient de [s’] engager de façon absolue à [se] joindre à des mouvements de « résistance active » hors d’Annecy »2565. Il propose d’ailleurs que « les légionnaires [soient] groupés et [aient] un mot d’ordre par région, ville principale, ou archiprêtré, de manière à être sous la dépendance d’un organisme qui les convoque[rait] rapidement et sûrement, et de manière à ne pas s’exposer à convoquer des légionnaires très loin de chez eux pour des résistances qui peuvent être de longue durée »2566. Sans doute faut-il voir ici l’acte de naissance des « équipes volantes »2567. Ces dernières composées de cinq ou six membres sont la base des « milices cantonales »2568. Elles doivent être capables de « se transporter immédiatement sur un point déterminé » et « d’y pratiquer – encadrés par des chefs responsables – la résistance active jusqu’au bout »2569. Il est clairement stipulé que la résistance doit être active et « sans trêve »2570, car en aucun cas il ne doit s’agir d’une attaque « pas comme le fascisme »2571. À chaque échelon, les « chefs responsables »2572 s’assurent que les actions sont correctement menées. Une telle organisation a l’avantage de pouvoir implanter des équipes là où les groupes de jeunesse catholique sont difficiles à créer, mais surtout de disposer de troupes prêtes à agir, car bien organisées.

Ce sont ces équipes par exemple qui placardent les affiches « Nous sommes en pays de liberté ? »2573, dont le succès nécessite deux tirages2574. Il semble d’ailleurs qu’après leur apposition sur les murs des principales villes, les « deux loges d’Annecy et de Thonon-les-Bains pouss[ent] les hauts cris et menac[ent] de poursuites les auteurs, mais rien [n’est] fait et les Clarisses ne [sont] plus inquiétées »2575. Afin de permettre la propagande, il est nécessaire de trouver des fonds, c’est pourquoi se constitue un groupement des légionnaires de soutien. Ces derniers versent une cotisation en vue « de la constitution d’un fond important de propagande et d’action »2576. Avant la fin de l’année 1924, les légionnaires de soutien sont cent trente-cinq2577 et les légionnaires trois cent vingt-trois (sans doute ne sont comptabilisés que ceux qui ont rempli la fiche de demande d’enrôlement).

Les demandes d’enrôlement, conservées par le chanoine Clavel, ont été versées aux archives diocésaines, ce qui nous permet de connaître les paroisses d’origine et le nombre de légionnaires. Seules trois paroisses (La Clusaz, Manigod et Évires) comptent plus de vingt légionnaires. La moyenne d’âge des demandes d’enrôlement que nous possédons est de trente-six ans. Il est intéressant de souligner que la part des hommes nés entre 1881 et 1900 (45 %) est quasi égale à celle de jeunes gens nés entre 1901 et 1908 (46,8 %)2578. Pour la première période, ils sont cent un, alors que pour la seconde, nous en avons relevé cent cinq. Il est intéressant de rappeler que ceux nés dans les quinze dernières du XIXe siècle ont pu participer à l’ACJF avant la guerre. Corinne Bonafoux rappelle que « les adultes qui se mobilisent ont été marqués par le combisme », elle ajoute que « la rapidité et la virulence de leur réaction s’expliquent en partie par un rejeu de mémoire et l’expérience de la guerre qui leur a donné la force et la certitude d’une légitimité qui leur avaient manqué jusque-là »2579. Les adultes ne sont pas les seuls à se mobiliser puisque ceux qui sont âgés de seize à vingt-quatre ans sont quasi aussi nombreux que leurs aînés (vingt-cinq à trente-cinq ans). Après son affiliation à la FNC, les jeunes [de la Légion civique] âgés de plus de trente ans seront automatiquement reversés à l’Union diocésaine des Hommes. Cette situation ne sera pas sans créer un certain nombre de problèmes. Cependant nous pouvons souligner que jusqu’au début des années Trente, les orateurs de la FNC interviennent lors des congrès de la jeunesse catholique. Tel est le cas en 1927, où Castelnau préside le congrès national de l’ACJF2580.

Le choix du terme de « Légion civique » a sans doute dû prêter à confusion dès le départ puisqu’en 1924 déjà des précisions sont apportées, et ce afin de dissiper tous les doutes en ces temps de fascisme naissant2581. Les Annales de la Jeunesse Catholique publient un extrait d’une mise au point faite par Menthon, où il rappelle que « les légionnaires ne sont point des fascistes, [qu’] ils n’attaquent personne, [que] le recrutement de la Légion civique se fait dans tous les milieux catholiques, […et qu’]elle se propose pour la défense et la conquête de la liberté religieuse »2582. Le nom reflète le désir des membres d’agir en tant que citoyens catholiques. Ils se placent sur le terrain « du droit commun »2583 et pour la « défense et la conquête des droits des catholiques »2584. Tous les légionnaires sont des volontaires qui « s’enrôlent » dans cette organisation en prêtant un serment2585. Il est clairement rappelé que la légion est « absolument indépendante de tout groupement politique quel qu’il soit, et elle tient à se désolidariser tout spécialement, et de la façon la plus catégorique, de tout mouvement anticonstitutionnel »2586. Le mouvement de défense religieuse part d’une initiative de la jeunesse catholique. Pendant quelques années, il semble même que les deux organisations (ACJF et Union diocésaine pour la défense des intérêts religieux) oeuvrent côte à côte, avec des membres qui sont parfois les mêmes. Au départ, il est d’ailleurs peu aisé de différencier véritablement la Légion civique et l’Union de défense pour les intérêts religieux. Il semble toutefois que nous puissions affirmer que la Légion civique reste principalement composée de jeunes d’ACJF, alors que l’Union s’ouvre à tous les hommes. D’ailleurs après le congrès de La Roche-sur-Foron en 1925, le terme de légionnaire disparaît quasiment des sources, à quelques exceptions près. Si le fait que les jeunes d’ACJF se mêlent aux hommes de l’Union ne pose pas de problème au départ2587, il apparaît tout de même que des redéfinitions du rôle et de la place de chacun sont nécessaires.

Il semble d’ailleurs que le serment prêté par les légionnaires fasse également débat chez les républicains en tout cas. En mars 1925, la Légion civique adresse à Herriot, président du Conseil, une lettre ouverte où les jeunes rappellent qu’ils n’attaquent pas mais qu’ils défendent. Cette lettre rappelle qu’à « plusieurs reprises, la jeunesse catholique de la Haute-Savoie et sa “Légion civique”, créée pour la défense et la conquête de[s] libertés religieuses ont eu l’honneur de défrayer les discours officiels »2588. Rappelant qu’Herriot lui-même « à la tribune de la Chambre, à l’occasion du débat sur la “Déclaration des Cardinaux et Archevêques” », a été jusqu’à dénoncer « le serment que prêtent les membres de la Légion civique de “se défendre, [a-t-il dit], jusqu’à l’effusion de sang” »2589. Le Progrès de la Haute-Savoie écrit à propos des réunions de jeunesse catholique : « on [y] chante l’Hymne des légionnaires, et spectacle émouvant, on prête serment, en face du Christ, de s’unir dans l’organisation prescrite par l’évêque de s’opposer à la reprise de la persécution religieuse !! et des lois laïques !!! qui sont lois d’exception et de persécution !!!! »2590. Jusqu’à juin-juillet 1925, nous avons des témoignages de prestations de serments, puis après aucune mention n’est faite de cette manifestation. Est-elle supprimée ? Si oui, pourquoi, par qui ? Est-ce par rapport à son affiliation à la FNC ? Nous n’avons pour l’instant aucun élément capable de répondre à ces interrogations.

Notes
2557.

Dans la Revue du Diocèse d’Annecy, n° 33, du 15 août 1924, p. 405. Il est rappelé que le chanoine Desgranges participera à ce congrès, précédé par une retraite prêchée par un jésuite, qui « marquera une étape nouvelle dans l’organisation de l’œuvre de la jeunesse catholique dans le diocèse ».

2558.

Jeunesse catholique, n° 55, octobre 1924, p. 278.

2559.

Le choix de la date, qui est le fruit du hasard, s’inscrit entre la bataille de Valmy (20 septembre) et la fête de Saint-Maurice (22 septembre), patron de la Savoie, martyr de la Légion thébaine et dont l’abbaye d’Agaune n’est pas très éloignée d’Évian.

2560.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 39, 26 septembre 1924, p. 377.

2561.

ADA. 1 D 1321. Boîte Clavel. Demande d’enrôlement dans la « Légion civique ». Lors de la présentation au congrès de Lyon, six cérémonies ont déjà eu lieu et ce sont trois cent vingt-trois membres qui sont agréés par le comité exécutif.

2562.

ADA. 1 D 1321. Boîte Clavel. Demande d’enrôlement dans la « Légion civique ».

2563.

Le Progrès de la Haute-Savoie, 29 novembre 1924.

2564.

Ibid.

2565.

ADA. 1 D 1321. Boîte Clavel. Demande d’enrôlement dans la « Légion civique ». Demande de Léon Lalanne.

2566.

Ibid. Note manuscrite.

2567.

Ibid. Alain-René Michel rappelle que des équipes semblables avaient été organisées au moment des Inventaires. a.-r. michel, Catholiques en démocratie…, op. cit., p. 58.

2568.

ADA. 1 D 1321. Boîte Clavel. Note manuscrite présentée au congrès de Lyon en 1924, présidé par le cardinal Maurin, et portant sur « l’origine de la Légion civique ».

2569.

Ibid.

2570.

Ibid.

2571.

Ibid.

2572.

Annales de la Jeunesse Catholique, 15 septembre 1924.

2573.

ADA. 1 D 1321. Boîte Clavel. Note manuscrite présentée au congrès de Lyon en 1924, présidé par le cardinal Maurin, et portant sur « l’origine de la Légion civique ». Voir l’affiche en annexe n° 71.

2574.

Jeunesse Catholique, n° 55. Octobre 1924, p. 286. Nous ne connaissons pas le nombre d’affiches imprimées lors du premier tirage.

2575.

ADA. 1 D 1321. Boîte Clavel. Note manuscrite présentée au congrès de Lyon en 1924, présidé par le cardinal Maurin, et portant sur « l’origine de la Légion civique ».

2576.

Ibid.

2577.

ADA. 1 D 1321. Boîte Clavel. Note manuscrite présentée au congrès de Lyon en 1924, présidé par le cardinal Maurin, et portant sur « l’origine de la Légion civique ».

2578.

Voir la carte du recrutement des légionnaires en annexe n° 73 et l’âge des légionnaires en annexe n° 72.

2579.

c. bonafoux, À la droite de Dieu…, op. cit., p. 18.

2580.

Floraisons des Alpes, février 1927.

2581.

Sur ce sujet, voir le chapitre concernant le fascisme dans r. remond, Les droites en France, Paris, Aubier, 1983.

2582.

Les Annales de la Jeunesse catholique, 15 octobre 1924, p. 251 et 252. Citées par a.-r. michel, Catholiques en démocratie…, op. cit., p. 58.

2583.

ADA. 1 D 1321. Boîte Clavel. Note manuscrite présentée au congrès de Lyon en 1924, présidé par le cardinal Maurin, et portant sur « l’origine de la Légion civique ».

2584.

Ibid.

2585.

Le serment est ainsi composé : « Je promets de mettre mon courage et mes forces au service de la Sainte Église pour la défense de ses droits et de ses libertés. Je répondrai à tous les appels qui me seront adressés, et je m’engage à remplir mon devoir de légionnaire jusqu’au bout ».

2586.

ADA. 1 D 1321. Boîte Clavel. Note manuscrite présentée au congrès de Lyon en 1924, présidé par le cardinal Maurin, et portant sur « l’origine de la Légion civique ».

2587.

En février 1927, Les Floraisons des Alpes, rappellent que, selon leur « habitude », elles soulignent les réunions d’hommes. Et rappellent la présence à ces réunions de membres de l’ACJF (Tissot et Voisin) aux côtés de Clavel et Lalanne.

2588.

La Croix de la Haute-Savoie, 29 mars 1925.

2589.

Ibid.

2590.

Le Progrès de la Haute-Savoie, 21 février 1925.