b. La spécialisation

Le premier mouvement à s’installer dans le diocèse est celui de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) qui fait son apparition dès 1927. Il est suivi peu de temps après par la Jeunesse Agricole Chrétienne (JAC) qui redonne toute sa valeur au métier de paysan trop longtemps dénigré. Les paysans – les nourriciers du pays – ne doivent plus être regardés comme des simples, mais bien comme des hommes à part entière. La JAC, par sa formation, tente d’enrayer l’exode rural. Les mouvements d’étudiants et indépendants arrivent dans la seconde moitié des années Trente, et ne regroupent qu’une petite partie des jeunes diocésains. Les jeunes filles, longtemps confinées dans des confréries ou dans des associations pieuses, trouvent dans la spécialisation, un moyen d’entrer elles aussi dans les mouvements d’action catholique. Les Pâquerettes cèdent progressivement la place aux différentes organisations spécialisées. Il est à noter que, dans le diocèse, la LFACF ne s’oppose pas à l’éclosion de ces groupes, qui finalement constituent un vivier pour son recrutement. Le terrain a été préparé par l’action de la jeunesse catholique, qui a formé nombre de militants. L’orientation donnée au mouvement par l’abbé Clavel2846, et les différents présidents de l’ACJF diocésaine n’est sans doute pas non plus étrangère à ce succès. Des oppositions apparaissent chez les parents de certains militants pourtant eux-mêmes engagés dans des mouvements. Tel est le cas par exemple de Léon Lalanne qui voit d’un mauvais œil l’entrée de sa fille dans un mouvement de la jeunesse indépendante catholique2847. Mais ne faut-il pas voir plus largement dans nombre de cas un conflit de générations ? À souligner également que certains prêtres sont réticents quant à la spécialisation des mouvements, ils craignent de perdre leurs paroissiens, tel est le cas de l’abbé Vanel, curé d’Abondance2848.

Il semble que la spécialisation « s’effectue lentement, sans heurt, par un simple approfondissement des tâches apostoliques et des soucis sociaux »2849, sous la présidence de Francis Salomon, de Jean Girollet et de Charles Bosson. Ce dernier est élu à cette fonction en 1936 lors d’un congrès à Cluses2850. Chaque mouvement spécialisé reçoit « la responsabilité d’une de ces classes ; il lui appartient de l’étudier, de l’encadrer de militants jaillis de son sein, de répondre à des besoins […] de lui faire prendre une conscience chrétienne de ses droits et de ses devoirs vis-à-vis des autres classes sociales »2851. C’est à cette même date que l’évêque publie une « charte organique de l’action catholique dans le diocèse »2852. Il rappelle que « chacune de ces œuvres peut s’y établir et s’y développer, selon ses Constitutions propres et ses Statuts officiels, avec l’autorisation et sous le contrôle direct de l’Évêque »2853. L’article IV rappelle que « chacune de ses œuvres existant dans le Diocèse a sa vie propre et garde son entière autonomie suivant ses statuts particuliers. Elle tient ses réunions régulières. Elle exerce, dans les milieux auxquels elle s’adresse, ses méthodes propres, en toute indépendance des autres Œuvres. Elle a son budget qu’elle soumet chaque année à l’approbation du vice-président du Bureau diocésain des Œuvres2854, spécialement délégué à cet effet par l’évêque. Elle possède son « bulletin » propre, ou – à son défaut – elle a droit à une part correspondante à son importance dans le “journal officiel de l’action catholique du Diocèse d’Annecy” »2855. Le bureau se réunit trimestriellement, ce qui permet aux mouvements de ne pas se cloisonner, mais bien de poursuivre leur collaboration2856. En novembre 1935, l’évêque examine avec ses vicaires généraux les propositions faites par le chanoine Clavel pour « la réorganisation du comité diocésain de l’ACJF et ses spécialisations »2857. À cette occasion, Mgr de La Villerabel estime que les présidents des mouvements spécialisés doivent être vice-présidents d’office de l’ACJF2858.

L’ACJF spécialisée ne fait pas table rase du passé, au contraire elle conserve des méthodes qu’elle adapte à la situation nouvelle. Sans doute, l’une des innovations majeures repose sur l’enquête qui se fait selon le principe de la nouvelle « devise » : voir, juger, agir. La formation des militants reste toujours l’un des buts de l’ACJF ; toutefois, il incombe de les former à un esprit critique, à une responsabilisation. Une nouvelle fois, l’action du chanoine Clavel va dans ce sens de préparation à l’avenir, à la prise de responsabilités. Les enquêtes portent sur un thème donné et les militants doivent y répondre le plus sérieusement possible. Mises en commun, elles peuvent être le point de départ d’une nouvelle réflexion qui vise à améliorer les conditions de vie, de travail ou toutes autres questions du quotidien des paysans et des ouvriers. Des différents témoignages que nous avons pu recueillir d’anciens militants, dont plusieurs ont été présidents de groupes, il ressort très nettement que l’ACJF a profondément marqué leur vie, leur action. Germaine Prat, dans son étude sur la JAC dans l’Hérault, a montré comment le mouvement avait participé à la modernisation des campagnes. Françoise Richou, dans son étude sur la JOC, a fait le même constat pour les ouvriers. Les années 1930-1931 marquent véritablement l’essor de l’action catholique spécialisée. Elle est encouragée par Pie XI, le pape de l’action catholique. La condamnation de l’Action française en 1926, et l’affirmation d’un régime autoritaire en Italie l’encouragent à « dégager l’apostolat des catholiques des vicissitudes de la politique »2859. Pie XI, contrairement à l’Italie, où il redéfinit l’action catholique, avalise l’organisation française qui lui est présentée, et qui naît de la volonté de quelques prêtres et laïcs. Lorsqu’il préface le livre Doctrine commune, en 1935, Mgr Courbe2860, secrétaire national de l’action catholique, rappelle que le Pape convoque les « laïcs à l’immense croisade qui doit s’entreprendre pour instaurer partout le règne du Christ dans la paix du Christ »2861.

Notes
2846.

Le 12 mai 1938, le chanoine Clavel s’adresse à son supérieur pour lui demander d’accepter sa démission d’aumônier de la jeunesse catholique. Il écrit : « je n’ai pour ma part que de la satisfaction à exprimer en ce qui concerne … l’excellent travail des comités. Mais il y faudrait un rajeunissement : celui de l’Aumônier diocésain ». Il ajoute également qu’il ne veut être une gêne ni pour l’œuvre, ni pour l’autorité. Le 25 juin 1938, l’évêque lui déclare qu’il considère sa lettre du 12 mai, comme lettre morte, et qu’il refuse sa démission. ADA. 1 D 21. Boîte Mgr Clavel, n° 1. Lettre du chanoine Clavel à Mgr de La Villerabel, 12 mai 1938 et réponse de l’évêque : 25 juin 1938.

2847.

Entretien avec André Fumex, président de la JIC puis de l’ACJF après la guerre.

2848.

Entretien avec l’abbé Chatelain.

2849.

Rapport présenté par Charles Bosson, président de l’ACJF à Mgr Cesbron, le 28 décembre 1940. Archives Charles Bosson. Document communiqué par M. Ch. Sorrel.

2850.

Floraisons des Alpes, octobre 1936. Charles Bosson succède à Jean Girollet, élu en octobre 1935, suite à la démission de Francis Salomon. Ce dernier donne sa démission pour des raisons professionnelles qui l’entraînent loin d’Annecy. ADA. 1 D 21. Boîte Clavel. Lettre de Mgr de La Villerabel à Clavel, 25 octobre 1935. L’évêque est surpris d’apprendre cette nouvelle. Le changement de présidence est annoncée dans Floraisons des Alpes de décembre 1935. À cette occasion, il est également annoncé que Charles Bosson prend la vice-présidence de l’Association.

2851.

Floraisons des Alpes, février 1939.

2852.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 39, 26 septembre 1935, p. 671-673. Le texte est daté du 15 septembre.

2853.

Ibid., Charte organique, article II.

2854.

Il est présidé par l’évêque. Le vice-président est Mgr Pernoud et le secrétaire est le chanoine Romain-Marie Bouvard.

2855.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 39, 26 septembre 1935, p. 672. Charte organique, article IV.

2856.

Ibid., Charte organique, articles VII et VIII.

2857.

ADA. 1 D 21. Boîte Mgr Clavel, n° 1. Lettre de Mgr de La Villerabel au chanoine Clavel, 16 novembre 1935.

2858.

ADA. 1 D 21. Boîte Mgr Clavel, n° 1. Lettre de Mgr de La Villerabel au chanoine Clavel, 16 novembre 1935.

2859.

g. cholvy, y.-m. hilaire , Histoire religieuse…, op. cit., t. 3, p. 29.

2860.

Il est présent lors du congrès de Bonneville en 1932. Floraisons des Alpes, septembre 1932, p. 1687.

2861.

ACJF, Doctrine commune, Paris, 1935, p. 14.