1. Méthodes d’action et apports

Loin de désavouer son passé, l’action catholique spécialisée reprend les méthodes de la formation d’une élite2862. Les cercles d’études sont toujours présents, mais c’est leur forme qui change. Les laïcs y prennent une part plus grande. Il arrive parfois que l’aumônier de la section n’intervient pas dans la séance, à l’exception du moment où se fait le commentaire d’un passage de l’Évangile. Sans doute l’orientation vers la spécialisation a été facilitée par la préparation réalisée entre autres par le chanoine Clavel, qui a toujours orienté les jeunes vers une action sociale. En avril 1936, un article de Floraisons des Alpes rappelle que « l’action catholique n’est pas l’action du prêtre, mais des laïcs sur les laïcs, sous la direction de l’évêque, en collaboration avec le clergé »2863.

L’ACJF spécialisée souhaite donner à ses militants des formations de quatre types : morale, intellectuelle, religieuse et sociale2864. La première doit permettre au travailleur d’être conscient de sa dignité, de sa « valeur comme homme et comme chrétien »2865, et doit « enlever entièrement à la masse comme à l’élite de la jeunesse ouvrière ce sentiment d’infériorité que les conditions déplorables de travail peuvent entretenir faussement en elle »2866. Grâce à la spécialisation, les jeunes, naguère dédaignés, peuvent être fiers de leur travail, la spécialisation apporte la revalorisation des professions. Les chants écrits par Joseph Folliet en sont d’ailleurs la meilleure expression2867.

La formation intellectuelle permet aux jeunes d’acquérir des connaissances, une culture générale qu’ils n’ont pu recevoir puisqu’ils sont entrés tôt dans la vie active. Divers moyens sont mis à leur disposition tels les cercles d’études, qui permettent de débattre de problèmes relatifs à la vie quotidienne. Les librairies, les cinémas, la musique, les promenades, ou les visites de musées, sont autant de moyens mis en place pour compléter la formation des jeunes puisqu’ils permettent de développer le « goût de ce qui est beau »2868. Les connaissances religieuses sont acquises par le biais des réunions. Ces dernières débutent par un commentaire de l’Évangile, ce qui permet aux militants de mieux connaître les Ecritures. Même s’ils sont baptisés, ont fait leur communion, les militants ne comprennent sans doute pas toutes les subtilités des textes. Par ces commentaires, ils saisissent mieux le sens des paroles divines et il leur est plus aisé de les appliquer au quotidien. Pour Jeanne Aubert, fondatrice de la première section JOCF à Clichy, cet exercice de commentaire « aidait [les militant(e)s] à transposer [leur] christianisme dans la vie »2869. Elle rappelle également que « l’aumônier assistait toujours au cercle d’études. À aucun moment, il ne dirigeait la réunion, mais c’était là qu’il exerçait son véritable rôle de conseiller, d’éducateur, de prêtre, de guide spirituel »2870. Toute cette formation spirituelle permet de mettre les militants en contact avec « Jésus-Christ le Divin Ouvrier de Nazareth, sa personne, sa vie, sa doctrine, […] sa royauté éternelle qui doivent impressionner d’une façon ineffaçable leurs jeunes intelligences et leurs jeunes cœurs »2871. Un lien existe entre « l’Évangile et la méthode “Voir-juger-agir” »2872. Le principe de mettre le Christ dans la vie de tous les jours ne doit pas s’arrêter si un jeune quitte un mouvement. Les différents types de formations tendent à être simples, tout en étant complètes. Une fois correctement formés, les militants deviennent des propagandistes et sont capables de recruter des jeunes dans leur milieu de travail et de les former.

Sans doute l’une des nouveautés de la spécialisation apparaît avec les enquêtes réalisées par les militants auprès de leurs collègues de travail. Ils doivent travailler sur un thème donné au niveau national et propre à chaque mouvement. Elles sont le point de départ pour un changement. Après avoir les réponses, ils se réunissent, discutent de leurs réponses et essayent de trouver des solutions pour améliorer la situation2873. Pour Alphonse Métral, militant jociste2874, ces enquêtes ont l’avantage de faire revenir les personnes sur des petits incidents du quotidien, qui, sans elles, auraient été oubliés. Un carnet destiné à recevoir les remarques, les actes quotidiens est préconisé, pour ne pas dire imposer, par les statuts de la JOC2875. Jeanne Aubert revenant sur ces enquêtes, déclare qu’elles permettaient « d’apporter au Cercle d’études des faits vécus, observés dans la vie journalière, que l’on jugeait à la lumière de l’Evangile et de la doctrine sociale de l’Église »2876. Pour André Fumex, militant de la JIC, voir correspond à la doctrine sociale de l’Eglise, juger c’est la révision de vie et enfin agir c’est mettre en place une « politique »2877.

Ces enquêtes sont également le sésame nécessaire au groupe pour être affilié2878 au mouvement national, et pouvoir ainsi porter l’insigne. Pour Marie-Louise Lefebvre-Beetschen, pâquerette puis jaciste, « cette méthode de travail a été à l’origine d’une immense mutation de tout un milieu, et a contribué largement à sa prise de conscience. Elle [leur] a donné un esprit d’analyse et un regard qui [les] a aidé à vivre toute notre vie »2879. Nombreux sont les témoins qui disent avoir été marqués par cette expérience d’action catholique.

La formation se poursuit également par les retraites fermées qui constituent des moments forts de la vie d’un militant. Elles sont prêchées par les jésuites de Trésum2880. Ces derniers jouent un rôle important pour la formation des jeunes. S’adaptant à leur public, ils ne cherchent pas à augmenter les chiffres de la pratique mais bien plus à faire réfléchir les jeunes qui rentreront chez eux avec de nouveaux éléments susceptibles de les aider à résoudre leurs questions.

Pour les agriculteurs, les semaines rurales marquent un moment important de leur formation. Les hommes en bénéficient depuis 1921, date à laquelle des jeunes du diocèse avaient été envoyés à Notre-Dame des Dombes (Ain) pour participer à ce genre de rassemblement. L’année suivante, l’abbé Clavel organise une journée rurale, qui au fil des années devient semaine2881. Les femmes en bénéficient à partir de 1932 seulement. Ces rencontres sont l’occasion d’approfondir les connaissances du milieu rural, mais elles sont aussi un temps de contacts entre militants. Les exercices religieux occupent également une place importante dans ces manifestations. Pour un semainier, elle est comme une « sorte “d’université rurale”»2882. Un habitué de ces rencontres est le docteur Portier, vétérinaire à Cruseilles, qui est un ancien de l’ACJF. Les questions sociales sont évoquées par les biais des assurances, qu’elles soient agricoles ou non. Des questions juridiques sont abordées, notamment par le notaire Pellarin qui traite du « droit rural, usages locaux »2883. Des cours techniques sont dispensés, tels ceux sur « l’emploi des explosifs agricoles »2884, ou encore sur « les moteurs électriques, leur application à la campagne »2885. Ils permettent de mettre en place de nouvelles techniques à la campagne, pouvant faciliter le travail, qui rappelons-le est relativement pénible. Enfin, des cours sont consacrés à la JAC et à l’action catholique spécialisée afin de montrer comment la « JAC répond à l’inquiétude paysanne »2886, par exemple. En 1939, cette question persiste sous l’intitulé « les mouvements paysans catholiques : le malaise paysan : la réponse de la JAC, JACF »2887, ou « comment partir dans la JAC »2888. Nous pouvons aussi citer l’intervention de Marcel Charvier, président fédéral de la JAC, qui évoque « comment mener un secteur ? Le militant et son équipe »2889. L’initiative ne prend pas immédiatement place dans le maillage de la formation des jeunes ruraux. Lors de la seizième semaine, le compte-rendu rappelle d’ailleurs que « lente a été l’opinion, dans les milieux intéressés, à en percevoir l’utilité, l’importance, la portée »2890.

Pour l’ensemble des mouvements, il existe également des services qui sont propres à chaque milieu mais qui se ressemblent. Il y a le service de propagande, ou celui destiné aux soldats. Il s’agit par exemple d’envoyer des courriers aux jacistes à la caserne. Il y a un service loisir qui s’occupe de trouver, et de proposer, de saines occupations aux jeunes militants qui pourraient être tentés de fréquenter les bals ou les bars. Les mouvements organisent des fêtes, comme nous l’avons évoqué avec celle des Moissons, mais également des concours. Le chanoine Clavel soucieux de la formation des jeunes et de conférenciers lance, en 1931, le « concours d’éloquence » destiné à permettre au jeune à prendre la parole sur un sujet donné2891. Ils ont un quart d’heure pour présenter leur composition et le gagnant reçoit un prix2892. Le jury est composé de responsables ACJF et d’ecclésiastiques. Le chanoine Clavel prend chaque candidat ayant échoué, et revoit avec lui ses points faibles afin de lui permettre de progresser. André Fumex nous confiait que lorsqu’il était maire d’Annecy dans les années 1970, il se rappelait encore des remarques du chanoine Clavel.

Le clergé prend conscience de la nécessité de l’adaptation des méthodes de l’ACJF à la spécialisation, même si pour certains il est difficile d’abandonner les œuvres traditionnelles des jeunes filles comme les chorales par exemple2893. D’autres craignent de « voir partir [leur] pouvoir »2894, tel est le cas de l’abbé Vanel à Abondance. D’après l’abbé Chatelain, le chanoine Rhuin, curé-archiprêtre de Chamonix aurait eu une attitude semblable2895. Cependant conscient de la nécessité d’avoir de bons aumôniers pour avoir des militants, Mgr de La Villerabel organise des « cours d’action catholique » au grand séminaire2896, après avoir adjoint en 1932 un aumônier à l’abbé Clavel2897. Cette nomination confirme l’importance prise par l’action catholique qui continue la tenue de ses congrès biennaux où prennent part plusieurs dirigeants nationaux2898. Des réunions d’aumôniers de groupes se font régulièrement et en juin 1931 les prêtres évoquent la JAC2899. En 1932, Mgr de La Villerabel oriente les vues et les efforts des groupes dans le sens de la spécialisation2900. En août 1937, l’évêque organise des journées d’action catholique destinées à permettre aux prêtres « de diriger comme il convient […] les divers mouvements spécialisés de Jeunesse »2901. C’est l’occasion de rappeler également que « l’ACJF marche d’un pas ferme vers l’avenir »2902. En décembre 1938, devant le succès rencontré par la spécialisation, la Revue du Diocèse d’Annecy consacre une rubrique à La Page de l’Action catholique 2903 . Il est alors clairement rappelé que la LFACF et l’UDH2904 doivent également opérer la spécialisation, comme l’a rappelé Mgr de La Villerabel lors du comité diocésain2905. C’est également ici qu’est évoqué pour la première fois les mouvements spécialisés d’adultes : l’UCFA pour la JAC, et la LOC pour la JOC2906. Dans le diocèse, il semble donc bien établi que les mouvements spécialisés ne se sont pas constitués en dehors de l’ACJF mais bien en son sein. Il apparaît toutefois qu’en 1939, il devient nécessaire de réaffirmer que « la coexistence et la collaboration organique des mouvements crée l’ACJF »2907 ; plusieurs articles étant publiés dans ce sens. Le chanoine Clavel, aumônier de la jeunesse catholique depuis vingt ans, rappelle que la mystique de la jeunesse est « la collaboration »2908, soulignant qu’elle définit l’ACJF, cependant cela ne signifie pas « être d’accord », mais « travailler à s’accorder »2909.

Notes
2862.

Floraisons des Alpes, janvier 1930, p. 1233. Il faut former des cadres, des chefs par la Piété, l’Etude et l’Action.

2863.

Ibid., avril 1936.

2864.

Ibid., juin-juillet 1939.

2865.

Ibid.

2866.

Ibid.

2867.

Pour le rural, il déclare que son pain est le « soutien du monde » ou encore que Dieu veut pour son sang le vin du paysan. Pour l’ouvrier, il écrit que son œuvre est féconde et ajoute qu’il n’a pas à rougir de son métier.

2868.

Floraisons des Alpes, juin-juillet 1939.

2869.

g. cholvy et al., Jeunesses…,op. cit., p. 73.

2870.

Ibid.

2871.

Ibid.

2872.

Ibid., p. 86.

2873.

Nous pouvons prendre l’exemple suivant : un ouvrier constate qu’il n’y a pas de lavabo dans son usine (voir), il s’interroge sur les causes de cette absence. Est-ce à cause du patron, est-ce par manque de place ? (juger). Il débattra donc avec les autres militants pour s’interroger sur les moyens à mettre en œuvre pour que son usine comporte au moins un lavabo (agir).

2874.

Entretien avec Alphonse Métral, 10 février 2004.

2875.

ADA, boîte JOCF.

2876.

g. cholvy et al., Jeunesses…, op. cit., p. 73.

2877.

Entretien avec André Fumex.

2878.

Si l’enquête est jugée insuffisante, l’affiliation est refusée.

2879.

Entretien avec Marie-Louise Lefebvre-Beetschen, décembre 2003. Elle est présidente fédérale de la JACF pendant la guerre.

2880.

La maison de retraite des jésuites est aujourd’hui occupée par l’évêché.

2881.

Les semaines rurales sont organisées en collaboration avec le « Syndicat départemental agricole », dont le président est le comte Antoine de Menthon.

2882.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 4, 28 janvier 1937, p. 54

2883.

Floraisons des Alpes, décembre 1937.

2884.

Ibid.

2885.

Ibid.

2886.

Ibid.

2887.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 51, 22 décembre 1938, p. 916.

2888.

Floraisons des Alpes, décembre 1937.

2889.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 51, 22 décembre 1938, p. 916.

2890.

Ibid., n° 3, 20 janvier 1938, p. 38.

2891.

Au départ, le sujet est commun à tous les jeunes, puis devant le succès de la spécialisation, un sujet est fixé par mouvement. Le premier sujet est : « Pourquoi les catholiques du XXe siècle ont-ils particulièrement lieu d’être fiers de leur foi ? Et comment doivent-ils s’en faire les apôtres optimistes et conquérants ? (Floraisons des Alpes, janvier 1931, p. 1410). Le premier gagnant est un jeune agriculteur. Il s’agit de Fernand Planchamp, président du groupe d’Armoy et vice-président de l’arrondissement de Thonon. Les autres gagnants sont Falcant (étudiant), Garnier (employé), Décisier (étudiant) et Métral (employé). (Floraisons des Alpes, mai 1931, p. 1475).

2892.

Il s’agit d’argent.

2893.

L’abbé Philippe, nommé vicaire à Bonneville après avoir passé quelque temps à Chedde, souhaite créer une section de JOCF. Son curé, l’abbé Cadoux, lui répond que ce n’est pas une très bonne idée, qu’il vaudrait mieux poursuivre avec une œuvre qui marche, la chorale des filles. Entretien avec l’abbé Philippe, 15 novembre 2006.

2894.

Entretien avec l’abbé Chatelain, 27 novembre 2006.

2895.

Ibid. Pourtant il a été l’un des propagandistes du Sillon. A-t-il cette attitude par rapport à la situation antérieure existant entre ACJF et Sillon ?

2896.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 27, 15 juillet 1937, p. 472. En 1933, dans la lettre Ex Officiosis litteris adressée au cardinal Cerejeira, patriarche de Lisbonne, Pie XI déclare qu’il est « nécessaire de préparer, en commençant par les classes supérieures du séminaire, des prêtres bien instruits sur la nature et les tâches de l’action catholique, riches d’esprit de sacrifice et d’aptitudes spéciales pour l’éducation de la jeunesse surtout, très dévoués à la Sainte Église et au Souverain-Pontife. L’épiscopat aura ensuite vivement à cœur de choisir parmi eux les meilleurs. Ils devront être l’âme des associations, des animateurs d’apostolat, les représentants de l’autorité des évêques, et tout en laissant aux laïques la direction de la responsabilité extérieure des associations ».

2897.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 25, 17 juin 1932, p. 405.

2898.

Ibid., n° 10, 7 mars 1930, p. 159. Participent à ce congrès : Alexandre Souriac, ancien président de l’ACJF, est présent lors du premier congrès de mars 1920. Jacques Courel, président de l’ACJF (1930-1933) et le père Lalande, aumônier général du mouvement sont présents.

2899.

Floraisons des Alpes, juin 1931, p. 1486.

2900.

Ibid., janvier 1932.

2901.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 27, 15 juillet 1937, p. 472.

2902.

Ibid., p. 473.

2903.

Ibid., n° 48, 1er décembre 1938, p. 860

2904.

Le président de l’UDH a ce moment est Pierre Calliès, directeur des Papeteries de Cran. Il a remplacé Léon Lalanne fort préoccupé par son entreprise des Forges de Cran qui doit faire face à la crise.

2905.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 50, 15 décembre 1938, p. 900.

2906.

En décembre 1940, la LOC « a reçu un commencement et possède des cadres elle travaille à la fois les milieux adultes et les milieux jeunes ». ADA 1 D 22. Boîte Mgr Cesbron, n° 9. Rapport du chanoine Bouvard présenté à Mgr Cesbron, en décembre 1940. En 1938, l’abbé Chevallier, ancien 2nd aumônier de la JOC, est nommé aumônier de la LOC. Ordo, 1939.

2907.

Floraisons des Alpes, février 1939.

2908.

Ibid.

2909.

Ibid.