Nous avons vu précédemment que l’Action française se réorganisait dans le diocèse, et connaissait à partir du milieu des années Vingt un succès relatif. Cependant, ce dernier est interrompu par la condamnation romaine du mouvement de Maurras. Déjà en 1914, Pie X avait mis les Catholiques en garde contre l’Action française3117. C’est en 1926 que Pie XI condamne formellement cette école. Des signes avant-coureurs avaient laissé percevoir que les relations avec le Vatican changeaient. En 1921, les nominations épiscopales passent de la congrégation consistoriale « où s’exerçait l’influence intégriste proche de l’Action française grâce […] au cardinal Laï et au père Le Floch, supérieur du séminaire français de Rome » à la congrégation des Affaires extraordinaires3118. Les critiques de l’ACJF se font de plus en plus vives contre l’Action française. L’Association qui est en dessus des partis politiques, n’accepte pas que les jeunes appartiennent conjointement à la jeunesse catholique et à l’Action française3119. Pour le diocèse, nous avons vu que le chanoine Clavel avait beaucoup œuvré pour empêcher la jeunesse de se compromettre dans le mouvement maurrassien. Denis Pelletier rappelle que la « logique qui conduit à la condamnation de 1926 est double »3120. Sur le plan philosophique, « Pie XI refuse de voir inféoder le catholicisme à une doctrine politique réactionnaire et monarchique, dont le slogan “politique d’abord” est l’étendard. Au plan politique, la réconciliation avec la République paraît incompatible avec le maintien d’une stratégie de défense religieuse sous cette forme désormais dépassée »3121.
En décembre 1926, Pie XI condamne le mouvement. Cependant, depuis le second semestre de 1926, des signes laissent penser que Pie XI durcit sa position. Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire rappellent que « pour faire connaître son opinion, le pape a recours à un procédé classique : demander à un membre de l’épiscopat d’exprimer un avertissement à la jeunesse catholique3122 ». Son choix se porte donc, « après quelques déconvenues », sur l’archevêque de Bordeaux, « prélat intransigeant et très jaloux de son autorité »3123. La lettre intitulée « En réponse à une question posée par un groupe de jeunes catholiques au sujet de l’Action française »3124 a le mérite de rappeler que « l’Action française est une école »3125. Dans cette réponse, le pape félicite le cardinal d’avoir condamné « les manifestations d’un nouveau système religieux, moral et social »3126 teinté d’un « naturalisme » dont il fallait chercher les racines « dans cette école moderne et laïque empoisonneuse de la jeunesse », que les chefs de l’Action française « combattent souvent si ardemment »3127.
La question est évoquée par La Croix de la Haute-Savoie le 3 octobre, avec la parution de l’article « L’Action française – Grave événement »3128 du chanoine Lavorel. Il est précisé que des « retards multiples » sont à l’origine de l’ajournement de la parution3129. Opposant de longue date au mouvement, le directeur de La Croix de la Haute-Savoie rappelle que « Rome s’est montrée très éclairée, très documentée sur l’Action française »3130. Pour lui, la lettre du pape est « une condamnation qui rappelle celle du Sillon »3131 . Le directeur du journal, arrivé à ce poste en 1906, après l’éviction de l’abbé Mossuz, rappelle qu’il adhère « d’une manière spéciale à toutes ses décisions et dans toute leur étendue à l’égard de l’Action française ». Il poursuit en écrivant : « Nous adhérons comme catholiques, comme enfants dévoués à l’Église, mais aussi comme citoyens dévoués à notre pays, où nous pensons que l’Action française n’a pas le bien en toutes circonstances ». L’article se poursuit ensuite sur une explication politique du mouvement, qui n’a pas eu « une ligne de conduite […] souvent déplorable » puisqu’ils se « sont alliés dans beaucoup d’élections avec les pires ennemis de l’Église et de la France »3132.
Pour le chanoine Lavorel, la lettre de Pie XI à l’archevêque de Bordeaux constitue véritablement « une condamnation » qui est pour lui et le journal, une « sorte de consolation »3133. Il écrit : « Nous avons souffert longtemps des procédés de l’Action française, et cela gratuitement, sans motif, sans provocation. Ils nous ont souvent accusé de libéralisme, ajoutant toute l’acrimonie possible à leur terminologie. Ils nous ont poursuivi de tous côtés, dans leurs grands et petits journaux, à Paris, à Annecy, ailleurs ». Le chanoine Lavorel conclut en rappelant qu’il ne règle pas ses comptes personnels, puisque « la question des personnes n’importe pas, lorsque sont en jeu les intérêts de la France, de l’Église, de Dieu »3134.
Si La Croix de la Haute-Savoie a été rapide pour évoquer la question, la situation est différente pour La Revue du Diocèse d’Annecy 3135 qui attend la mi-octobre pour évoquer la lettre reçue par Mgr Andrieu. Faut-il voir ici une influence de l’évêque, sympathisant du mouvement, et qui tarde à publier l’opinion de Rome sur le mouvement qu’il apprécie ? Ou est-ce à cause de problèmes liés à la rédaction de la Revue du Diocèse d’Annecy, le chanoine Morand se retirant à la fin octobre pour céder la place au chanoine Rognard3136. L’article se compose de la lettre adressée par Pie XI au Cardinal Andrieu et publiée par L’Osservatore Romano, et d’un commentaire de Mgr de La Villerabel. Dans ce dernier, qui est court3137 et neutre, l’évêque d’Annecy demande simplement l’obéissance, rappelant que ce document « dicte à tous les catholiques leur devoir, qui est la soumission filiale »3138. Il poursuit en soulignant les mises en garde « contre une doctrine philosophique dont les assertions sont incompatibles avec la foi et la morale chrétiennes »3139. Il termine en demandant à ses diocésains d’imiter, « sans hésiter, le geste des étudiants catholiques d’Action française qui, dès les premiers jours, ont donné le bel exemple de la plus loyale obéissance. Comme eux, ils obéiront docilement aux désirs comme aux ordres de celui qui a, de par Dieu, grâce et mission pour les guider en tout ce qui touche à la foi et à la morale »3140. Dans son numéro du 30 octobre, La Croix de la Haute-Savoie publie la lettre comme elle l’avait annoncé le 3 courant3141.
C’est à la fin décembre que Pie XI condamne solennellement l’Action française. Dès le 2 janvier 1927, La Croix de la Haute-Savoie – dont le directeur ne cachait plus son aversion pour l’Action française – publie un large extrait des propos tenus par le Saint-Père et relatifs à la situation en France3142. La Revue du Diocèse d’Annecy, dans son premier numéro, de l’année publie « l’allocution consistoriale du 20 décembre »3143 suivi d’un commentaire de l’évêque. Dans ce dernier, très court (sept lignes), il insiste sur le côté disciplinaire. N’avait-il déjà pas insisté sur cet aspect en octobre 1926. Il rappelle que « les paroles du Souverain-Pontife sont trop claires pour qu’il soit besoin d’expliquer sa pensée et sa volonté si nettement formulées. Les adhérents de l’Action française, dans Notre Diocèse, Nous ont en toutes circonstances, donné des preuves si manifestes de l’esprit de foi qui les anime, que Nous sommes assurés d’avance du respect filial avec lequel ils accueilleront la parole pontificale »3144. Jacques Prévotat remarque que seulement une douzaine de prélats3145 commentent véritablement le texte pontifical, dont six qui donnent des explications doctrinales. Mgr de La Villerabel, pourtant sympathisant du mouvement, entre dans la catégorie de ceux qui obéissent et qui demandent à leurs diocésains d’en faire autant.
Comme le rappelle Jules Challamel dans une lettre, sans doute adressée à l’évêque d’Annecy, « on ne peut être catholique sans le pape »3146. C’est donc bien par obéissance qu’ils doivent se résigner à ne plus adhérer aux idées de Maurras. Dans cette même lettre, Challamel, qui est ému par les « douloureux événements »3147, regrette que cette condamnation fasse perdre « à la religion une grande partie du terrain qu’elle avait reconquis, grâce à Dieu, sur la Maçonnerie, le Laïcisme et le Libéralisme avec le concours des ligueurs et adhérents de l’ Action française, les meilleurs et les plus ardents défenseurs des droits de l’Église, comme ils sont les meilleurs des Français »3148. Comme le rappelle Jacques Prévotat, « le militant s’efface devant la catholique fidèle, pour qui la désobéissance au pape est inconcevable »3149. Il souligne également que des prêtres, comme des laïcs, détournent d’une certaine façon l’interdiction romaine de lecture du journal Action française, en s’abonnant à l’Action française agricole qui n’est pas condamnée, alors que d’autres détournent l’interdiction en faisant souscrire leur bonne ou en modifiant leur adresse3150. Mgr de La Villerabel semble accorder quelques dispenses pour permettre à certaines personnes de poursuivre la lecture de l’Action française. Dans sa correspondance, nous n’avons pas trouvé de documents permettant de chiffrer le nombre de dispenses. Cependant nous avons trouvé deux demandes d’autorisation. Celles-ci sont postérieures à la mise au point faite par l’évêque en février 1927.
Le 16 février, il rappelle dans une lettre – publiée dans la Revue du Diocèse d’Annecy – qu’il a appris le jour même « tout à fait par hasard, qu’une circulaire imprimée, sans date ni signature, ayant pour titre : “Après sa mise à l’Index peut-on lire en toute tranquillité de conscience l’Action Française. Réponse d’un prêtre”, était répandue à travers le diocèse »3151. Après avoir réaffirmé que l’Action française avait été mise à l’Index le 29 décembre, il rappelle clairement que ce « décret de l’Index oblige sub gravi clergé et fidèles. Nul ne peut donc lire ce journal “en toute tranquillité de conscience”, s’il n’a reçu dispense du Décret qui l’atteint »3152. Il souligne que dans le Diocèse seul l’ordinaire a le pouvoir d’accorder ces dispenses3153. Nous avons retrouvé une demande émanant d’un paroissien de Servoz, supplique adressée par l’intermédiaire du desservant de cette paroisse qui « ne mérite pas, certes, de prêtre, hormis pour la prospérité des intérêts matériels de ses habitants »3154. L’abbé Fumex rappelle qu’il a lu en chaire, même si cela n’était pas indiqué dans la Revue du Diocèse d’Annecy, le communiqué du 16 février. Cette lecture publique – faite sans commentaires – « a travaillé l’esprit » de certains ouvriers de l’ardoisière, sympathisants ou lecteurs de l’Action française 3155 . De fait, l’un des ouvriers est venu voir le prêtre pour lui demander de transmettre sa lettre à l’évêque. Le desservant lui a fait comprendre que la « cause était jugée, [et] qu’il n’y avait qu’à obéir et se soumettre »3156, mais ses propos ne l’ont pas convaincu. Une autre lettre conservée dans la correspondance de l’évêque est signée par l’abbé Ogier, en résidence à Talloires. Ce dernier demandant une autorisation de dispense à l’Ordinaire, lui rappelle qu’il s’agit pour lui « d’un cas exceptionnel et même grave »3157, car ses « relations avec les membres de la Ligue [l]’obligent à être au courant de la situation s [‘il veut] exercer sur eux une salutaire et efficace influence »3158. Quelle que soit la réponse de son supérieur, il l’acceptera avec « une entière et joyeuse obéissance »3159.
Il semble donc que les diocésains se conforment aux directives pontificales, même si l’un d’entre eux semble rester « en état de rébellion contre les décisions pontificales, demeurant “chef de groupe ou militant AF” »3160. C’est ce qui ressort d’une lettre de l’abbé Lyard, vicaire à Taninges, au chanoine Pernoud, supérieur du grand séminaire3161. Après avoir rappelé que le supérieur les avaient mis « en garde contre l’Action française » à la sortie du séminaire, le jeune vicaire lui demande comment traiter pour « les Pâques, […] un abonné, lecteur, chef de groupe, militant d’action française qui peut […] présenter une permission de lire l’Action française […] signée de la main même de Mgr notre Évêque »3162. Dans sa réponse, le chanoine Pernoud rappelle clairement que la dispense de l’évêque « n’autorise nullement [l]e lecteur à être “chef de groupe ou militant AF” ». Cependant, s’il demeure dans ses fonctions, le prêtre ne doit pas l’absoudre et doit être considéré comme pécheur public3163. Il termine en rappelant que s’abonner ou acheter le journal est un moyen de « soutenir et de favoriser la Ligue d’Action française » ou son organe3164. Et que ces deux actions ont été interdites par le pape en décembre 1926. Cette lettre fait sans doute écho à l’article évoquant les résolutions de la Sacrée Pénitencerie publié le 1er avril3165.
Sans doute ce cas ne s’est pas fréquemment rencontré dans le diocèse, où les fidèles concernés sont peu nombreux, mais ont plutôt accepté par obéissance, plus que par raison, la condamnation. Cette dernière n’a d’ailleurs pas pris une importance aussi grande que dans certains autres diocèses, où l’Action française était mieux implantée. L’action française avait montré une politique nationaliste. D’autres groupements d’extrême droite se développent à partir de la fin des années Vingt, et surtout dans les années Trente. La question se pose alors pour les fidèles de savoir s’ils peuvent adhérer ou non à ces mouvements. Cette interrogation est d’autant plus grande parmi les militants qui doivent avoir une action civique, tout en sachant que leur parti est au-dessus de la politique.
Par un décret de la congrégation de l’Index de janvier 1914.
g. cholvy, y.-m. Hilaire , Histoire religieuse…, op. cit., t. 2, p. 299.
Ibid., p. 300. Sur les relations entre ACJF et Action française, voir a.-r. michel, Catholiques en démocratie…, op. cit., en particulier le chapitre « Le tournant de la condamnation de l’Action française », p. 85-102.
d. pelletier, Les catholiques en France…, op. cit., p. 62.
d. pelletier, Les catholiques en France…, op. cit., p. 62.
g. cholvy, y.-m. hilaire , Histoire religieuse…, op. cit., t. 2, p. 302.
Ibid.
Ibid.
Ibid. La lettre paraît dans la Semaine religieuse du diocèse de Bordeaux le 27 août. Le 5 septembre, le pape sanctionne de son autorité l’avertissement de Mgr Andrieu.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 42, 15 octobre 1926, p. 494.
Ibid.
La Croix de la Haute-Savoie, 3 octobre 1926.
Sans doute cette affirmation est exacte sachant que le directeur du journal, le chanoine Lavorel, s’oppose depuis longtemps aux idées du mouvement de Maurras.
La Croix de la Haute-Savoie, 3 octobre 1926. Par ces propos veut-il parler de l’action de l’ACJF ? Le rapport de Georges Bidault présenté au conseil fédéral en janvier 1926 ; les entrevues avec le pape.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 42, 15 octobre 1926, p. 493-494.
Ibid., n° 45, 5 novembre 1926, p. 531. Rappelons que le chanoine Morand avait été nommé à la direction de la Revue suite au renvoi de l’abbé Ogier de cette fonction.
Si nous comparons le texte du chanoine Lavorel et celui de l’évêque, nous pouvons nous apercevoir que le premier prend position (il est satisfait de la condamnation qui n’est pas encore une interdiction réelle), alors que le second utilise un ton des plus neutres. Le fait de demander l’obéissance, et la soumission filiale pourrait se retrouver dans n’importe quelle circonstance.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 42, 15 octobre 1926, p. 495.
Ibid.
Ibid.
La Croix de la Haute-Savoie, 30 octobre 1926.
Ibid., 2 janvier 1927.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 1, 7 janvier 1927, p. 5.
Ibid., p. 9-10.
Il a retenu soixante-deux semaines religieuses. j. prevotat , Les catholiques et l’Action française…, op. cit., p. 375.
Lettre de Jules Challamel, 27 janvier 1927. Document communiqué par M. Ch. Sorrel.
Ibid.
Lettre de Jules Challamel, 27 janvier 1927. Document communiqué par M. Ch. Sorrel.
j. prevotat, Les catholiques et l’Action française…, op. cit., p. 354. Voir les annexes nos 75-77.
Ibid., p. 350.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 7, 18 février 1927, p. 73.
Ibid.
Ibid.
ADA. 1 D 21. Boîte Mgr du Bois de La Villerabel, n° 4. Lettre de l’abbé Fumex à l’évêque, 21 mars 1927.
Ibid.
Ibid.
Ibid. Lettre de l’abbé Ogier à l’évêque. Début avril 1927.
ADA. 1 D 21. Boîte Mgr du Bois de La Villerabel, n° 4. Lettre de l’abbé Ogier à l’évêque. Début avril 1927.
Ibid.
AAS. Boîte Rebord. Notes n° 25. Lettre de l’abbé Lyard au supérieur du grand séminaire, 6 avril 1927.
AAS. Boîte Rebord. Notes n° 25. Lettre de l’abbé Lyard au supérieur du grand séminaire, 6 avril 1927.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 13, 1er avril 1927, p. 153.