c. Une piété retrouvée ?

En 1914, les événements avaient permis un retour vers les autels ; cependant, comme nous l’avons constaté, cette ferveur des premiers jours avait eu tendance à s’estomper avec l’installation du conflit dans la longue durée. Nous pouvons dès lors nous demander si ce même phénomène est visible en 1939, et quelle est son intensité.

Un retour vers les autels s’opère assez rapidement, puisque avant même le début des hostilités, et en prévision du pire, un certain nombre de messes sont célébrées dans le diocèse. Ce phénomène n’est pas propre au diocèse, Bernard Comte remarque qu’une « vague de religiosité a déferlé pendant les semaines tragiques laissant prévoir un puissant mouvement de retour à la pratique »3323. À l’approche d’heures graves et douloureuses, la croyance religieuse est utilisée comme un secours ou en dernier recours pour obtenir des faveurs. C’est dans ce contexte que le retour aux autels s’effectue. La « Drôle de guerre » signifie également un fléchissement de ce retour aux autels notamment à cause d’une période de guerre sans combat.

Les premiers jours de septembre connaissent une certaine frénésie, cependant, assez rapidement, l’habitude reprend sa place. Nous pouvons nous demander quelles sont les motivations de ce changement de situation. Les Français inquiets devant ce nouveau conflit sentent la nécessité de se sentir rassurés, de se sentir soutenus, de croire en l’avenir, et il semble que seule la religion puisse leur apporter ceci. Le diocèse majoritairement rural connaît encore une forte pratique religieuse, qui semble toutefois se trouver intensifiée par les événements. Le travail effectué par les mouvements d’action catholique n’est sans doute pas étranger à ce renouveau de vie religieuse.

À la fin du mois d’août 1939, les contemporains espèrent encore la paix, même s’ils savent que cela relève de l’utopie. D’ailleurs, dans un communiqué du 31 août, Mgr de La Villerabel demande aux « prêtres célébrant dans le diocèse [de réciter] à la Sainte Messe, et jusqu’à nouvel ordre, les oraisons secrètes et post-communion pour la paix »3324. Il encourage les prières publiques dans toutes les paroisses du diocèse, et demande que soit récité « le chapelet, suivi de l’invocation, trois fois répétée de “Reine de la Paix3325, priez pour nous” »3326. Il demande également que les enfants soient associés à ces prières ; est-ce parce qu’ils symbolisent la pureté et en même temps l’avenir ? L’évêque termine, en demandant à tous de diriger « chaque jour, avec plus de confiance que jamais, les intentions de prières, communions et sacrifices, vers l’immense grâce de la paix »3327. Malgré ces prières, il n’en reste pas moins que la guerre est déclarée début septembre et de nombreux Français pensent qu’elle sera de courte durée. Dans un communiqué, le chef du diocèse demande aux prêtres de réciter « à la Sainte Messe, à la place des oraisons pro pace, les collectes secrètes3328 et post-communion Tempore belli 3329 […] . Ces oraisons seront récitées jusqu’à cessation des hostilités »3330. L’évêque souhaite également qu’à tous les Saluts du Saint Sacrement soit chantée « avant le Tantum ergo, l’invocation, trois fois répétée de Parce Domine »3331. Surtout, il recommande à tous, de « redoubler de ferveur, de multiplier les communions…, afin d’obtenir le plus vite possible, de Dieu, la victoire de nos armes »3332. Une nouvelle fois, nous pouvons trouver un signe divin dans la guerre, et nous pouvons remarquer que tous les espoirs sont mis dans le Seigneur, lui seul pouvant accorder la victoire à ses fidèles serviteurs.

Dès le mois d’octobre, les communiqués concernant des prières ne sont plus présents dans la Revue du Diocèse d’Annecy, un peu comme si la guerre était oubliée. Cette date correspond également à la capitulation de la Pologne, laissant ainsi s’effondrer un espoir de la sauvegarde de la civilisation chrétienne. Cependant, l’évêque et les prêtres incitent fortement les fidèles à continuer à prier pour le Salut de la France. La frénésie de septembre semble donc rapidement s’estomper. Mgr Saliège rappelle à ce propos que, contrairement à 1914, les premiers mois de 1939 ne sont pas meurtriers. De plus, les contemporains semblent s’être habitués autant à la guerre qu’à la paix. Ce phénomène est visible dès avant la fin de l’année puisqu’au début décembre, un article de la Revue du Diocèse d’Annecy rappelle que « quand la guerre dressa son spectre sanglant [il y a trois mois] , les églises se remplirent. On eût dit que le monde avait compris : chacun redoublant d’empressement pour réparer ses négligences passées. Mais l’habitude, la maudite et lâche habitude déjà s’est installée dans les âmes […]. Les plus beaux élans du début se sont baissés, pour reprendre le niveau de la tranquillité satisfaite »3333. En ce qui concerne la compréhension du monde, sans doute s’agit-il de la réparation des fautes, les Chrétiens s’étant rendus compte qu’ils avaient péché en ne respectant pas assez la religion.

À Noël 1939, la France est consacrée à la Vierge Immaculée, Reine de la Paix3334. Mgr de La Villerabel, « en union avec tous les Evêques de France », consacre son diocèse3335, et demande à Marie de donner la victoire à la France, car « ses enfants se sont levés héroïquement pour défendre la Civilisation Chrétienne »3336. L’aide du Ciel semble presque indispensable pour obtenir la victoire ; le succès des armes ne semblant pas être suffisant. Dans ses lettres pastorales de 1940, Mgr de La Villerabel invite ses diocésains à prier afin d’obtenir rapidement la paix. C’est également au cours de cette année qu’un nouveau pic de religiosité est atteint notamment au printemps avec le début des opérations militaires. L’évêque demande aux enfants d’intensifier leurs prières tout au long du mois de mai, spécialement consacré à Marie3337. Dans un de ses éditoriaux, le chanoine Corbet écrit : « C’est le beau mois de mai. Que l’unanimité de la fervente prière de tous les cœurs chrétiens en fasse, une fois de plus, le mois du miracle pour l’union, le triomphe et la paix de notre chrétienne France ! »3338. Cette période est également celle du Blitzkrieg3339. Les opérations militaires se succèdent rapidement et le 14 juin 1940 les Allemands entrent dans Paris. La campagne de France aura duré à peine plus d’un mois, mais pendant ce temps, l’idée d’une victoire est conservée dans les esprits. Cependant, nous savons que « le sort de la campagne de France [est] scellé le 26 mai après qu’eurent échoué les ultimes tentatives de rétablir un front continu »3340. Sachant cela, il est aisé de comprendre ce foisonnement d’actes religieux au cours des semaines précédentes que ce soit au niveau national ou local. Le 19 mai, des prières publiques3341 ont lieu à Notre-Dame de Paris, sous la présidence du chef du Gouvernement, et en présence de plusieurs de ses collaborateurs. Cette attitude paraît satisfaire quelques ecclésiastiques comme le chanoine Corbet. Ce dernier déclare : « On ne saurait que trop féliciter et remercier le gouvernement d’avoir eu cette intelligence et d’avoir voulu […] s’associer officiellement aux prières nationales en venant à Notre-Dame »3342. Ces lignes montrent le besoin d’un retour vers la religion, notamment pour le gouvernement, même si cette décision ne semble pas faire l’unanimité au sein de la population pourtant pratiquante. En même temps, il convient également de replacer ce problème de laïcité dans une évolution de la situation depuis 19383343. Dans les premières semaines de 1939, l’épiscopat accorde son soutien à la politique du président du Conseil3344. Par cette manifestation, le clergé estime que le gouvernement se repend d’une politique trop laïque, mais en même temps cette participation n’est pas la poursuite du rapprochement entre l’Église et l’État opéré depuis quelques années ? À la fin mai, la situation militaire s’aggrave et Mgr de La Villerabel constatant « l’extrême gravité des circonstances, […] demande à messieurs les curés d’organiser, au cours du mois de juin, spécialement consacré au Sacré-Cœur, des prières pour le Salut de la France »3345. Il souhaite également que cette fête soit célébrée « avec une ferveur toute spéciale, partout dans les paroisses où cette fête n’a pu être célébrée le jour même, vendredi 31 mai »3346 et implore le Cœur Sacré de Jésus de sauver la France. Le chanoine Corbet, quant à lui, avait déjà invité les fidèles à monter3347 « nombreux aux exercices du Triduum, à la fête du 31 mai, à la procession pour prouver leur amour à Notre Seigneur Jésus-Christ, Roi des Rois, Lui demander pour la France et pour toutes les nations la Foi, la paix et l’union »3348.

Au cous de cette période d’incertitudes face à l’issue de la guerre, les consécrations spéciales semblent être plus nombreuses, Le 30 mai, le cardinal Suhard, archevêque de Paris, consacre la France au Sacré-Cœur et au cœur de Marie3349. À peu près au même moment, Mgr de La Villerabel consacre son diocèse au Cœur adorable de Jésus3350. Dans son homélie, il déclare : « Cœur adorable de Jésus, nous voici prosternés à Vos pieds. Dans l’angoisse qui étreint nos âmes, nous venons implorer votre miséricorde. Devant les maux, qui menacent notre Patrie […], nous crions vers Vous, Seigneur ! Seigneur, nous reconnaissons que vous êtes le sauveur des hommes et du monde. […] Seigneur, sauvez-nous ! »3351. Il demande également à Dieu de pardonner aux fidèles français leurs offenses. Par son matérialisme et son laïcisme, une partie du peuple français s’est éloignée de la religion et, de ce fait, a offensé Dieu. Ces termes font probablement référence à la politique républicaine tant décriée par le clergé. Il poursuit en affirmant que la « France pénitente et dévouée est à [Ses] pieds »3352 et demande à ses diocésains de faire des actes de pénitence, afin que la France soit sous de meilleurs auspices. Pour terminer, il évoque le « pacte » conclu, à Reims, entre l’Église et Clovis, puis c’est la révélation faite à Marguerite-Marie, à Paray-le-Monial, qui consacrera la France au Sacré-Cœur de Jésus3353. L’évocation de ce fait est probablement destiné à rappeler la longue tradition religieuse de la Savoie, notamment à travers l’ordre de la Visitation fondée par Jeanne de Chantal (une bourguignonne) et François de Sales (un haut-savoyard). Sans doute fait-il cela pour rappeler que la France et l’Église sont liées depuis longtemps. Il paraît légitime alors que Dieu vienne en aide à cette France, injustement attaquée. Pour conclure, il déclare : « Chacun de nous promet à votre cœur adorable comprenant la grande leçon, que, pour ramener à une vie plus chrétienne, vous permettez pour notre Patrie, il s’efforcera de pratiquer plus strictement notre sainte Religion »3354. La « grande leçon » est bien sûr celle de la guerre, mettant à l’épreuve les Chrétiens. Ce conflit est probablement envoyé pour punir les Français de leur impiété et de leur laïcisme. Le retour vers les autels semble signifier que l’impiété n’était qu’une erreur de parcours.

Au mois de mai, le conflit se situe dans la partie nord / nord-est de la France. Puis, assez rapidement, il se dirige vers le sud du pays et la région Rhône-Alpes. C’est la première fois depuis plusieurs décennies que le sol haut-savoyard est directement menacé par la guerre. En juin, les troupes du Reich sont prêtes à franchir le Rhône et à prendre position au sud du lac Léman. Nul ne souhaite voir le conflit toucher ses terres et sa famille. Le soir du 19 juin, alors que « l’avance rapide de l’ennemi faisait prévoir l’invasion du pays »3355, l’abbé Ambroise Firmin, fait le vœu « au nom du Chablais tout entier, d’élever sur une place publique de Thonon-les-Bains, une statue à saint François, […] si le Chablais n’est pas touché par les horreurs de la guerre ». Il poursuit en promettant « de célébrer chaque année la fête du Sacré-Cœur, comme une fête chômée par les fermetures des magasins et l’assistance aux offices liturgiques si Thonon ne connaissait pas les horreurs de la guerre, c’est-à-dire l’évacuation et l’invasion. Par ce vœu, les Catholiques de Thonon entendent s’engager eux et leurs descendants à perpétuité »3356. Sans doute pense-t-il que l’intercession auprès d’un saint local sera plus efficace qu’auprès d’un autre. Il est également à souligner que le Chablais est particulièrement marqué par le souvenir de saint François de Sales, qui l’a rechristianisé. Force est de constater qu’une nouvelle fois, les Catholiques retrouvent une grande piété à l’approche d’événements graves. La résistance opposée aux Allemands à Fort-l’Écluse ainsi que la signature de l’armistice le 22 juin 1940 permet au diocèse d’être sauvé de l’invasion. Certains ecclésiastiques voient dans cette situation une protection salésienne. Le chanoine Corbet déclare à ce propos qu’il faut rendre « grâce à Dieu, gardant une vive reconnaissance à saint François de Sales, qu’on a beaucoup prié et qui, couvrant de sa protection sa chère ville d’Annecy et son diocèse, nous a épargné l’horreur de l’invasion étrangère »3357. Le 7 juillet, une cérémonie de reconnaissance a lieu à la Visitation pour celui qui a « protégé le diocèse d’Annecy contre l’invasion »3358.

Notes
3323.

b. comte, L’honneur et la conscience…, op. cit., p. 65.

3324.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 35, 31 août 1939, p. 591.

3325.

C’est sous le règne de Louis XIII (1610-1643) que la France est vouée à la Vierge.

3326.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 35, 31 août 1939, p. 591.

3327.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 35, 31 août 1939, p. 591.

3328.

Le prêtre rassemble les intentions des fidèles pour les présenter au Seigneur.

3329.

Ce sont les premières paroles d’un hymne en l’honneur du Saint-Sacrement.

3330.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 36, 7 septembre 1939, p. 615.

3331.

Ibid.

3332.

Ibid., n° 35, 31 août 1939, p. 591.

3333.

Ibid., n° 47, 7 décembre 1939, p. 813.

3334.

Comme nous l’avons vu précédemment le diocèse a été consacré à la Vierge par Mgr de La Villerabel.Cf. supra, p. 191.

3335.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 51, 21 décembre 1939, p. 845.

3336.

Ibid.

3337.

La Croix de la Haute-Savoie, 12 mai 1940.

3338.

Ibid., 5 mai 1940.

3339.

La « guerre éclair ».

3340.

j.-p. azema, De Munich…, op. cit., p. 57.

3341.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 20, 16 mai 1940, p. 343. Cela rejoint ce qu’écrit Jean-Pierre Azéma dans De Munich…, op. cit., p. 57 : « pour le bon peuple, [Reynaud] emmenait le gouvernement au grand complet entendre la grand-messe à Notre-Dame et faisait promener les reliques des saints protecteurs ; il plaçait près de lui, telle une potiche glorieuse, Philippe Pétain, qu’il nommait vice-président ».

3342.

La Croix de la Haute-Savoie,26 mai 1940. Nous pouvons noter la différence entre la situation présente et celle de 1914-1918. Lors de la Grande Guerre, le président Poincaré refuse d’assister à une cérémonie religieuse, s’y faisant représenter par son épouse. Lors de la Première Guerre, la laïcité de l’État est très présente. Cf. supra, p. 159.

3343.

Jean-Marie Mayeur rappelle qu’entre 1936 et 1938, « l’évolution est sensible. “L’union se fait. La confiance renaît. Oui, nous voulons croire que l’heure du redressement national a sonné” : le cardinal message du cardinal Verdier au Poste parisien le 25 décembre 1938 traduit bien la satisfaction devant les transformations de l’esprit public ». j.-m. mayeur, La question laïque…, op. cit., p. 133.

3344.

j.-m. mayeur, La question laïque…, op. cit., p. 134. L’auteur souligne que « lorsque le cardinal Verdier invite aux sacrifices qu’exige l’union parce que “l’enjeu de cette croisade est la liberté” il se situe dans un même registre que le chef du gouvernement dans ses discours ».

3345.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 22, 30 mai 1940, p. 355.

3346.

Ibid.

3347.

Il s’agit d’une célébration à la Basilique de la Visitation qui domine la cité épiscopale.

3348.

La Croix de la Haute-Savoie, 26 mai 1940.

3349.

Bulletin paroissial de Magland, août 1940.

3350.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 23, 6 juin 1940, p. 374-375.

3351.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 23, 6 juin 1940, p. 374.

3352.

Ibid., p. 375.

3353.

Symbole de l’amour humain et divin de Jésus-Christ.

3354.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 23, 6 juin 1940, p. 374-375.

3355.

Bulletin Paroissial de Thonon-les-Bains, octobre 1940.

3356.

Ibid, octobre 1940.

3357.

La Croix de la Haute-Savoie, 30 juin 1940

3358.

Ibid., 14 juillet 1940.