Le clergé ne voit-il pas dans la défaite l’occasion de bâtir une France nouvelle, dans laquelle les valeurs chrétiennes retrouveraient leur place d’antan ? Évoquant cette possible renaissance, l’abbé Longet souligne que « la France paraît morte, mais ce n’est que pour renaître plus belle »3414. Si un certain nombre de catholiques constatent avec plaisir l’arrivée du maréchal Pétain, il n’en reste pas moins que tous ne sont pas en accord complet avec le chef du nouvel État. Étienne Fouilloux remarque qu’après la défaite, « la majeure partie du clergé joue à fond la convergence morale et spirituelle »3415. Dans le diocèse, ce constat est visible au travers des textes publiés par les journaux catholiques. Cette volonté de redressement de la France semble perdurer au moins jusqu’en 1942.
En juin 1940, alors que les Allemands sont entrés dans Paris, un homme est nommé à la Présidence du Conseil. S’il est nouveau sur le plan politique, il n’est pas un inconnu pour autant, puisque Philippe Pétain est considéré par une majorité d’anciens combattants comme le « Héros de Verdun ». Un certain nombre de personnes, parmi lesquelles de nombreux catholiques, perçoivent cette nomination comme quasi providentielle. Encore auréolé de la gloire de Verdun, il arrive à un moment délicat pour l’histoire de France. C’est ce qu’exprime l’abbé Rochon, supérieur du petit séminaire, en novembre 1940, lorsqu’il déclare : « Nous restions éperdus d’affolement, accablés par le mauvais destin, prêts à nous laisser choir dans la honte et le désespoir, quand le vaillant Maréchal, debout dans la tempête, nous cria : rassemblement devant nos Grands Morts ! »3416. Le redressement de la France est nécessaire afin que la victoire de 1918 ne reste pas un « vêtement de parade sur un corps malade »3417. En février 1941, l’abbé Birraux, archiprêtre de Samoëns, estime que « la France revivra parce que la Providence lui a ménagé un homme qui l’a ramené à ses origines, à ses traditions »3418. L’idée selon laquelle l’arrivée du Maréchal est providentielle, semble perdurer dans les esprits des Savoyards jusqu’après 1942. Mgr Cesbron évoque même cette idée jusqu’en 1943. Dans sa lettre pastorale de 1943, il rappelle que « tout craquait, tout était gisant à terre […]. Tout d’un coup, un homme se dressa ; et paisible dans l’ouragan, s’éleva une voix »3419. Le chanoine Corbet estime quant à lui qu’il est « providentiel que dans la détresse insoupçonnée où se trouvait le pays, on ait fait appel au sublime dévouement du Maréchal Pétain »3420.
Le prestige du militaire et l’âge semblent être les deux références qui priment pour évoquer le Maréchal. La presse parle, en effet, de « vieux chef de guerre »3421, de « grand Maréchal de Verdun »3422, de « vaillant Maréchal »3423 ou encore d’« illustre vieillard »3424. Un certain nombre de personnes le remercient d’avoir signé l’armistice, et ainsi épargné des vies. Toutefois, l’armistice ne semble pas avoir été accepté par tous. Tel est le cas de l’abbé Camille Folliet qui fait partie de la minorité déçue par l’armistice. Il s’interroge sur le devenir de cette « horrible paix des barbares et des charognards »3425. Pour une partie de la population, l’armistice est le moyen d’empêcher des morts toujours trop nombreuses. Pour les départements savoyards, c’est aussi la non-invasion de la zone Sud, et pour de nombreux Savoyards, c’est l’assurance de rester à la France. En effet, des foules fascistes crient « Savoia », revendiquant un retour à l’Italie des terres annexées en 18603426. Le clergé, comme un bon nombre de fidèles, se réjouit des critiques faites à l’encontre du régime républicain. Le choc de la défaite ne doit pas non plus être négligé dans cette perception des événements.
Nombreux sont les prêtres, encore en activité, à être d’anciens de 1914-1918. Comme leurs homologues laïcs, ils conservent une admiration pour les officiers qui les ont menés à la Victoire. Les Poilus témoignent donc une grande confiance à Pétain, dernier des maréchaux de la Grande Guerre. Il semble d’ailleurs que son âge soit presque un atout, puisque d’aucuns le considèrent alors comme le Sage, celui qui a l’expérience. Cette conception semble particulièrement bien convenir aux ruraux qui sont attachés aux traditions. Le clergé, quant à lui, semble apprécier Pétain qui semble être loin de la « démagogie électoraliste »3427. Sa tâche est de restaurer la France en construisant des bases solides pour une vie future meilleure. Les catholiques sont séduits par le programme de la Révolution Nationale qui reprend un certain nombre de valeurs prônées par l’Église.
En 1940, André Montagard et Charles Courtioux3428 composent le célèbre « Maréchal, nous voilà, Devant toi, le sauveur de la France… ». Ce chant reflète l’état d’esprit de nombreux Français en 1940, c’est l’idée du sauveur qui transparaît dans les paroles. L’un des couplets rappelle même que « Pétain, c’est la France, [et] la France c’est Pétain ». Cette idée du sauveur est reprise par le monde catholique qui n’hésite pas à faire le parallèle entre l’image de Jésus le Messie, sauveur de l’Humanité, et celle de Pétain, sauveur de la France3429. Malgré le fait que le Maréchal ne soit pas un fervent catholique, comme pouvait l’être Foch, il n’en reste pas moins qu’il a reçu une éducation de qualité chez les dominicains3430 et qu’il représente un appui pour le clergé.
Une majorité de catholiques savoyards apprécient le Maréchal, même si certains prêtres s’opposent rapidement à lui. Tel est le cas de l’abbé Bastard-Bogain, curé de Taninges, qui estime que le Maréchal est « un vieillard de quatre-vingt-quatre ans, complètement gaga »3431, que l’on « traîne devant un micro », dès qu’il a « cinq à dix minutes de lucidité […] pour lui faire lire un papier ». Ce prêtre aurait également déclaré : « Qu’est-ce qu’ils ont tous à se mettre à plat ventre devant Pétain, les Baudrillart, Gerlier… »3432. Cette attitude semble toutefois être isolée, du moins au début de la période.
La politique de la Révolution Nationale présente un programme qui reprend un « langage courant de l’Église »3433, ce qui lui permet d’obtenir un certain soutien de la part du clergé. Pétain souhaite se servir de cette force qu’il admire dans son organisation3434, et sa hiérarchie, et où il retrouve l’ordre, l’obéissance, le sens des valeurs et des traditions. Dès les premiers mois du nouveau régime, nombreux sont les textes épiscopaux à montrer une certaine adhésion au Maréchal. Le nouvel archevêque d’Aix-en-Provence, Mgr Florent de La Villerabel, n’hésite pas à définir le rôle que le prêtre devra tenir dans l’œuvre de restauration de la France. À la fin août 1940, il déclare qu’« en présence des ruines actuelles de la Patrie, pour contribuer au redressement national, la place du prêtre est au premier rang ; car sans le redressement moral et religieux tous les efforts dans l’ordre matériel et économique seront vains »3435.
Aucune lettre pastorale de l’été 1940 ne traite de la question de l’avènement d’un nouveau régime. Le diocèse est alors dirigé par Mgr Pernoud, vicaire capitulaire, qui ne fait aucune mention de la situation. Rappelons que Mgr du Bois de La Villerabel est nommé sur le siège archiépiscopal d’Aix-en-Provence en mai 1940. Il avait été préconisé pour le siège archiépiscopal de Rennes, mais le gouvernement avait refusé de mettre un breton à la tête de l’archevêché rennais, par crainte d’une « rébellion bretonne ». Mgr Roques étant nommé à Rennes, c’est Mgr de La Villerabel qui devient métropolitain d’Aix-en-Provence. Ses prises de position au cours de la guerre lui vaudront de faire partie de ces quelques « prélats rejetés par leur peuple »3436, et qui doivent quitter leurs fonctions.
C’est en septembre 1940 que Mgr Cesbron est nommé évêque d’Annecy. Ce dernier est né à Vezins en 1887. Il est le fils d’une famille de six enfants, dont trois meurent au front entre 1914 et 1918. Il est ordonné le 29 juin 1910, et est licencié ès lettres de l’école des Hautes-Études de Saint-Aubin. Il effectue l’ensemble de sa carrière sacerdotale dans l’enseignement. D’abord professeur de philosophie, au petit séminaire de Beaupréau, il en devient supérieur après 1918. C’est le 30 septembre 1940 qu’il est nommé évêque d’Annecy. Il est sacré à Angers un mois plus tard, et intronisé le 20 décembre. Sa devise est Luce Maria, labor et caritas 3437 et ce sont là des thèmes largement présents dans son épiscopat3438. Il est prudent3439, et presque à l’image des évêques d’ancien régime3440, un « grand seigneur ». C’est un « homme de devoir, de discipline et ferme sur les principes »3441 pour qui l’obéissance est d’une grande importance3442. Comme beaucoup de ses confrères Mgr Cesbron, tout en restant prudent, semble plutôt satisfait de la politique du Maréchal.
Définissons dès à présent les termes de « maréchaliste » et de « pétainiste » que nous aurons à utiliser ultérieurement. Le maréchaliste est celui qui adhère à la personne du Maréchal alors que le pétainiste est celui qui adhère au programme de la Révolution Nationale. En juillet 1941, le chanoine Corbet définit la Révolution Nationale comme « la volonté de renaître, [marquant] la résolution ardente de rassembler tous les éléments du passé et du présent, qui sont sains et de bonne volonté pour refaire un État fort »3443.
Suivant Étienne Fouilloux, nous pouvons dire que les prêtres les plus maréchalistes sont ceux qui ont été marqués par les deux ruptures majeures du siècle : la Séparation des Églises et de l’État et l’expérience des tranchées3444. Il semble que les jeunes prêtres, comme les vicaires, soient moins concernés par ce dédain de la République. Sans doute, parce qu’ils n’ont pas subi les événements de la Séparation et de la guerre, mais également parce qu’ils s’intéressent d’une certaine façon à la politique. Ces personnes n’ont pas connu le régime concordataire et ont toujours été indépendantes vis-à-vis de la politique. Voilà qui rejoint les propos du chanoine Menuz, alors jeune séminariste. Pour lui, la « jeune génération a épousé les idéaux politiques de la Démocratie chrétienne, représentée par les Démocrates populaires, […] et [cette génération] est jalouse de son indépendance vis-à-vis du pouvoir public »3445. Ceux qui sont favorables aux démocrates-chrétiens prennent un certain recul par rapport aux événements, et ce sont eux qui, pour certains, opteront pour aider la Résistance. Pour ceux qui ont connu le régime concordataire, il apparaît qu’ils espèrent un retour à la situation d’avant 1905.
Le 10 juillet, l’État Français succède à la IIIe République. Obtenant les pleins pouvoirs, le maréchal Pétain propose un programme d’une « admirable simplicité: Travail, Famille, Patrie »3446. Rapidement, une nouvelle constitution est rédigée, ce qui semble être particulièrement bien accueilli par le clergé. Le chanoine Corbet exulte en écrivant : « Honneur à Pétain qui songe à cette première œuvre de salut »3447, et à affirmer qu’il n’est pas trop tôt pour que la France ait une constitution car, selon lui, elle n’en avait pas. Le chanoine Bublens estime, quant à lui, que la dotation d’une constitution n’est pas suffisante3448, espérant que les actions seront plus fortes que les mots. La nouvelle devise qui se base sur un triptyque rappelant la France paysanne et catholique semble réunir « les trois conditions dont la réalisation fait les nations fortes et prospères »3449.
Grâce à un concours de circonstances favorables, le nouveau régime se crée des sympathies au sein du monde catholique, en permettant le retour en France des Chartreux3450. Le 9 juin, Georges Mandel3451 régularise la situation des Chartreux, et, le 21 juin, trois chartreux reviennent au monastère. Même si le retour se fait avant l’instauration du régime de Vichy, il n’en reste pas moins que c’est le nouveau régime qui légalise la situation. L’interdiction des sociétés secrètes semble bien perçue par les catholiques pour qui « l’anticléricalisme, la déchristianisation, les lois à faire voter et tous les slogans à bourrage de crâne se mijotaient là »3452. En septembre 1940, le chanoine Corbet définit la franc-maçonnerie comme un « phylloxéra social »3453. Un mois plus tôt, il rappelait les méfaits causés par les « fiches maçonniques » qui avaient « introduit des mœurs qui devaient faire tant de mal à l’armée, à l’administration et au pays tout entier »3454. C’est par une ironie que le chanoine Corbet termine son éditorial rappelant que c’est à « visage découvert qu’il faudra vivre »3455.
Le droit d’enseigner est officiellement rendu aux congrégations par la loi du 3 septembre 1940. Cette dernière abroge la loi du 7 juillet 1901 et l’article 14 de celle du 1er juillet 1901. Il leur est également à nouveau permis de porter les habits religieux. C’est une nouvelle occasion pour le chanoine Corbet de louer les mérites du nouveau régime qui met fin à « une odieuse loi d’exception et de sectarisme maçonnique »3456, ajoutant « Honneur au gouvernement courageux qui poursuit le redressement nécessaire »3457.
Les catholiques, dans leur majorité, acceptent ces différentes mesures, mais nous pouvons nous demander quelle est l’attitude du clergé face au nouveau régime.
Bulletin paroissial du Lyaud, n° 31, juillet-août 1940.
e. fouilloux, Les chrétiens…,op. cit., p. 129.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 46, 20 novembre 1940, p. 852.
Ibid., n° 28, 11 juillet 1940, p. 441.
Bulletin Paroissial de Samoëns, février 1941.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 8, 4 mars 1943, p. 114.
La Croix de la Haute-Savoie, 30 juin 1940.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 28, 11 juillet 1940, p. 441.
Bulletin Paroissial de Thonon-les-Bains, juillet 1940.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 46, 20 novembre 1940, p. 852.
Bulletin paroissial du Lyaud, juillet-août 1940.
Cité par j. duquesne, Les catholiques français sous l’Occupation, op. cit., p. 386.
Sur cette question voir p. guichonnet, « Mussolini voulait-il reprendre la Savoie à la France ? », Mémoires et Documents publiés par l’académie Chablaisienne, t. 67, 1994, p. 3-79. Paul Isoard rappelle que « la Savoie située “au-delà des crètes alpines” n’ intéressait plus » Mussolini. P. Isoard, « Le 11 novembre 1942 », Cahiers de la Méditerranée (en ligne), vol. 62, 2001. Mis en ligne le 15 février 2001. URL : http://cdlm.revues.org/index57.html.
b. comte, L’honneur…, op. cit., p. 65.
j.-p. azema, De Munich…, op. cit., p. 78.
Entretien avec l’abbé Cl. Chatelain.
j. duquesne, Les catholiques …, op. cit., p 18.
ADA. Rapports sur les incidents causés à Taninges, par l’attitude de Mr le Curé Bastard-Bogain, à l’égard de la légion.
Ibid.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 8, 4 mars 1943, p. 114.
j. duquesne, Les catholiques…, op. cit., p. 19.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 36, 7 septembre 1940, p.
g. cholvy, y.-m. hilaire, Histoire religieuse de la France contemporaine…, op. cit., t. 3, p. 115.
« Sous la lumière de Marie, travail et charité ».
Faut-il voir dans le choix de sa devise une allusion à la politique de Vichy ?
Nous serions tenté de dire même presque méfiant.
Entretien avec l’abbé Cl. Chatelain.
c. sorrel, notice pour Le Moigne (Frédéric), Dauzet (Dominique-Marie), Dictionnaire des évêques de France au XX e siècle, (à paraître, éditions du Cerf).
Entretien avec l’abbé M. Birraux.
La Croix de la Haute-Savoie, 13 juillet 1941.
e. fouilloux, Les chrétiens français…, op. cit., p. 122.
l. menuz, Souvenirs d’un curé dans ses relations avec les pouvoirs publics en régime français de Séparation, 1975. Document communiqué par l’auteur.
Bulletin Paroissial de Thonon-les-Bains, septembre 1940.
La Croix de la Haute-Savoie, 7 juillet 1940.
Bulletin Paroissial de Thonon-les-Bains, septembre 1940.
Bulletin paroissial de Thonon-les-Bains, décembre 1944.
Ces derniers avaient été expulsés en 1903 en présence de plus cinq mille soldats. c. sorrel, La République…, op. cit., p. 128.
j. duquesne, Les catholiques…, op.cit, p 42.
La Croix de la Haute-Savoie, 11 août 1940.
Ibid., 15 septembre 1940.
Ibid.,11 août 1940.
Il y a ici une référence à la cérémonie d’initiation, où l’initié a les yeux bandés. Les réunions sont également organisées de façon secrète.
La Croix de la Haute-Savoie, 8 septembre 1940.
Ibid.