2. Le choix de la Milice ?

La formation ne peut sans doute pas être la seule cause d’engagement, puisque si tel était le cas, tous les jacistes auraient été dans un camp ou dans l’autre. Il est probable que le conseiller spirituel de certains groupes d’ACJF a joué un rôle, même inconsciemment, par la formation qu’il a pu donner à ses militants. En effet, nous pouvons remarquer que les zones de recrutement de la Milice se situent plutôt dans des lieux où les jeunes militants ont eu à connaître le communisme. La plus forte concentration de jeunes miliciens connus3729 se retrouvent dans le Chablais, notamment autour de Cervens, village dont la place centrale est baptisée « la place rouge ». Le Chablais, comme nous l’avons évoqué au début de notre étude, se détache du reste du diocèse, notamment par sa mentalité et son histoire3730. Si les jeunes appliquent les méthodes de l’enquête d’ACJF « Voir-Juger-Agir » à leur quotidien, nous pouvons estimer, par exemple, qu’ayant vu le communisme, à Cervens, ils ont pu le juger et donc ils se seraient engagés dans la Milice pour empêcher que toute la France ne tombe sous le joug communiste. Soulignons que, dans les années Vingt et Trente, les seuls procès-verbaux dressés contre les prêtres pour processions sur la voie publique le sont dans le Chablais3731. Faut-il rappeler que la Milice est une force dont l’un des buts principaux est la lutte contre les communistes. Soulignons également que la propagande joue parfaitement son rôle, attirant de nombreux jeunes à entrer dans les rangs de la formation de Darnand. Ces militants, devenus miliciens, n’ont-ils pas jugé avec trop peu de recul les propos de la hiérarchie qui demandait un « loyalisme […] sans inféodation » envers le régime de Vichy ? Le loyalisme constitue une fidélité à un pouvoir établi, et cela entre parfaitement dans l’optique de l’Église qui demande le respect de l’autorité établie. Toutefois, l’inféodation est l’attachement par un lien étroit. Ces jeunes ont sans doute cru agir pour le bien de la France en aidant le gouvernement dans son œuvre de redressement moral et intellectuel, mais également en luttant contre le danger païen. Ils se sont compromis en pensant, pour certains, être dans le droit chemin. Soulignons que la résistance dans le Chablais est principalement composée de Francs Tireurs et Partisans (FTP), contrairement à la vallée de Thônes, par exemple, où la Résistance est entièrement Armée Secrète (AS). Notons également que dans le Chablais, de nombreux résistants étrangers au diocèse arrivent en masse et cette zone du diocèse se révèle être une entité particulière dans le diocèse.

Nous pouvons nous demander pourquoi des jeunes militants d’action catholique entrent dans la Milice. Rappelons que les prêtres, souvent aumôniers du mouvement de leur paroisse, forment les jeunes, ou du moins font passer une certaine sensibilité. Il serait d’ailleurs intéressant de pouvoir établir le parcours d’un certain nombre de militants d’action catholique dans une même paroisse. Cela permettrait de savoir si tous les jeunes d’un même groupe optent pour la Résistance ou pour la Milice, et ainsi d’établir si le prêtre joue un rôle ou non. Le communisme faisant peur à une frange du clergé, il est possible que cela explique l’importance accordée, par les prêtres, à combattre ce danger. Pour le frère d’un jaciste, président de la section paroissiale de JAC, des prêtres forment les jacistes à être forts pour lutter contre les arguments communistes. Nous savons que l’action catholique souhaite donner à la société un règne plus humain, plus social, le communisme est antagoniste de cette vision. Nous avons pu remarquer que ce sont souvent des jacistes qui entrent dans la Milice. Est-ce parce qu’ils sont plus victimes de clichés sur les communistes ? Est-ce parce qu’ils sont plus dépendants vis-à-vis d’un clergé rural, qui reste malgré tout assez traditionnel, ou est-ce parce qu’ils sont plus nombreux ?3732

En effet, les jocistes semblent connaître une situation différente notamment par rapport à leurs aumôniers qui ont sans doute un recul différent de leurs confrères des campagnes, surtout dans les centres industriels importants. L’attitude de la hiérarchie n’a peut-être pas favorisé ces jeunes, qui respectaient l’ordre établi, et les valeurs prônées par l’Église. Sans doute, ont-ils eu peur de désobéir à l’autorité. Pour le frère d’un milicien, ces « jeunes ont essayé de vivre ce que leur disait le curé »3733. Pour un jociste, ébéniste, membre du comité diocésain de l’ACJF, son entrée dans la Milice, avait pour seul but de lutter contre le communisme, afin de l’empêcher de progresser dans le pays. Ce dernier nous a confié que son choix dans la collaboration avait pour dessein de trouver une aide pour évincer les communistes3734. Toutefois, certains ont vécu la guerre, et la défaite, comme une épreuve, ce qui leur permet de changer d’opinion. C’est le cas par exemple de Camille Folliet. Le 17 juin 1940, écrivant une longue lettre, à ses parents, il déclare : « peut-être qu’Hitler va nous emmener en guerre contre l’URSS. Alors tout est sauvé : la France retrouvera son âme et son corps, et peut-être le barbare se civilisera aussi. Peut-on savoir les desseins de Dieu »3735. Nous savons que Camille Folliet a connu des communistes à Ugine ; nous ne pouvons donc pas dire que ses propos reposent sur des préjugés, mais bien plutôt sur des idées présentées par l’Église. Malgré ses propos, nous savons que l’abbé Folliet sera l’un des artisans de l’entrée des jeunes dans la clandestinité. La question du STO touche les jeunes des mouvements mais également les séminaristes ; le clergé se sent donc directement concerné.

Notes
3729.

Nous nous sommes basés sur les miliciens exécutés le 24 août 1944 au Grand-Bornand.

3730.

L’abbé Chatelain nous rappelait qu’il y avait une mentalité chablaisienne, même au sein du corps professoral du petit séminaire de Thonon-les-Bains.

3731.

À Saint-Cergues, Sciez et Cervens.

3732.

Cela ne doit pas faire oublier qu’un certain nombre d’ouvriers de petites entreprises entrent dans la Milice, notamment des travailleurs manuels. D’après le recensement des miliciens volontaires pour la Franc-Garde la Milice permanente en mai 1943, il ressort qu’il y a entre autre, deux bouchers, un fromager, un boulanger, un fruitier, un forgeron, deux décolleteurs, un ajusteur-tourneur, un mécanicien, un typographe, trois menuisiers, un charpentier, mais également trois sans profession, cinq employés, trois comptables, deux instituteurs libres, deux hôteliers. ADHS, 23 W 14. Il aurait été intéressant de pouvoir savoir s’ils avaient eu une action militante au sein d’une organisation politique ou catholique avant la guerre.

3733.

Entretien avec X., le 12 décembre 2002.

3734.

Entretien avec X., le 5 septembre 2002.

3735.

Lettre de Camille Folliet à ses parents, 17 juin 1940. Document communiqué par H. Vulliez.