Si les mouvements de jeunesse voient dans les réunions, ou les rencontres entre les différents dirigeants, un moyen d’amener une réflexion, de tracer une ligne de conduite, la situation est différente pour les séminaristes qui sont beaucoup moins libres que les laïcs, notamment dans leur façon de penser. Le clergé n’avait pas été touché par la Relève, puisque cette mesure s’appliquait principalement aux ouvriers. Cependant avec le STO, la situation est différente. Concernant la Relève, la Revue du Diocèse d’Annecy publie un communiqué demandant aux fidèles de prier pour les hommes qui partent loin de leur domicile pour un temps indéterminé, et l’évêque se contente de parler de ces « jeunes gens, travaillant jusqu’à ce jour dans les usines de notre diocèse [qui] partent en ce moment pour l’Allemagne »3736. Mgr Cesbron ne semble pas obliger les séminaristes à partir, mais dans le même temps, il ne les encourage pas à se soustraire à la loi. Considérés comme étudiants, ils bénéficient à ce titre d’un sursis. Bien qu’ils ne soient pas encore directement concernés, les séminaristes reçoivent, et diffusent, sous le manteau, des lettres reçues de leurs homologues lillois3737, dont l’évêque, Mgr Liénart, prend position en déclarant que partir « n’est pas en conscience un devoir »3738. Beaucoup voient dans ces propos la possibilité de se dérober à la loi civile sans pour autant commettre une trahison ou un acte de désobéissance.
Il est assez difficile de cerner l’attitude de Mgr Cesbron, qui reste toujours très prudent. Il ne veut pas se compromettre et pourtant il rencontre le préfet dans le but de connaître les conditions relatives au STO. Dans ses notes manuscrites, prises à l’occasion de la préparation d’une retraite en 19433739, il écrit qu’il faut un loyalisme sans inféodation envers l’État et qu’il n’y a pas d’obligation de conscience, par l’aumônier, pour partir au STO3740. Il poursuit en écrivant qu’il faut « réfléchir et voir [selon les] cas d’espèces : selon les individus, selon le moment et les répercussions possibles ou probables (au 14 septembre) et les autres solutions possibles »3741. Il estime qu’il n’y a pas de « solution générale » car ceux qui refusent de partir par égoïsme se dérobent, c’est « mal, [un] appauvrissement ! de la personnalité ! » et qu’il « faut toujours monter les âmes !! les grandir… et [que] ce qui les grandit c’est plus le sacrifice que l’égoïsme »3742. Pour lui, aucun séminariste ne doit se soustraire à la loi. Toutefois, en juin 1943, il accepte d’ordonner des séminaristes qui n’ont pas encore vingt-quatre ans, âge légal pour l’ordination.
Des jeunes gens nés en 1920, comme Hyacinthe Vulliez, bénéficient d’une ordination avancée d’une année. Ils peuvent ainsi être nommés dans une cure dès le début des vacances. L’année 1943 voit l’ordination de trente-deux jeunes ; ce qui en fait la plus importante de notre période3743. Cette initiative permet donc à des jeunes d’échapper au départ. Le chanoine Cuttaz, supérieur du grand séminaire depuis près d’une quinzaine d’années, ancien combattant de la Grande Guerre, et que d’aucuns considèrent comme « collaborateur au service d’Hitler »3744, prend l’initiative de demander un sursis pour les élèves, leur permettant ainsi d’échapper à la loi. C’est auprès du directeur départemental du STO qu’il réussit à obtenir le délai souhaité. Sa démarche, qui est officielle, permet ainsi à ses élèves d’être libres, pendant un certain temps, pour choisir ce qui leur convient. Un soir, au réfectoire, le supérieur annonce aux jeunes gens que les vacances sont le 1er juillet et que le sursis court jusqu’au 15 juillet. Pendant ce temps, ils ne sont plus sous sa responsabilité, sous-entendant qu’ils sont libres de faire ce qui leur convient : partir ou rester3745. Il y a une contradiction entre les témoignages et les archives. D’après les documents retrouvés, le sursis aurait été accordé le 12 juillet3746 et il aurait été demandé jusqu’au 7 octobre. Le chanoine Cuttaz prétextant des examens, écrits et oraux, devant se dérouler les 1er et 2 octobre 19433747. Cependant, il informe les élèves que l’évêque n’entend pas qu’un seul de ses séminaristes se mette hors-la-loi.
Le 3 août 1943, le directeur départemental du STO s’adresse au chancelier de l’évêché pour lui demander d’informer les séminaristes qu’ils doivent se présenter en civil au train pour l’Allemagne. Il rappelle qu’au départ du 30 juillet, une trentaine d’élèves se sont présentés en habit ecclésiastique et que les « autorités ecclésiastiques ont argué qu’elles n’avaient pas été informées de cet ordre »3748. Des différents témoignages recueillis, aucun ne nous a évoqué ces séminaristes qui seraient partis3749.
Les séminaristes bénéficient de complicités, notamment de celle de l’inspecteur du travail Pierre Lamy. Ce dernier, dont l’action est aujourd’hui un peu oubliée, a beaucoup aidé les jeunes réfractaires au STO, notamment en leur procurant de « vrais faux papiers »3750. Tel est le cas pour René Terrier. Ce dernier, né en 1922, choisit de ne pas partir en Allemagne, bien qu’il soit désigné comme apte pour aller dans les chemins de fer à Cologne3751. Il réussit à se cacher chez un ami à Saint-Jeoire-en-Faucigny, et grâce à la complicité de la secrétaire de Pierre Lamy, il obtient un sursis renouvelable tous les deux mois en étant déclaré inapte temporaire médical. Ce délai lui permet ainsi de se cacher et de ne réintégrer le grand séminaire qu’en 1945. Claude Chatelain, dont le père refuse le départ en Allemagne, se cache à Éloise, et grâce à la complicité de Pierre Lamy, il peut se procurer de faux papiers3752. En 1962, lors du décès de Mgr Cesbron, un article de la Revue du Diocèse d’Annecy rappelle que « grâce à la complicité d’un employé du Service du travail attestant de la nécessité d’examens spéciaux à passer, [les séminaristes] ont eu un répit [pour se] dissimuler ici ou là »3753. Notons qu’aucun séminariste ne participe à la résistance armée ; ils refusent de partir, ils se cachent, mais ils n’appartiennent à aucun groupe de résistance.
À la rentrée 1943, le chanoine Cuttaz, supérieur du grand séminaire, est remplacé par le chanoine Chauplannaz, curé bâtisseur de Saint-Joseph d’Annemasse. Faut-il voir dans ce changement un quelconque lien avec son attitude ? Probablement non, puisqu’il ressort qu’un certain nombre d’élèves se sont plaints à l’évêque de la direction du chanoine Cuttaz. Lorsqu’il choisit de négocier avec les autorités, est-il déjà au courant qu’il est l’objet de plaintes ? De ce fait, son attitude pourrait être perçue comme une provocation à l’autorité épiscopale. L’acte de désobéissance du chanoine Cuttaz n’est-il pas un élément qui accélère la décision de l’évêque ou qui le conforte dans l’idée de changer le supérieur du grand séminaire. En septembre 1942, un rapport confidentiel avait été adressé, de façon anonyme3754, à Mgr Cesbron. Dans ce dernier, un certain nombre de griefs sont portés contre le chanoine Cuttaz. On lui reproche un « manque de psychologie, de tact, de doigté dans l’exercice de l’autorité », un manque « total d’esprit de famille », à quoi s’ajoutent des déficiences sur le plan « de la formation spirituelle » ou encore dans l’administration3755. Le ou les auteurs du rapport évoquent la possibilité de la nomination du chanoine Chauplannaz au poste de directeur spirituel. En avril 1943, une lettre anonyme informe, une nouvelle fois, l’évêque de la situation au grand séminaire. Il est possible que dès le printemps 1943, Mgr Cesbron songe à effectuer le changement de supérieur au grand séminaire. D’autant plus que l’auteur de la lettre d’avril 1943 insiste sur le fait que la mauvaise ambiance qui règne dans l’établissement risquerait de faire perdre des vocations3756. Il est probable que l’attitude du chanoine Cuttaz encourage l’autorité diocésaine à agir rapidement. Le supérieur accepte la décision épiscopale avec obéissance et respect. Mgr Cesbron note que le lundi 16 août « M. Cuttaz accepte avec un grand esprit de foi la décision et [il lui] dit “je vois dans vos désirs la voix de Dieu, faites ce que vous croyez bon !”. Comme [l’évêque] avance prudemment dans [sa] conversation, [le chanoine lui] dit que c’est tout décidé et qu[’il] n’[a] pas besoin de prendre ces précautions oratoires : “il n’y a, dit-il, que le bien des âmes qui compte ! les personnes ne sont rien !” »3757. Mgr Cesbron, sur une enveloppe, note : « lundi 16 août, 17 heures : “M. Chauplannaz qui sort de chez moi et qui doit aller voir M. Cuttaz, pour lui annoncer sa nomination de supérieur !! In petto encore…”»3758. Le chanoine Cuttaz se retire du grand séminaire en 1943, cédant la place à Louis Chauplannaz. En décembre 1943, ce dernier doit accueillir les élèves du petit séminaire, expulsés par la réquisition de leur établissement par les troupes allemandes.
La question du STO n’est pas véritablement évoquée par l’autorité diocésaine. Cependant, à l’occasion du communiqué de Pâques 1944, un article s’y intéresse, mais il est censuré. Dans ce dernier, nous pouvons lire : « Nous ne pouvons pas oublier que notre grand séminaire s’est dépeuplé et se vide encore et que notre petit séminaire de Thonon-les-Bains a dû quitter sa maison […]. C’est profondément triste, nous le savons, ces cortèges de Français qui s’en vont loin de leurs maisons »3759. Par l’évocation des cortèges de Français, faut-il voir ceux qui partent en Allemagne ou plutôt ceux qui refusent le départ ? L’auteur de l’article semble se préoccuper de la question des vocations car les jeunes qui ont dû quitter le séminaire sont au contact du monde extérieur, et celui des tentations, il a peur que les séminaristes quittent le sacerdoce. Il les compare d’ailleurs à de « jeunes plantes trop brutalement déracinées »3760. Cette question du STO est un premier acte de désobéissance pour ces jeunes élèves. Cela permet de faire mûrir leurs réflexions, et de leur faire prendre conscience qu’il est nécessaire d’apprendre à être capable de prendre du recul pour mieux juger des situations.
Le clergé est touché par la loi du STO puisque les séminaristes sont concernés, cela explique peut-être pourquoi un certain nombre de prêtres apportent de l’aide aux réfractaires, à ceux que la propagande vichyste va bientôt appeler les « terroristes ».
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 4, 4 février 1943, p. 110
Entretien avec l’abbé Chatelain.
j.- p. azema , De Munich…, op. cit., p. 382.
Peut-être s’agit-il de la retraite précédant l’ordination.
ADA. Notes manuscrites Mgr Cesbron. 7 H. Il écrit : « STO : départ STO pas obligation de conscience par l’aumônier ».
Ibid. Mgr Cesbron note qu’il a eu une entrevue avec le préfet. Ce dernier lui dit les conditions de l’Allemagne : soit la Haute-Savoie donne cinq cents jeunes gens pour le STO avant le 14 septembre dont deux cents, avant le 4 septembre, soit les Allemands saisiront deux mille personnes et les emmèneront au travail.
ADA. Notes manuscrites Mgr Cesbron. 7 H.
Nous retrouvons ici les taux proches de ceux rencontrés dans les années 1880.
ADHS, 15 W 13. Sans doute est-il considéré comme tel parce qu’il a été membre de la Légion des Combattants Français.
Entretien avec René Terrier, le 22 novembre 2002.
ADHS, 12 W 51. Voir l’attestation délivrée à René Terrier en annexe n° 103.
Ibid. Chaque demande est nominative.
Ibid.
Entretien avec les abbés Birraux, Chatelain, Vulliez, Terrier.
Voir la carte délivrée à René Terrier en annexe n° 104.
Entretien avec l’abbé Terrier.
Entretien avec l’abbé Chatelain.
Revue du Diocèse d’Annecy, numéro spécial, juillet 1962.
Nous pouvons cependant penser qu’il s’agit d’un groupe de professeurs puisque le rapporteur écrit : « nous décharger de toutes les œuvres extérieures. Nomination d’un ou deux directeurs supplémentaires ».
ADA. 1 D 22. Boîte Mgr Cesbron, n° 3.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
ADA. Boîte 1939-1945. Il s’agit de l’article proposé par la Revue du Diocèse d’Annecy et refusé par la censure. Dans son étude sur les semaines religieuses, Claude Langlois souligne que des « traces visibles » de censure apparaissent, dans les semaines religieuses, « d’Aix, d’Annecy et surtout Valence ». Cité par cl. langlois, « Le régime de Vichy et les semaines religieuses… », op. cit., p. 752.
Ibid.