2. Les prêtres inquiétés

La plupart des prêtres qui sont inquiétés se trouvent dans le Chablais, même si d’autres se trouvent ailleurs dans le diocèse. Nous avons pu constater que les prêtres inquiétés se trouvaient essentiellement à l’ouest d’une ligne fictive Thonon-les-Bains et La Clusaz.

En premier lieu, évoquons l’abbé Veyrat-Charvillon, curé de Massongy. C’est parce qu’il se sent menacé « par les terroristes du Bas-Chablais »4223, qu’il décide de quitter sa paroisse, le 16 août, jour de « la libération du village »4224. Mgr Pernoud, remplaçant l’évêque absent pour maladie, déclare que pour l’abbé Veyrat-Charvillon la séparation était telle qu’il préféra se rendre de lui-même « à MM. les inspecteurs de Police de Thonon-les-Bains, qui examinèrent sa cause en présence de celui qui cherchait depuis quelque temps une occasion favorable pour le tuer. Il fut reconnu innocent et il l’est sans doute »4225. Sur le conseil des inspecteurs, le prêtre rejoint sa paroisse, mais à peine est-il arrivé qu’un paroissien vient l’informer qu’« on a décidé de l’abattre dans les cinq jours »4226. Il est donc contraint de se cacher. Le 8 novembre, le tueur « bien connu dans le Bas-Chablais »4227 se présente chez les Sœurs de Massongy pour abattre l’abbé Veyrat-Charvillon. Ce dernier, ayant été prévenu que sa vie était en danger, avait préféré trouver refuge dans sa famille à Manigod.

Quelles sont les raisons qui peuvent pousser un homme à abattre le desservant de Massongy ? Selon le rapport du Comité de Libération Nationale de l’arrondissement de Thonon-les-Bains, l’abbé Veyrat-Charvillon est « tenu par l’opinion publique comme le principal animateur et propagandiste »4228 de la Milice. Ce rapport n’hésite pas à affirmer que le prêtre « fournissait jusqu’aux draps pour vêtir »4229 les miliciens. Cette affirmation nous paraît exagérée car, pourquoi aurait-il fourni des draps pour vêtir les miliciens alors que ceux-ci sont habillés d’un uniforme remis par le gouvernement ? C’est un fait d’une bien plus grande importance qui semble lui être reproché. En effet, il est accusé d’être « l’auteur indirectement de l’arrestation et de la déportation en Allemagne de cinq personnes de Massongy »4230. A-t-il dit une parole de trop au sujet de ces personnes ? Peut-être. Cependant, il paraît peu probable qu’il les aient dénoncées à quelque autorité que ce soit. Ces cinq jeunes sont arrêtés et prétendent avoir été « vendus par le curé de Massongy »4231. Toujours d’après ce document du CLN de Thonon-les-Bains, l’abbé Veyrat-Charvillon est assez malin pour agir en secret et dans l’ambiguïté. Il ressort cependant que son action ne serait pas restée très longtemps secrète dans un petit village comme le sien4232. De plus, après sa fuite, Marcel Fert retrouve au presbytère des tracts anti- IVème République4233.

Dans sa déposition, Marcel Fert donne un certain nombre d’éléments qui peuvent nous permettre d’éclairer la situation. Ayant réussi à s’évader de Compiègne, il rejoint la Haute-Savoie. C’est alors qu’il est interné que des jeunes de la Résistance de Massongy l’informent des agissements de l’abbé Veyrat-Charvillon. Dans sa déposition, il déclare que le curé de Massongy « était souvent en relation avec [ceux] de Ballaison et de Fessy »4234. Il ajoute que, d’après l’opinion publique, « le curé de Massongy est le créateur et l’animateur de la Milice » dans sa paroisse, mettant sa cure à la disposition des miliciens et participant à leurs réunions. Toujours selon Fert, les onze membres du SOL seraient tous passés à la Milice, aucun n’ayant « démissionné et on peut dire sur les insistances du curé de Massongy »4235. Ces propos sont-ils exacts, ont-ils été rapportés fidèlement ou le témoin est victime d’une amertume passée face au prêtre ? Quoiqu’il en soit, le prêtre se réfugie à Douvaine, chez le garagiste où il reste un certain temps mais, devant la tournure que prennent les événements, il part à Manigod4236. Après son départ, le sous-préfet de Thonon-les-Bains suggère à l’évêché de « pourvoir au remplacement de l’abbé Veyrat-Charvillon par un nouveau desservant », ce qui permettrait de montrer que le clergé «  a fait l’objet d’un épuration comparable à celle opérée dans tous les milieux »4237. Le sous-préfet estime d’ailleurs que cela pourrait apporter un certain apaisement dans une zone qui a été particulièrement touchée par les agissements de la Milice.

L’abbé Louis Buffet, curé de Brenthonne, est également inquiété au lendemain de la Libération. Dans le cas présent, il semble que les attaques visent véritablement la personne, plus que le prêtre. Le nouveau maire de la commune4238, un communiste, rappelle au sous-préfet de Thonon-les-Bains que « ce n’est pas le pretre, qui a été visé en la personne de M. buffet, mais l’homme »4239. Est-ce à cause de son caractère ou de ses conceptions politiques ? Dans sa lettre, le maire, présente l’abbé Buffet comme « autoritaire, borné » et « matérialiste à l’excès »4240. Le reproche qui semble être fait à l’abbé Buffet est celui de n’avoir pas dissuadé les jeunes d’entrer dans la Milice. Selon le maire il « dirigeait sa paroisse à sa guise [et] il aurait pu éviter le recrutement de la Milice. […] Il n’aurait eu qu’un mot à dire en temps utile »4241. D’après l’enquête menée auprès de personnalités de la commune, il ressort que l’attitude du prêtre était « collaborationniste »4242 et que la cure « était un rendez-vous de miliciens [,] tous étaient chantres à l’église »4243. De plus la rumeur publique « l’accuse formellement d’être l’initiateur de la Milice »4244. Ces propos sont-ils véridiques ou sont-ils exagérés ? En tout cas, pour l’un des cinq miliciens de la commune, nous savons qu’il s’engage dans la Milice pour bénéficier d’un port d’armes légal, se sentant menacé par certaines personnes. Ce milicien est fervent catholique et père de deux futurs prêtres4245.

Concernant les idées politiques de l’abbé Buffet, nous savons qu’il écoute la radio et qu’il est informé du recul de l’Allemagne sur le front de l’est, ce qui laisse penser qu’il est possible de perdre la guerre contre les communistes4246. Il aurait alors laissé entendre qu’il espérait la victoire des Allemands afin de permettre la défaite du bolchevisme. Est-il pro-allemand et a-t-il vraiment favorisé le recrutement de la Milice dans sa paroisse ? Nous n’avons rien trouvé dans les archives, ou dans nos témoignages, qui infirmait ou confirmait ces idées. Cependant, nous savons qu’il aurait encouragé quatre de ses paroissiens à partir au STO, car lui-même gardait un bon souvenir de sa captivité entre 1914 et 19184247. Ces propos sont-ils exacts ou les paroissiens auraient signé un faux pour accuser le prêtre ? En effet, dans un courrier qu’il adresse au préfet, Mgr Pernoud rappelle que l’abbé Buffet aurait découragé ses propres neveux à partir au STO4248.

Contrairement à l’abbé Veyrat-Charvillon, le desservant de Brenthonne n’est pas menacé de mort, mais la municipalité demande simplement son remplacement4249. Mgr Cesbron aurait informé l’abbé Buffet de cette volonté et, selon Mgr Pernoud, l’abbé se serait rendu chez le maire afin d’obtenir de plus amples explications. Il semble que tout rentre dans l’ordre jusqu’au 2 novembre 1944, date à laquelle, le premier magistrat aurait déclaré au prêtre : « “Je vous donne huit jours pour quitter la paroisse” »4250. Devant cette décision, le desservant s’étonne, conteste et demande les raisons d’un tel désir. Le maire lui répond simplement : « “Parce que je ne puis rien faire à Brenthonne tant que vous êtes ici” »4251. Devant la tournure prises par les événements, le maire se défend de s’être rendu chez le prêtre, et ne lui aurait pas demandé de quitter la commune sous huit jours4252. Quels qu’aient été les moyens mis en œuvre, l’abbé Buffet quitte sa paroisse le 16 novembre pour se retirer à La Roche-sur-Foron, où il décède le 19 mars 19514253.

Le desservant de Cervens est également contraint de quitter sa paroisse et de partir plusieurs années loin du diocèse. L’abbé Vuarnet, successeur de l’abbé Bergier à Cervens, est sans doute inquiété à cause de sa provocation, en actes ou en paroles. Il est également vrai qu’un certain nombre de jeunes de sa paroisse sont exécutés au Grand-Bornand pour s’être engagés dans la Milice. Probablement lui reproche-t-on de ne pas avoir découragé ses paroissiens d’entrer dans les forces de Vichy. Devant les dangers qui se présentent à lui, l’abbé Vuarnet se rend à Douvaine au presbytère de son ami l’abbé Rosay. Malgré l’absence du prêtre, sa servante, mademoiselle Constantin, reçoit le curé de Cervens, et s’inquiète de savoir s’il pourrait arriver « jusqu’à Machilly »4254. Sans doute craignait-il le même sort que ses collègues.

Pour terminer avec le Chablais, nous pouvons citer le desservant de Vacheresse, l’abbé Albéric Fleury qui quitte sa paroisse après avoir entendu le message radio suivant : « l’amandier fleurit au printemps »4255. D’aucuns le considèrent comme collaborateur, sans doute à cause du bois qu’il a vendu au cours de la guerre4256.

L’archidiaconé de Thonon-les-Bains n’est pas le seul où les prêtres sont inquiétés, puisqu’un certain nombre le sont également dans celui d’Annecy.

L’abbé Jacquet, curé d’Étercy, disparaît en même temps que l’abbé Dermineur. Ayant disparu sans mot dire, la presse pense qu’il a subi le même sort que son confrère de Cercier. Le Réveil, des 9-10 décembre 1944, rappelle que « des inconnus ont enlevé dans son presbytère, le curé d’Étercy »4257. L’article précisant les faits, nous apprenons que c’est « dans la soirée [du] mercredi, vers 20 h 30, [que] quatre inconnus armés se sont présentés au presbytère d’Étercy [et] se sont emparés du curé […] et l’ont emmené en automobile. Il n’a pas été revu depuis »4258. Dans l’édition du 12 décembre, le journal revient sur ces informations, puisque la prévôté FFI de la Haute-Savoie communique que « l’abbé Jacquet n’a pas été enlevé, mais qu’il s’est sauvé pour se mettre en sécurité »4259.

Un rapport de gendarmerie du 18 décembre 1944 nous apprend que l’abbé Jacquet n’est pas « estimé dans sa paroisse », et qu’il est « réputé pour avoir eu des sentiments favorables à la Milice »4260. De plus, l’abbé se sentait menacé depuis l’enlèvement de l’un de ses confrères4261. Lorsque l’inspecteur Deville se rend à l’évêché en vue d’y obtenir des informations, il y apprend que l’abbé Jacquet est « revenu chez lui pour prendre des vêtements » et qu’à cette occasion, il a constaté la disparition d’une certaine somme d’argent, ainsi que celle de « sa montre et sa photographie placée dans son bréviaire »4262.

L’abbé Brison, desservant d’Argonnex, a sans doute dû craindre pour sa vie puisqu’il regagne son village natal4263 de Notre-Dame-de-Bellecombe. En 1941, il était chef de la Légion.

Étienne Fouilloux dans son tour de la « France catholique à la Libération »4264 évoque le cas de Doussard où le nouveau prêtre, l’abbé Menuz, trouve à son arrivée un écriteau où il peut lire : « Église à vendre, curé à pendre »4265. Cela s’applique sans doute plus au vicaire qu’au curé, qui est âgé et atteint de la maladie de Parkinson. Le vicaire est « sans malice et facile à compromettre »4266. Il est également vrai que Doussard compte quelques miliciens et que des événements tragiques s’y sont déroulés au début avril 1944, où des maquisards des Glières ont été abattus dans une ferme, peut-être sur dénonciation de miliciens de la commune. La Libération évoque l’interrogatoire du père et du fils Philippe ainsi que de l’abbé Périnelle4267.

Les menaces se poursuivent jusqu’en 1945. À cette date, l’abbé Domenjoud, curé de Vallières depuis 1920, est victime d’un attentat, le 19 mars4268. Suite à une lettre de menaces reçue le 31 décembre 1944, il choisit de s’éloigner de sa paroisse quelques temps, en se rendant dans sa famille, à Sevrier. Estimant que les choses ont dû se calmer, il décide de revenir à Vallières, le 15 mars4269, et quatre jours plus tard, une bombe explose dans le jardin du presbytère, ne faisant que des dégâts matériels. Devant cet acte, il porte plainte et déclare aux gendarmes : « si réellement j’avais été un collaborateur comme quelques-uns le prétendent, il y aurait eu des suites très graves pour la paroisse ». Il poursuit en déclarant avoir demandé au président du comité d’épuration d’Annecy « d’être jugé » et que s’il était reconnu coupable, « d’être condamné »4270. Nous ne connaissons pas les raisons exactes de cet attentat qui intervient alors que le département est libéré depuis déjà plus de six mois.

Dans une lettre qu’il adresse au ministre de l’Intérieur, le préfet rappelle que « ces actes dont [les prêtres] ont été victimes sont la conséquence de haines tenaces, car il ne faut pas oublier que [le] département a souffert plus que bien d’autres des procédés de la Milice. Il est pénible de penser que quelques ecclésiastiques ont pu passer pour les complices d’un pareil groupement alors que nombre de leurs confrères prenaient une part si belle dans la résistance »4271. Il est tout de même surprenant de constater que, dans un diocèse aussi pratiquant que celui d’Annecy, cinq prêtres ont été assassinés. Il semble que les assassins ne soient pas des diocésains mais bien des personnes de l’extérieur. Il est également à noter que les prêtres exécutés ou inquiétés se situent à l’ouest d’une ligne fictive Thonon-La Clusaz, et plutôt dans l’avant-pays, comme si, dans les montagnes, la situation avait été différente, comme si les prêtres s’étaient engagés aux côtés de la résistance ou n’avaient pas pris part aux luttes fratricides.

Notes
4223.

ADHS, 15 W 26. Lettre du vicaire général Pernoud au préfet, 18 novembre 1944.

4224.

Ibid.Lettre du préfet au ministre de l’Intérieur, 17 janvier 1945.

4225.

Ibid. Lettre du vicaire général Pernoud au préfet, 18 novembre 1944.

4226.

Ibid.Lettre du préfet au ministre de l’Intérieur, 17 janvier 1945.

4227.

Nous pouvons nous demander s’il ne s’agit pas du même tueur que celui qui a participé à l’assassinat de l’abbé Bergier.

4228.

ADHS, 15 W 26. Rapport du Comité de Libération National de Thonon-les-Bains. Le président au sous-préfet, 18 décembre 1944.

4229.

Ibid.

4230.

Ibid.

4231.

ADHS, 15 W 26. Rapport du Comité de Libération National de Thonon-les-Bains. Déposition de Marcel Fert, 18 décembre 1944.

4232.

Ibid. Rapport du CLN de Thonon-les-Bains. Le président au sous-préfet, 18 décembre 1944.

4233.

Ibid.M. Fert déclare s’être rendu à la cure pour trouver le prêtre. La bonne lui ouvre la porte de la chambre du prêtre où Fert trouve les tracts.

4234.

Ibid. Déposition de Marcel Fert, 18 décembre 1944. Il ne faut pas oublier non plus que ces paroisses dépendent du même archiprêtré que Massongy. Les relations qu’il entretient avec ces deux prêtres peuvent également être professionnelles.

4235.

Ibid.

4236.

Entretien avec A. Métral.

4237.

ADHS, 15 W 26. Lettre du sous-préfet de Thonon-les-Bains au préfet, 21 décembre 1944.

4238.

Le président de la délégation spéciale, Louis Lepan, a été abattu par la Résistance, dans des circonstances et pour des motifs qui restent encore peu clairs.

4239.

ADHS, 15 W 26. Lettre du Maire au sous-préfet, 9 décembre 1944.

4240.

Ibid.

4241.

Ibid.

4242.

Ibid.Rapport de l’activité de Monsieur le curé de Brenthonne.

4243.

Ibid.

4244.

Ibid.

4245.

Entretien avec X, le 9 octobre 2002.

4246.

Ibid.

4247.

ADHS, 15 W 26. Attestation des quatre paroissiens. Voir cette attestation en annexe n° 102. Cf. supra, p. 358.

4248.

Ibid.Lettre de Mgr Pernoud au préfet, 18 novembre 1944.

4249.

Ibid.

4250.

Ibid.

4251.

Ibid.

4252.

Ibid.Lettre du maire au sous-préfet, 9 décembre 1944.

4253.

Nouveau supplément au dictionnaire …., op. cit., p. 927.

4254.

Résistance non violente, la filière de Douvaine..., op. cit., p. 24.

4255.

Entretien avec l’abbé Cl. Chatelain.

4256.

Entretien avec l’abbé M. Birraux.

4257.

Le Réveil, 9-10 décembre 1944.

4258.

Ibid.

4259.

Ibid., 12 décembre 1944.

4260.

ADHS, 15 W 26. Rapport de l’inspecteur Deville au commissaire principal de la 19e brigade de police judiciaire à Annecy, 18 décembre 1944.

4261.

Ibid.

4262.

Ibid.

4263.

Ibid.

4264.

e. fouilloux, Les chrétiens…, op. cit., p. 205.

4265.

l. menuz, Souvenirs…, op. cit., p. 9.

4266.

Ibid., p. 6-7.

4267.

La Libération, n° 50, 20 octobre 1944. C’est par erreur que le vicaire est nommé Périnelle. Il s’agit en fait de l’abbé Périnet.

4268.

ADHS, 15 W 25. Rapport de gendarmerie n° 225, 20 mars 1945.

4269.

Ibid.

4270.

Ibid.

4271.

ADHS, 15 W 26. Lettre du préfet au ministre de l’Intérieur, 17 janvier 1945.