Le sanctuaire de la Bénite-Fontaine, à La Roche-sur-Foron, remonte à l’épiscopat de saint François de Sales. Une source miraculeuse y avait été découverte dans le vallon, et en 1617, l’évêque vint officialiser la naissance de ce sanctuaire. Au XIXe siècle, Mgr Magnin avait fait construire une petite chapelle pour honorer la patronne des lieux, Notre-Dame, à qui il avait été présenté enfant et qui l’avait guéri. Le pèlerinage à la Bénite-Fontaine était tombé non pas en désuétude mais dans un relatif oubli. Ce n’est qu’avec l’arrivée d’un nouvel aumônier, en 1937, que l’activité reprend. Le chanoine Chavanne, docteur en théologie, vicaire à La Roche-sur-Foron puis professeur au grand séminaire, redonne vie au vallon par les travaux successifs qu’il y fait réaliser et relance les pèlerinages. C’est en 1938-1939 que les paroisses « amorcent un retour vers le sanctuaire salésien »4275. La guerre ralentit le mouvement. Toutefois, la cérémonie organisée, en septembre 1945 marque l’apogée du sanctuaire.
Aumônier de l’UDH, le chanoine Chavanne parcourt le département pour mettre en garde ses militants des dangers d’une adhésion trop grande au régime de Vichy. C’est lui qui organise le grand pèlerinage des rapatriés, précédant de quelques mois la venue de Notre-Dame de Boulogne. C’est l’une des dernières grandes cérémonies organisées par le recteur puisqu’il meurt en janvier 1946.
Comme nous l’avons vu précédemment, le diocèse n’a de cesse de penser aux prisonniers de guerre qui vivent leur captivité outre-Rhin. Les initiatives – qu’elles soient spirituelles, avec les messes de la LFACF, ou matérielles, avec les colis envoyés par les mouvements de l’ACJF, l’aide aux familles des prisonniers – montrent que les Savoyards n’oublient pas leurs compatriotes, dont le retour se fait à partir de mai 1945. Les prisonniers doivent se réhabituer aux mentalités qui ont évolué, aux visages qui ont changé. Ceux qui ont vécu pendant soixante mois une camaraderie de misère doivent rompre du jour au lendemain les liens tissés au fil des épreuves et des années. C’est donc pour eux et pour les déportés que le chanoine Chavanne organise la journée du 8 septembre 1945, jour de la nativité de la Vierge. Le recteur de la Bénite-Fontaine semble avoir une dévotion particulière pour la Mère de Dieu. Au cours de la guerre n’avait-il pas institué la croisade du chapelet pour les familles ?4276
Mgr Cesbron, dont la devise se place « Sous la lumière de Marie », ne peut qu’encourager cette initiative. La dévotion mariale n’est pas propre au diocèse, comme le montrent les foules qui se rendent sur le passage de Notre-Dame de Boulogne. Le chanoine Berthoud, prisonnier et rapatrié pour cause de maladie4277, nous rappelait que « toutes les périodes de misère et de malheur amènent les hommes à une introspection et à se raccrocher à une vie spirituelle »4278. Pour lui, au lendemain de la Libération, la France a eu besoin de « se ressourcer matériellement et spirituellement », ce qui expliquerait la forte dévotion mariale d’après-guerre4279. Ces propos doivent être nuancés par ceux de Christian Sorrel qui rappelle que les « années de guerre s’intègrent, à vrai dire, dans un cycle décennal : l’actualité tragique nourrit une quête de spiritualité qui s’appuie sur la dynamique de l’action catholique et est en phase avec le mouvement marial, de la célébration du troisième centenaire du vœu de Louis XIII (1938) à la promulgation du dogme de l’Assomption (1950) en passant par la consécration de l’humanité au Cœur immaculé de Marie (1942) »4280. L’épreuve de la guerre permet sans doute un certain maintien de la dévotion. Les années 1945 et 1946 voient l’apogée des grandes manifestations religieuses qui semblent ne plus connaître une telle intensité après cette date.
C’est en juillet 1945 que Mgr Cesbron invite ses diocésains à « faire ce pèlerinage d’actions de grâces, dont [il avait] parlé si souvent, [eux] qui [étaient] restés ici, et auquel pensaient, là-bas, ceux qui attendaient, souffraient et vivaient en confesseurs de la foi »4281. Il demande aux « exilés d’hier »4282 de venir avec leurs familles, et avec les prisonniers de 1914-1918, leurs aînés. C’est tous ensemble qu’ils prieront pour la santé des rapatriés, pour leur travail, pour leur avenir, et pour tous ceux qui sont tombés loin du pays. Leurs prières s’élèveront pour la France et pour la paix, celles des peuples et celles des cœurs4283. L’importance de la manifestation est telle que les pèlerinages traditionnels des Allinges et de la Visitation, qui d’ordinaire se tiennent le 14 septembre, n’ont pas lieu en 19454284. Les ligueuses sont alors invitées à s’unir aux « rapatriés pour venir remercier la Très Sainte Vierge de leur retour, porter leur action de grâces pour la libération de la France et pour prier pour l’avenir [du] pays »4285. Ce premier grand pèlerinage d’après-guerre s’inscrit dans une démarche voisine de celle de Notre-Dame de Boulogne qui vise à remercier la Vierge pour la libération de la France et le retour des absents.
La semaine précédant le pèlerinage du 8 septembre, Mgr Cesbron rappelle à ses diocésains, qu’ils pourront se confesser à la Bénite-Fontaine4286, et bénéficier de la faveur accordée par Pie XII à propos de la dispense du jeûne eucharistique. En vertu « d’un Indult spécialement accordé […] les pèlerins qui prendront part au Pèlerinage […] seront dispensés du jeûne eucharistique à condition qu’ils n’aient pris aucune boisson et aucune nourriture durant les trois heures qui précédent la communion »4287 .
Entre quinze et vingt mille pèlerins4288 se pressent autour du sanctuaire marial, où les prières, et les communions fusent de toute part, à l’occasion d’une « journée du souvenir et de la reconnaissance »4289. Mgr Cesbron, accompagné de ses vicaires généraux Pernoud et Duval, célèbre deux offices, un le matin, et l’autre l’après-midi. D’autres allocutions sont prononcées par des prêtres anciens prisonniers ou déportés. Tous expriment le même souhait, à savoir que la France ne perde pas le sacrifice de ses enfants morts dans les camps. L’abbé Bellon, curé de Servoz, prisonnier et ancien aumônier du stalag I A, invite tous les pèlerins à « former une chaîne d’amour »4290 pour reconstruire la France. Comme ses camarades, il exprime sa déception d’avoir « retrouvé l’égoïsme, au lieu d’une France unie, une France divisée plus que jamais »4291. Ils n’admettent pas « qu’on étouffe la voix des captifs, [et] que la France devienne le champ clos des profiteurs, monnayant les souffrances »4292. L’abbé Truffy, revenu depuis peu de Dachau, exprime une idée semblable4293. Pour lui, la souffrance dans les camps était celle nécessaire pour sauver la France. Il estime que Notre-Dame de la Bénite-Fontaine aurait pu dire aux prisonniers, comme aux déportés : « Va, mon petit, va jusqu’au Calvaire, pour sauver la France, pour sauver le monde »4294. Nous retrouvons ici l’idée qui avait été émise, en 1940, à propos du triptyque péché, châtiment, rachat. Ce dernier devait se faire dans la souffrance, et celle-ci passait par les camps de prisonniers. Dans son allocution de l’après-midi, Mgr Cesbron déclare compter sur ceux qui reviennent « des ombres de la mort », eux qui ont porté « si haut le renom de la France chrétienne » pour qu’ils réapprennent autour d’eux « à préférer le travail à la paresse, la conscience à l’argent, la belle tenue au laisser-aller »4295. Les morts sont symboliquement représentés par trois tombes4296, surmontées d’une croix, devant lesquelles l’évêque s’incline.
Ce spectacle « incomparable »4297, une grandiose manifestation de foi, est un acte de reconnaissance envers ceux qui ont souffert dans leur chair et dans leur âme. C’est également l’occasion pour les rapatriés de remercier ceux qui ont prié pour eux. Mgr Cesbron bénit l’ex-voto, offert par les rapatriés à Notre-Dame. Cette œuvre, de Constant Demaison, représente la Vierge, entourée par des « prisonniers et des déportés rayonnants des camps d’exil et de torture, [qui] leur présente son divin fil sur ses genoux qu’enlacent de leurs bras qui se rejoignent un rapatrié et sa femme pendant que des mères, des épouses et des enfants sont agenouillés aux pieds de Notre-Dame »4298.
Le 13 septembre4299, Mgr Cesbron félicite ses diocésains d’être venus aussi nombreux dans le frais vallon. Il les remercie surtout d’avoir été aussi beaux à toutes les cérémonies, que ce soit le matin, autour de l’autel, ou le soir auprès des « tombes et des croix, près de l’ex-voto, si touchant de [leur] reconnaissance, [leur] gratitude envers Notre-Dame »4300. Environ trois mille cinq cents hosties sont distribuées, ce qui signifie donc qu’un quart seulement des pèlerins communie.
À la différence des cérémonies entourant la venue dans le diocèse de Notre-Dame de Boulogne, la cérémonie de la Bénite-Fontaine ne s’inscrit pas dans une optique de mission destinée à réveiller les consciences endormies. Cette journée du 8 septembre 1945 est véritablement l’expression de la reconnaissance des diocésains envers Notre-Dame, si souvent invoquée au cours des années de guerre. Sa splendeur n’est que prélude à ce que rencontre la statue de Notre-Dame de Boulogne lors de son passage dans le diocèse en 1946.
c. sorrel, « Les sanctuaires contemporains entre ancrage régional et enjeux nationaux. Les mutations du pèlerinage dans les diocèses de Savoie », Mélanges de l’Ecole Française de Rome. Italie et Méditerranée, t. 117, vol. 2, 2005, p. 588.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 38, 19 septembre 1946, p. 546.
Il est décédé en 2007.
Entretien avec le Chanoine Berthoud.
Ibid.
c. sorrel, « Les sanctuaires contemporains…», Mélanges de l’Ecole Française de Rome. Italie et Méditerranée…, op. cit., p. 588.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 28, 12 juillet 1945, p. 265.
Ibid.
Ibid.
Revue du Diocèse d’Annecy, no 34, 23 août 1945, p. 315.
Ibid.
Ibid, nos 35 et 36, 30 août et 6 septembre 1945, p. 321.
Ibid.
Ibid., n° 37, 13 septembre 1945, p. 342. Au moment du décès du chanoine Chavanne en 1946, la presse donnera le chiffre de 14 000 pèlerins.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Ibid., p. 343-344.
Ibid., p. 344.
Ibid., p. 345.
Elles symbolisent le souvenir des « soldats morts au champ d’honneur, de leurs frères reposant sur la terre de l’exil et de toutes les victimes civiles ».
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 37, 13 septembre 1945, p. 337.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 37, 13 septembre 1945, p. 343.
Ibid.
Ibid.