b. Les lois Marie et Barangé, la fin d’une guerre scolaire ?

La première accorde des bourses aux élèves scolarisés dans les établissements privés, alors que grâce à la seconde, une allocation scolaire est versée par enfant et par trimestre à l’association des parents d’élèves des établissements privés et au conseil général pour ceux du public. Il est surprenant de constater que les journaux catholiques restent assez discrets sur ces lois. La Revue du Diocèse d’Annecy les évoque le 4 octobre 19514525, alors que Le Courrier Savoyard du 5 septembre avait simplement évoqué les projets de loi4526.

Dans le diocèse d’Annecy, comme ailleurs, cette décision entraîne la satisfaction des défenseurs de l’enseignement libre alors que les fervents de la laïcité montrent leur opposition. Une note des renseignements généraux du 7 novembre 1951 évoque la création des Comités de défense laïque, mouvement d’opposition à la loi Barangé. Ces comités, formés au niveau communal, adressent leur mécontentement à l’autorité préfectorale. Tel est le cas du comité de défense laïque d’une commune voisine d’Annecy4527 où la municipalité est socialiste. Le manifeste pour la défense de l’école laïque rappelle que « la France [qui] a trop souffert de guerres civiles d’ordre spirituel au cours de son histoire avait trouvé du début du siècle à 1940 la paix des consciences, jusqu’à ce que Pétain avec une nouvelle législation scolaire ait essayé de ranimer les haines religieuses et de ce fait favorisé l’asservissement du pays. En 1945 les libérateurs ont compris que, pour refaire l’unité, il fallait abroger ces lois. Dans ce même souci de concorde nationale, le comité de défense laïque proteste vigoureusement contre les lois préparant une aide publique à des écoles privées, prélude à d’autres mesures portant atteinte aux institutions républicaines telles que la sécurité sociale, législation sociale avant d’attenter aux libertés individuelles, si chèrement conquises par nos ancêtres de 1789 »4528.

Alors que les défenseurs de la laïcité s’organisent, ceux de l’école privée se constituent – également – en association. La Revue du Diocèse d’Annecy appelle tous les groupes de parents d’élèves, formés dans le cadre de l’APEL, à donner à leur association une existence juridique en se constituant en association loi 19014529. Un appel est alors lancé pour que toutes les familles ayant un enfant inscrit en primaire adhèrent à l’APEL ; les parents doivent pour cela s’acquitter d’une cotisation4530. La même chose est demandée pour ceux qui ont des enfants dans les établissements secondaires et les pensionnats4531. La mobilisation se fait également chez les parents chrétiens dont les enfants sont scolarisés dans le public, puisqu’ils créent – sans doute au début 1952 – l’association des parents chrétiens d’élèves des écoles publiques. Le 21 décembre 1951, l’abbé Levet, en charge des mouvements d’enfance, lance un appel à tous les prêtres, en leur demandant de créer ce type d’association. Un travail étroit est d’ailleurs fait dans ce sens avec la FNAC.

Cette association, dont le siège social4532 est à la Maison du Peuple, se donne pour but de « grouper les chefs de famille soucieux d’assurer l’éducation chrétienne de leurs enfants fréquentant l’école publique en vue d’exercer toutes activités tendant à la réalisation de cette fin »4533. C’est pour cette raison, mais aussi pour permettre l’épanouissement des enfants dans un climat de collaboration et de confiance4534, que les membres sont en contact avec les autorités académiques et le personnel enseignant. L’association, héritière lointaine de l’association des pères de famille, veille également « à ce que la laïcité soit scrupuleusement respectée à l’école publique, dans le sens défini par les instructions annexées au programme de 1887 »4535.

Au printemps 1952, le comité départemental croit « bon de ne pas demander au conseil général la disjonction des 10 % de l’allocation scolaire pour les œuvres éducatives »4536. Ce dernier ayant alors décidé que 80 % de l’allocation serviraient au matériel et à l’entretien de chaque école et que les 20 % restant seraient utilisés pour alimenter une caisse cantonale de compensation pour les communes déshéritées. Or, d’après la réunion tenue en janvier 1953, le comité départemental rappelle qu’en fait une part de l’argent « est allée directement ou indirectement aux œuvres éducatives laïques, groupées autour de l’école »4537. C’est l’occasion pour l’aumônier des mouvements de jeunesse de rappeler l’urgente nécessité de la constitution des groupes « Âmes Vaillantes » et « Cœurs Vaillants » en ville et « Fripounet et Marisette » à la campagne. Afin d’être le mieux informé possible, l’abbé Levet multiplie les rencontres avec les politiques. C’est ainsi qu’il est reçu par Louis Martel, président du conseil général, ou encore qu’il demande un rendez-vous à François de Menthon, député. Toutefois, ce dernier est peiné de ne pouvoir honorer la demande de l’abbé Levet puisqu’il doit s’occuper de la présidence de l’assemblée à Strasbourg4538.

Pendant quelques années, la situation semble se calmer, même si en 1956 de nouvelles menaces pèsent sur l’enseignement libre. Les élections de janvier ont permis la victoire du Front républicain, ce qui menace grandement la loi Barangé. Le 19 février 1956, Mgr Cesbron fait lire dans toutes les églises et chapelles – sans commentaire – un communiqué concernant « la Liberté d’enseignement »4539, où il rappelle que les Catholiques à la suite de l’épiscopat veulent la paix scolaire4540. Il rappelle qu’à l’occasion des élections de janvier, « les Catholiques ont fait tout ce qui dépendait d’eux pour que la question scolaire ne devint pas l’enjeu des luttes électorales »4541. Évoquant les problèmes français, il rappelle que le pays « a de rudes épreuves à supporter, en ce moment. Pour remplir son rôle dans le monde, [la France] a besoin d’une amitié vraie et profonde entre tous ses fils »4542.

Frédéric Le Moigne souligne qu’en 1956, contrairement à 1950-1951, l’épiscopat ne lance pas une mobilisation contre le Front républicain4543, l’obéissance à Rome ayant été respectée. Cependant, en novembre, les Catholiques se mobilisent à nouveau. Le 7 novembre 1956, le préfet informe le ministre de l’Intérieur que « l’annonce de la mise en discussion devant l’Assemblée Nationale, du projet d’abrogation de la Loi Barangé a soulevé dans [son] département une vive émotion »4544. Il ajoute même qu’une réunion a été organisée par le comité des écoles libres et qu’ elle a connu une « très grosse affluence »4545. C’est à cette même période que de nombreux parents d’élèves adressent aux différentes municipalités une supplique demandant de transmettre leur mécontentement au gouvernement. Citons l’exemple d’une paroisse des rives du Léman, où les parents écrivent que « l’abrogation des lois tendant à instaurer dans [le] pays un minimum de justice scolaire aurait pour premier effet de faire peser une pression intolérable sur les familles qui, suivant leur droit, ont confié leurs enfants à l’école libre, d’accroître jusqu’à les rendre insolubles, les difficultés financières qui pèsent sur les écoles et de condamner les maîtres à une misère imméritée. Elle diviserait le Pays d’une manière profonde et irrémédiable au moment où de graves événements4546 exigent plus que jamais l’union de tous les Français »4547. Dans ces conditions les parents « font les plus expresses réserves sur les conséquences d’un conflit dont ils ne sont nullement responsables et qui seraient de la plus haute gravité pour la Paix intérieure et l’Unité Nationale »4548. Il semble que face à la situation nationale, la question scolaire ne prend pas l’ampleur qu’elle aurait pu avoir dans un contexte différent ou quelques décennies plus tôt.

Le 6 décembre 1959, quelque sept mille4549 pères de familles, membre de l’APEL se réunissent à La Roche-sur-Foron, en présence de Mgr Cesbron et du chanoine Fuzier. Vingt conseillers généraux, parmi lesquels le président Lavy, de nombreux maires et conseillers municipaux, parmi lesquels Bosson ou Métral, participent à la rencontre4550. L’assemblée vote la motion suivante : « Les parents d’élèves de l’Enseignement libre de Haute-Savoie […] n’oublient pas qu’ils ont librement choisi, il y a cent ans4551, d’appartenir à la France, terre des libertés. [Ils] réaffirment leur attachement à la démocratie et à la République, gardienne et garante des libertés fondamentales des citoyens dont la liberté d’Enseignement est un élément essentiel. [Ils] demandent que cette liberté d’Enseignement soit rendue accessible à tous les citoyens par le moyen d’un statut approprié en permettant l’exercice normal4552. De l’avis même de la direction des renseignements généraux l’affluence a « surpris par son importance, les organisateurs mêmes »4553. Le rapport souligne que la salle prévue initialement au collège Sainte-Marie se trouve trop petite suite à un – trop – grand nombre d’inscriptions. C’est pour cette raison qu’en fin de semaine, « les organisateurs ont dû […] non seulement prévoir une deuxième salle, mais faire procéder à des installations de micros dans les dégagements de l’établissement »4554. La loi Debré de décembre 19594555 clôt le débat pour quelques années encore. Par ces dispositions, elle permet aux établissements privés de passer des contrats avec l’État. D’une certaine façon, elle aide l’enseignement libre, mais, en même temps, elle le surveille. Les défenseurs de la laïcité s’opposent à ces dispositions, cependant la mobilisation est sans doute réduite par rapport aux événements qui se déroulent en Algérie et qui préoccupent la population.

Les attentions que Mgr Cesbron porte aux questions de l’école libre et des vocations, montre qu’il prévoit l’avenir de son diocèse. Il ne veut sans doute pas que celui-ci connaisse le même sort que d’autres en France, qui n’ont plus vraiment de vie religieuse en leur sein. Désireux de toujours entretenir la flamme de la foi chez les fidèles, l’évêque n’hésite pas à ouvrir son diocèse aux méthodes nouvelles de ce qui deviendra la sociologie religieuse. En effet, Mgr Cesbron, conservateur sur certains points, fait participer son diocèse aux premières enquêtes du chanoine Boulard. Ces dernières dont le but est de connaître avec précision la situation de la pratique religieuse, à un moment donné, est importante pour prévoir l’avenir, qui semble s’assombrir de plus en plus.

Notes
4525.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 40, 4 octobre 1951, p. 610.

4526.

Le Courrier Savoyard, 5 septembre 1951.

4527.

ADHS, SC 15 636.

4528.

ADHS, SC 15 636.

4529.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 40, 4 octobre 1951, p. 611.

4530.

Pour le primaire, elle est de soixante-quinze francs et pour le secondaire et les pensionnats de cent cinquante francs.

4531.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 40, 4 octobre 1951, p. 611.

4532.

Le président est Francis Maréchal (maire de Pers-Jussy). Le secrétaire est Claude Chevallier (commerçant à Reignier, président de la FNAC).

4533.

ADA. 8 J. Enseignement public. Boîte Loi Barangé. Statuts de l’association. Article II.

4534.

Ibid.

4535.

Ibid.

4536.

Ibid.

4537.

Ibid.

4538.

Ibid. Lettre du 6 mai 1953 de François de Menthon à l’abbé Levet.

4539.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 7, 16 février 1956, p. 96.

4540.

Ibid.

4541.

Ibid.

4542.

Ibid.

4543.

f. le moigne, Les évêques français…, op. cit., p. 272.

4544.

ADHS, SC 29 754.

4545.

Ibid.

4546.

Il s’agit des problèmes d’Algérie. Le printemps a également été marqué par l’indépendance de la Tunisie et du Maroc, le rappel de plus de 50 000 réservistes en mai et l’allongement de la durée du service national, notamment pour les appelés qui sont en Algérie depuis 1955.

4547.

ADHS, SC 21 717.

4548.

Ibid.

4549.

ADHS, SC 29 754. Le préfet estime quant à lui qu’il n’y a eu que 6000 participants, dans sa lettre qu’il adresse au premier Ministre et au ministre de l’Intérieur, le 7 décembre 1959.

4550.

Le Courrier Savoyard, 10 décembre 1959.

4551.

Nous retrouvons ici la référence à 1860, comme au moment des Inventaires de 1906. Cf. supra, p. 59 et suiv.

4552.

Le Courrier Savoyard, 10 décembre 1959.

4553.

ADHS, SC 29 754. Rapport de la direction des renseignements généraux, 7 décembre 1959.

4554.

Ibid.

4555.

Loi n° 59-1557 du 31 décembre 1959 sur les rapports entre l’État et les établissements d’enseignement privés. (Publiée au Journal officiel du 2 janvier 1960.)