e. L’économie et l’aire géo-culturelle influencent-elles la pratique ?

La comparaison des cartes de la pratique religieuse et celles dressées par Émile Callot, montre qu’un lien existe entre activités économiques et pratique religieuse. Il ressort de cette confrontation que les cantons de pratique plutôt forte sont ceux qui connaissent une forte concentration de l’activité agricole. À l’inverse ceux qui présentent les taux les plus faibles de pratique sont ceux qui ont la plus forte concentration d’activité ouvrière. Ainsi, nous pouvons par exemple souligner que les cantons de faible pratique sont en règle générale ceux qui ont le moins de personnes vivant de l’agriculture. Citons par exemple Chamonix qui voit 5,6 % de sa population travailler la terre, alors qu’ils sont 6,8 % à Cluses ou encore 8,1 % pour Annemasse. Dans les cantons de Faverges et de Bonneville, le monde agricole occupe encore une place non négligeable dans la part de la population active avec 22,9 % et 26,6 %4882, bien que les ouvriers soient plus nombreux avec des taux respectivement de 50 % et de 38,7 %. Une situation semblable se retrouve à Ugine. Il semble donc que la proportion d’ouvriers par rapports aux agriculteurs puisse avoir un rôle à jouer dans les taux de pratique4883. Il est nécessaire cependant de souligner qu’il existe des exceptions, comme le canton de Reignier. Ce dernier figure parmi ceux qui enregistrent les taux de pratique les plus faibles et pourtant la part de population agricole (42,9 %) est plus importante que celle des ouvriers (26,2 %).

Si la présence massive d’ouvriers peut servir à expliquer le phénomène de détachement, il n’en reste pas moins vrai que la présence importante d’agriculteurs est souvent concomitante d’une pratique élevée. Est-ce parce que les cantons encore agricoles sont souvent dans des vallées et donc moins ouverts sur l’extérieur, plus attachés à la tradition et plus réticents aux changements ? D’ailleurs dans ces cantons, les activités ouvrières sont plutôt rares. Tel est le cas dans ceux que nous avons présenté comme ayant une forte pratique, tels que Thorens, Cruseilles, Frangy, Thônes, Boëge, Abondance ou encore du Biot, où les taux de population active agricole varient entre 65,7 % et 37,2 % ; alors que pour les ouvriers ces taux oscillent entre 15,3 % et 20,9 %4884. Le canton de Sallanches enregistre une légère supériorité des ouvriers par rapport aux agriculteurs4885. Seuls les cantons d’Annecy-Nord et Sud enregistrent des taux d’ouvriers supérieurs à ceux des agriculteurs, tout en restant parmi les cantons ayant une pratique supérieure à la moyenne diocésaine4886.

Pour les cantons qui présentent des taux de pratique voisins de la moyenne diocésaine, nous pouvons constater que la répartition entre population active agricole et ouvrière se fait de façon beaucoup moins décalée que dans ceux où la pratique est très bonne4887. En effet, pour les cantons d’Alby-sur-Chéran, de Seyssel, de Saint-Julien-en-Genevois, de Douvaine, de Taninges ou encore de Samoëns, les agriculteurs sont supérieurs aux ouvriers mais de façon non excessive. Saint-Jeoire-en-Faucigny, La Roche-sur-Foron ou encore Thonon-les-Bains et Évian présentent un phénomène inverse puisque les ouvriers y sont les plus nombreux. Toutefois pour le maintien de la pratique sans doute est-il nécessaire de prendre en considération le fait que ces cantons présentent une ressemblance géographique : une zone de plaine et une zone plus élevée où les traditions à la fois économiques et religieuses semblent être plus conservées.

Sans doute la composition socio-professionnelle des cantons permet d’expliquer le maintien ou non de la pratique dans le diocèse. Cependant, ce critère ne semble pas être le seul à prendre en considération ; l’emplacement géographique de ces catégories paraît être à l’origine de la variation de la pratique. Si nous prenons l’exemple des ouvriers, nous pouvons constater qu’ils pratiquent plus dans le canton de Thônes que dans celui de Cluses. Si dans le premier cas, les différences entre pascalisants et messalisants ouvriers ne sont pas importants (3,36 %), la situation est différente à Cluses où il est de 13,07 %4888. De la même façon, dans le canton de Cruseilles, la différence de pratique, entre les petits commerçants pascalisants et messalisants est de 34,63 %4889. À l’inverse, dans les cantons de faible pratique, les CSP d’ordinaire considérées comme plutôt ferventes, pratiquent moins que la moyenne diocésaine. Dans les cantons de pratique moyenne, les taux par CSP se rapprochent de ceux de l’ensemble du diocèse. Il apparaît donc que les variations de la pratique par catégories socio-professionnelles varient en fonction de la courbe générale. La réalisation d’un graphique montre ce phénomène. En comparant le nombre des messalisants (hommes uniquement) chez les agriculteurs, les ouvriers et les petits commerçants, avec la courbe de pratique générale, il est possible de constater que sauf exceptions, la pratique des CSP suit le même mouvement que celle de la pratique diocésaine4890.

Les facteurs géo-culturels influencent la pratique sur le fond et ce sur la longue durée, alors que les facteurs socio-professionnels, liés aux changements économiques et sociaux, influencent davantage le présent4891.

Toutes les catégories socio-professionnelles ne réagissent pas de la même façon face à la pratique. Chez certaines, les attitudes masculines et féminines face à la pratique sont quasi similaires. Tel est le cas chez les agriculteurs (Hommes et Femmes) qui restent la catégorie la plus pratiquante4892. Viennent ensuite les cadres supérieurs qui présentent également un taux de pratique semblable entre hommes et femmes, alors que les ouvriers sont ceux qui offrent les moins bons taux, qu’il s’agisse des hommes ou des femmes4893. Pour les autres catégories, les habitudes de pratique varient selon les sexes et selon les cérémonies. Les petits commerçants ou les hôteliers sont plus assidus aux cérémonies pascales qu’à la messe dominicale4894. Il faut sans doute voir dans cette attitude une influence de leur travail et nous rejoignons ici la conclusion faite par un prêtre lors de l’enquête sociologique de la vallée de l’Arve : l’appât du gain prime souvent sur les intérêts spirituels4895. La Haute-Savoie semble d’ailleurs faire partie des zones les mieux équipées « au point de vue touristique » et c’est l’un des départements « qui reçoit le plus d’étrangers »4896. Mais l’étranger n’est pas le seul responsable de la diminution de la pratique, le déracinement peut également expliquer la baisse de pratique. Ainsi, le constat fait le doyen Le Bras, puis plus tard par le chanoine Boulard, peut s’appliquer à certains fidèles annéciens. En effet, les deux pionniers de la sociologie religieuse rappellent que la transplantation d’un « simple fidèle […] d’un lieu à un autre » peut être « l’occasion d’un abandon de la pratique »4897.

D’autres éléments entrent en considération pour apprécier les raisons du détachement. Comme en 1901, il y a un brassage de population avec l’arrivée de personnes étrangères au diocèse ; mais il y a également les influences liées à l’entrée de la société dans les « Trente Glorieuses ». Pour la Haute-Savoie, c’est le développement des sports d’hiver et de ses stations qui modifient le visage des villages savoyards, qui accueillent les premiers touristes4898. Dans certaines zones, les chalets d’alpage se transforment pour accueillir les skieurs4899. Déjà en 1945, le chanoine Boulard évoquait la question de l’apparition d’idées nouvelles, lorsqu’il écrivait : « quand une civilisation laïque et matérialiste pénètre la chrétienté, par certaines brèches dans la muraille (les estivants, la radio, la presse), la foi, davantage combattue, mais peut-être pas davantage éclairée, tout aussi routinière, s’anémie ; même si la pratique augmente encore sous l’action du curé dont l’autorité continue de se maintenir… »4900. Le développement industriel des cluses de l’Arve et d’Annecy est également à prendre en considération. La guerre a modifié un certain nombre d’éléments qui auraient sans doute eu lieu, mais n’a-t-elle pas été – dans une certaine mesure – un accélérateur par le brassage d’idées et de population ? Il aurait été intéressant de connaître la pratique pascale au moins dans l’entre-deux-guerres afin de pouvoir établir avec précision le rôle que le conflit, et surtout la Résistance, a pu avoir sur le comportement religieux des diocésains.

Le rôle joué par l’action catholique ne doit pas être laissé de côté et il est intéressant de s’interroger sur le rôle joué par les mouvements d’action catholique dans le maintien de la pratique, qui reste malgré tout supérieure à celle de l’ensemble du territoire français. Les mouvements d’action catholique ont eu une importance moins grande dans le diocèse de Chambéry et la pratique dans les années 1950 y est également moins importante que pour Annecy. La pratique est encore moins importante dans les diocèses de Maurienne et de Tarentaise4901. Dans le cas de ces deux diocèses, il semble bien que les facteurs économiques soient à l’origine d’un certain détachement, notamment à cause de l’arrivée massive de personnes étrangères venues dans ces régions pour travailler dans l’industrie, qui s’est développée avec les installations hydroélectriques et la construction des barrages4902.

L’importance de la JAC, surtout dans l’entre-deux-guerres4903, n’est-elle pas en rapport avec le maintien de la pratique ? En effet, n’est-il pas légitime de penser qu’il pourrait exister un lien entre la pratique élevée des cantons où l’agriculture est fortement présente et l’influence de la JAC dans ces derniers. Ce mouvement de jeunesse a-t-il permis un maintien de la pratique dans le milieu paysan ? Dans tous les cas, nous pouvons nous demander s’il existe un lien entre l’implantation des mouvements de JAC et JACF, leur dynamisme et le maintien d’un certain taux de pratique. La situation est sans doute différente pour la JOC qui s’installe dans les grands centres industriels mais qui n’a pas toujours le poids espéré sur les populations à rechristianiser.

L’enquête de sociologie dans le diocèse d’Annecy au milieu des années 1950 apporte plusieurs éléments. D’abord, elle permet de connaître avec exactitude la situation religieuse du diocèse à un moment donné et avec des informations précises puisque plusieurs éléments sont utilisés pour connaître les taux de pratique4904. Ensuite, pour la première fois, il y a une mise en relation de l’environnement professionnel, social et géographique des personnes avec la pratique religieuse. En effet, jusqu’aux travaux du doyen Le Bras, puis du chanoine Boulard, les aspects sociologiques et géographiques n’étaient pas véritablement pris en considération. Enfin, par ces travaux, qui sont concomitants des missions régionales, le clergé prend conscience de la nécessité de revoir le découpage des secteurs géographiques ; ce qui permettrait d’être plus adaptés aux différents types de pratique. Cette enquête qui a été bien présentée et surtout bien acceptée par le clergé marque véritablement une évolution dans la façon d’agir pour la pratique. La cartographie de la pratique permet de mieux cibler les actions. L’enquête Boulard a offert au clergé une occasion de réfléchir. Cette réflexion, acceptée et menée à bien, ouvre de nouvelles voies pour le diocèse, notamment celle des missions d’un nouveau style.

Notes
4882.

Chiffres donnés par Émile Callot.

4883.

Les cantons d’Annemasse, de Saint-Gervais-les-Bains ou encore de Chamonix présentent des taux importants d’ouvriers avec respectivement 44,7 % ; 37,2 % et 35,5 %. Pour les deux derniers, il ne faut pas non plus oublier la forte présence des actifs du tourisme.

4884.

L’écart moyen entre les taux des agriculteurs et des ouvriers est de 34 %.

4885.

Les premiers représentent 29,8 % de la population active et 29,1 % pour les seconds.

4886.

La ville d’Annecy n’est pas comptée dans les statistiques, ce qui aurait probablement augmenté le nombre d’ouvriers et diminué les taux de pratique.

4887.

La population agricole est largement supérieure à la population ouvrière.

4888.

Enquête Boulard. Relevé Nadine Broisat.

4889.

Ibid.

4890.

n. broisat, Le diocèse d’Annecy…, op. cit., p. 103. Le graphique est reproduit dans le volume 1, sous le numéro 32. Les cantons sont classés par ordre croissant de pratique.

4891.

Nous avions pu constater en présentant le diocèse qu’en 1862 tous les cantons ou presque présentaient une très bonne pratique, alors qu’en 1881 déjà, des disparités régionales apparaissaient. Celles s’étaient encore accentuées en 1901. Ne faut-il pas voir dans ces modifications l’impact des changements économiques survenus avec l’industrialisation et la multiplication des échanges avec l’extérieur (Genève ou Paris) ?

4892.

Elle est aussi la catégorie le plus importante du diocèse en terme de personnes vivant de cette activité.

4893.

n. broisat, Le diocèse d’Annecy…, op. cit., p. 78.

4894.

Ibid., p. 79.

4895.

ADA. 8 E 1955. Mission de la Vallée de l’Arve. Un constat semblable est dressé pour Thônes : 8 E 1961. Mission de la vallée de Thônes.

4896.

ADA. 8 E 1961. Mission de la région de Douvaine. Enquête de sociologie, p. 15.

4897.

j. p. terrenoire, « Pratique religieuse… », Archives de sciences sociales des religions…, op. cit., p. 162.

4898.

Il est évident que certaines communes, comme Chamonix ou Megève connaissent les sports d’hiver depuis longtemps mais l’après-guerre a d’une certaine façon démocratisé l’accès à ces sports.

4899.

ADA. 8 E 1955. Mission de la Vallée de l’Arve.

4900.

f. boulard, Problèmes missionnaires de la France…, op. cit., t. 1, p. 22.

4901.

Les taux de pascalisants et de messalisants pour les diocèses de Savoie sont respectivement de 52,06 % et 34,32 % pour Chambéry (1951) ; 39,94 % et 32,06 % pour Saint-Jean-de-Maurienne (1959) ; 38,63 % et 25,11 % pour Moûtiers (1953-1960 : rapports annuels des paroisses ; chiffres relevés par Ch. Sorrel). Pour mémoire, le diocèse d’Annecy présente des taux de pascalisants de 56,73 % et pour les messalisants, il est de 45,88 %.

4902.

Sans doute faut-il également souligné l’activité touristique n’est pas encore très développé dans les diocèses de Maurienne et de Tarentaise, ce qui contraint probablement une part de la population agricole à quitter la terre pour l’usine.

4903.

D’après les différents constats dressés à l’occasion des missions régionales, il ressort que dans beaucoup de cantons, les mouvements d’ACJF sont existants mais leur dynamisme est derrière eux, malgré la bonne volonté et le dévouement actif de plusieurs membres.

4904.

Jusqu’ici les seuls éléments connus reposaient uniquement sur le devoir pascal.