c. Politique

Avec la reprise normale des activités, les militants des mouvements, comme tous les catholiques et les citoyens plus largement, doivent participer à la reconstruction de la France. Selon François Bédarida, après la guerre, le « mot de politique plus ou moins honteux ne fait plus peur »5166. Les jeunes se rendent compte qu’ils ne doivent plus être spectateurs, mais bien acteurs, notamment dans la vie de la cité5167. Il n’est alors pas surprenant de constater que « l’événement majeur de l’immédiat après-guerre » réside dans « l’entrée massive sur la scène politique des catholiques »5168. François Bédarida parle du « passage d’une attitude de “présence” à une attitude “d’action” […] du “civisme” à la “politique” »5169. Les militants, mettant à profit l’enseignement acquis avant la guerre, se retrouvent pour certains à des postes importants. L’apprentissage des responsabilités n’est sans doute pas étranger à ce changement de la vie des jeunes. François Bédarida donne trois éléments pour expliquer l’entrée des jeunes en politique : d’abord « l’ensemble d’expériences vécues ensemble »5170, puis l’« ouverture de portes pour les chrétiens (FUJP, UEP) »5171. Enfin, il évoque le facteur théorique, à savoir « le souci de relier la pensée à l’action »5172. Pour Bédarida, il s’agit de « l’occupation méritée par le sacrifice des leurs dans la Résistance […] et non plus une place octroyée par un pouvoir conservateur et paternaliste, comme au temps de Vichy, ni mesquinement décrié par un pouvoir anticlérical comme sous la IIIe République »5173.

L’implication en politique varie. Alors que certains, comme Molinos, Voisin ou encore Paccard, se retrouvent dans la Jeune République5174, d’autres, comme Bosson, Martel, Roguet ou encore Marmilloud5175, se groupent au sein du MRP5176, formation réunissant nombre de Catholiques. Cependant, ce passage au MRP n’est pas obligatoire5177. D’ailleurs, Étienne Fouilloux, évoquant l’attrait d’un petit nombre de croyants pour le Parti communiste, explique que ce revirement a lieu particulièrement chez « de jeunes intellectuels ou étudiants, [ou chez] des militants ouvriers adultes »5178. Il propose comme explication à ce paradoxe le fait que « certains résistants croyants trouvent insuffisantes et la critique démocrate-chrétienne du catholicisme et la solution de la “révolution par la loi” »5179. L’ACJF, « plus que jamais […] est conduite à s’engager dans le temporel, voir à franchir les limites qu’elle s’est toujours imposées »5180.

Dans un communiqué d’octobre 1945, l’évêque rappelle à ses diocésains que c’est un « devoir pour les citoyens de ne pas se désintéresser de la chose publique [… et que] ce devoir devient particulièrement impérieux lorsque des circonstances exceptionnelles se présentent »5181. Il les invite à participer au référendum du 21 octobre 1945, afin qu’ils élisent une « Assemblée qui pourra être constituante »5182, en choisissant les « candidats qui paraissent les plus capables de servir les intérêts généraux du pays, de travailler efficacement, dans le respect des droits de la personne humaine et de la famille, à la construction d’un nouvel ordre social chrétien et à l’organisation pacifique du monde »5183. Ces premières élections d’après-guerre donnent la prépondérance aux partis de gauche marxiste, que sont le PCF et la SFIO. Toutefois, le MRP obtient la seconde place, avec cent cinquante sièges5184. Lors des législatives de juin 1946, le MRP, au niveau national, obtient la première place, avec cent soixante-six sièges5185. M.-J. Durupt souligne que la Libération devait « être pour beaucoup la première occasion de s’engager sur le plan politique. Dans l’ensemble, les dirigeants ayant participé à la Résistance et à la Libération ont été proches du MRP, à cette époque »5186.

Dans le diocèse, ce nouveau mouvement rencontre un certain succès, notamment chez les militants de l’ACJF. En effet, Charles Bosson, président de l’ACJF de 1936 à 1944, se joint en « mai-juin 1944 […] à l’équipe (André Colin, Maurice-René Simonnet, François de Menthon) qui lance dans la clandestinité le Mouvement Républicain de libération, noyau du MRP, fondé en novembre de la même année »5187, alors qu’Alphonse Métral participe au « lancement du MRP en Haute-Savoie »5188. Louis Martel, qui fut le représentant du PDP au sein du CDL, se rallie au MRP, en octobre 1945, à l’occasion des élections5189. Enfin, soulignons la présence de François de Menthon au sein du MRP ; c’est sous cette étiquette qu’il est élu en octobre 19455190. Pour les catholiques, c’est une « quasi-exclusion de près d’un demi-siècle qui s’achève »5191.

En novembre 1946, Mgr Cesbron adresse un nouvel appel pour que tous les diocésains participent à l’élection sénatoriale du 24 novembre5192. À cette occasion, il rappelle que « la tentation est grande de ne pas bouger » puisque les électeurs sortent « tout juste des salles de vote qu’il faut déjà y retourner »5193. Il insiste cependant sur le fait que le « vote du 24 est important comme [celui] du 10 »5194, car il « faut construire une France nouvelle ; un bon ouvrier ne quitte pas le travail avant la fin »5195. Cette question du travail revient de manière récurrente chez Mgr Cesbron. En janvier 1946, l’Ordinaire invite ses diocésains à fuir « la paresse qui est la ruine des hommes, des familles et de la société ; elle fait naître plus d’un vice et elle les développe tous » ; il les encourage à travailler toujours plus pour la reconstruction de la France. Bien que cet appel ne soit pas adressé directement à la jeunesse catholique, il reste patent que les militants sont largement concernés par cette invitation au travail. L’évêque compare l’année 1946 à un vaste atelier « où tournent, à grand bruit, des machines puissantes, qui attendent le travail de l’homme » soit à une « plaine immense, où il faut, par un long travail, sous la bise, sous la pluie, sous le soleil, labourer, jeter la graine, soigner la récolte en herbe et faire enfin la moisson ». Il souligne que « sans le travail de l’homme, les machines tourneront à vide : beaucoup de bruit, résultat nul ; sans le travail de l’homme, la terre ne donnera qu’herbes folles ou fruits médiocres ». Et il s’interroge en ces termes : « mais l’homme va-t-il travailler ? En cette année, où il y a tant à faire et tant à refaire, allons-nous travailler ? »5196.

En 1947, à l’occasion des élections municipales, et malgré la grève des imprimeurs5197, Mgr Cesbron redit que « tout le monde doit voter, sauf empêchement grave. C’est un devoir très important »5198. Ce scrutin « met en place une trame dense d’élus locaux, garante de l’avenir du courant démocrate-chrétien »5199. Pour les mouvements d’action catholique rurale, M.-J. Durupt rappelle que « de 1946 à 1956, une fois retombée l’effervescence de la Libération, les militants ont peu participé à la vie des partis politiques, sauf au moment des élections. Le MRP en attirant des sympathies n’obtenait pas pour autant des adhésions »5200. Une liste des municipalités en fonction en 1951 établit que cent seize sont MRP5201, quarante-trois sont composées par des radicaux-socialistes, quarante par des socialistes, vingt-sept par des républicains indépendants, vingt-deux par des communistes5202. Le MRP est le parti majoritaire dans le département de la Haute-Savoie, puisque plus de 38 % des communes se réclament de ce parti. Il aurait été intéressant de connaître la composition des conseils, au moins pour voir le nombre de militants MRP, bien que l’engagement au sein de cette formation politique ne puisse pas être toujours synonyme d’un militantisme catholique. Cette liste permet de connaître la répartition des forces politiques dans le département de la Haute-Savoie, au milieu de la Quatrième République. Il n’est pas surprenant de constater que les communes MRP sont principalement celles où se maintient un certain niveau de pratique, alors qu’à l’inverse, celles qui sont plus à gauche se retrouvent dans des zones où la pratique connaît une certaine fragilité. Elles sont dans des secteurs plus ouvriers que les premières.

L’engagement des militants d’action catholique dans les institutions politiques s’intensifie surtout dans la seconde moitié des années Cinquante. M.-J. Durupt rappelle que pour les mouvements d’action catholique rurale, une « vague d’engagement civique a lieu en 1959 »5203. Il n’est donc pas surprenant de constater qu’à cette date, une quarantaine de maires et une vingtaine de conseillers municipaux sont d’anciens de l’ACJF « ancienne formule »5204, alors que trente-cinq maires sont d’anciens jacistes. Ce sont donc plus de 30 % des communes qui bénéficient de membres formés par l’ACJF5205. L’engagement à cette période n’est sans doute pas non plus sans rapport avec les événements qui se passent alors en France et en Algérie. Cet engagement dans le domaine civique est concomitant du retour du général de Gaulle aux affaires, mais également de la guerre d’Algérie. D’ailleurs, concernant cette dernière, M.-J. Durupt rappelle qu’elle « a sans aucun doute joué un rôle important dans la décision des militants ruraux de participer activement à la vie politique »5206.

Dans cette période de reconstruction économique et de modification politique, les mouvements d’action catholique connaissent également des changements qui ne sont pas sans conséquence pour l’Association septuagénaire. En effet, la guerre semble avoir été un tremplin pour de nombreux mouvements qui ont développé leurs activités. Les années Cinquante, au cours desquelles apparaissent un certain nombre d’initiatives dans l’organisation même de l’Église, sont également aussi celles de la multiplication des mouvements, même si le milieu rural reste le premier en terme d’importance.

Notes
5166.

f. bédarida, « Les jeunes chrétiens face à la politique 1944-1945 », in Chrétiens …, t. 2, La France, p. 494.

5167.

Entretien avec A. Métral. À ce propos, Bruno Dumons rappelle que « les chrétiens, dont l’engagement résistant a frappé beaucoup de contemporains, … sont persuadés du rôle important qu’ils ont à jouer dans la reconstruction de la cité, notamment sur le terrain politique ». Il ajoute que c’est « précisément dans ce but qu’est fondé le MRP, lors d’un congrès à Paris, les 25 et 26 novembre 1944 ». b. dumons, « À la Libération, de nouveaux démocrates », in Notre histoire, n° 114, septembre 1944, p. 44.

5168.

p. pierrard, Les laïcs dans l’Église de France…, op. cit., p. 238.

5169.

f. bédarida, « Les jeunes chrétiens face à la politique 1944-1945 », in Chrétiens …, t. 2, La France, p. 494.

5170.

f. bédarida, « Les jeunes chrétiens face à la politique 1944-1945 », in Chrétiens …, t. 2, La France, p. 494.

5171.

Ibid.

5172.

Ibid.

5173.

Ibid.

5174.

ADHS. 26 W 2. Ils occupaient respectivement les fonctions de président fédéral de la JOC, président de l’ACJF et président fédéral de la JIC.

5175.

Ibid. Ils occupaient respectivement les fonctions de président de l’ACJF, vice-président de l’ACJF pour l’arrondissement de Saint-Julien, premier président fédéral de la JOC et membre de la JAC.

5176.

À propos du MRP, Pierre Pierrard rappelle que c’est « un mouvement et non un parti » parce que « les anciens partis étaient déconsidérés et une dynamique nouvelle était indispensable. Républicain parce que le mouvement se veut de la IVe République et Populaire parce que les militants d’avant-hier » devenus « résistants d’hier entendent travailler pour le peuple, avec le peuple, en faisant confiance au peuple tout entier, et non pas seulement à une élite ». p. pierrard, Les laïcs dans l’Église de France…, op. cit., p. 239.

5177.

En 1945, le mouvement compte quatre-vingt-un mille adhérents et l’année suivante, il en compte cent vingt-cinq mille.

5178.

e. fouilloux, Les chrétiens français…, op.cit, p. 270.

5179.

I bid. L’auteur ajoute que ces personnes « ont découvert les communistes dans les camps ou dans la clandestinité et combattu avec eux aux Francs-tireurs et partisans, aux Forces unies de la jeunesse patriotique ou au Front national. Ils subissent la fascination de leur dévouement, de leur conviction, de leur efficacité… et de leur audience populaire. Ils veulent prolonger ce compagnonnage au-delà de la Libération, en vue d’une révolution qui ne pas seulement légale ».

5180.

a.-r. michel, Catholiques en démocratie…, op. cit., p. 425.

5181.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 41, 11 octobre 1945, p. 377.

5182.

Ibid. Les Françaises et les Français doivent répondre aux deux questions qui sont : « Faut-il une nouvelle constitution ? » et « Faut-il limiter les pouvoirs de l’Assemblée constituante élue simultanément ? »

5183.

Ibid.

5184.

Dans le diocèse, à l’occasion des élections cantonales de 1945, le MRP remporte 42 % des sièges avec douze élus, alors que la SFIO avec ses huit sièges représente 28 % des conseillers généraux. Les communistes et les indépendants occupent chacun onze postes (11 %), alors que les radicaux-socialistes et l’UDR n’ont qu’un poste chacun (4 %).

5185.

Bruno Dumons souligne que « lors des consultations d’octobre 1945 et de juin 1946, le MRP devient le premier parti de France, avec environ cinq millions de suffrages, soit le quart des intentions de vote exprimées. Cette réussite tient en partie à l’apport des voix féminines qui s’expriment pour la première fois, à la volonté de faire barrage aux velléités de pouvoir du parti communiste et aux larges compromissions de la droite nationaliste avec le régime de Vichy ». b. dumons, « À l’occasion de la Libération, de nouveaux démocrates », in Notre histoire, n° 114, septembre 1994, p. 45.

5186.

m.-j. durupt, Les mouvements d’action catholique rurale, facteur d’évolution du monde rural…, op. cit.,p. 388.

5187.

c. sorrel, dir., Dictionnaire du monde religieux…, La Savoie, op. cit., p. 88. Christian Sorrel rappelle également que Charles Bosson devient, en 1944, délégué départemental du mouvement, et que de 1946 à 1948, il est membre du Conseil de la République, où il préside le groupe MRP.

5188.

Ibid., p. 291.

5189.

Ibid., p. 281.

5190.

À cette période, François de Menthon est également appelé à occuper des fonctions importantes au sein du gouvernement.

5191.

e. fouilloux, « Traditions et expériences françaises… », in j.-m.mayeur, dir., Histoire du catholicisme…, op. cit., t. 12, p. 469. Étienne Fouilloux rappelle que « le MRP passe, les catholiques restent. Avant 1940, ils ont appuyé les majorités nationales, de Poincaré à Daladier, sans que celles-ci estiment devoir les associer au pouvoir autrement qu’à doses p. 469 homéopathiques. La défaite les voit revenir aux affaires, parfois massive dans certains secteurs, tel celui de la jeunesse. Et le discrédit croissant du régime de Vichy ne les disqualifie pas dans la mesure où nombre d’entre eux ont su s’en détacher à temps pour nourrir la composante spirituelle de la Résistance. Aussi, en 1944 comme en 1940, leur présence est-elle jugée indispensable à une révolution nationale qui a pourtant changé de contenu. Ne sont-ils parmi les mieux placés pour assurer, au-delà des ruptures, d’inévitables continuités ? Les allées du pouvoir que certains ont retrouvé dès 1940, d’autres en 1944 seulement, ils ne les quitteront plus, malgré le destin modeste du grand parti centriste qui devait les réunir et certains réflexes laïques : le ministère de l’Éducation nationale leur demeure encore inaccessible. … Des catholiques notoires n’hésitent plus à entrer en politique au plus haut niveau ; et la patrie de la laïcité admet que ce ne soit plus dans l’opposition ».

5192.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 46, 14 novembre 1946, p. 699.

5193.

Ibid.

5194.

Ibid.

5195.

Ibid.

5196.

Revue du Diocèse d’Annecy , n° 1, 3 janvier 1946, p. 1.

5197.

En 1947, une grève des imprimeurs empêche la parution de la Revue du Diocèse d’Annecy. En octobre 1947, Mgr Cesbron rappelle qu’ « une grève d’ouvriers-imprimeurs dans la ville d’Annecy supprime, depuis un mois, la Revue du Diocèse et le prive, à son grand regret, du moyen normal qu’il avait de conserver des relations avec ses diocésains. Comme la grève se prolonge, l’ Action Catholique veut bien, par ses services, venir à son secours ». Revue du Diocèse d’Annecy, nos  38 à 43, 11 septembre - 23 octobre 1947, p. 672.

5198.

Revue du Diocèse d’Annecy, nos 38 à 43, 11 septembre - 23 octobre 1947, p. 672. Lors des élections de 1955, Mgr Cesbron tiendra le même discours en rappelant que « c’est un grave devoir pour eux de voter ». Revue du Diocèse d’Annecy, n° 45, 10 novembre 1955, p. 617.

5199.

c. sorrel, dir., Dictionnaire du monde religieux…, La Savoie, op. cit., p. 34-35.

5200.

m.-j. durupt, Les mouvements d’action catholique rurale, facteur d’évolution du monde rural…, op. cit.,p. 388.

5201.

Entre 1947 et 1951, le MRP perd la moitié de ses électeurs entre 1947 et 1951. e. fouilloux, « Traditions et expériences françaises… », in j.-m. mayeur, dir., Histoire du catholicisme…, op. cit., t. 12, p. 469.

5202.

ADHS, SC 15 636. Liste des municipalités en fonction au 1er janvier 1951. Il s’agit des étiquettes politiques utilisées dans le document. Les autres municipalités sont composées par des indépendants de droite (15), indépendants de gauche (14), radicaux (6), radicaux de gauche (5), RPF (5), indépendants (3), Socialistes indépendants (3), SFIO (2). Voir la carte en annexe n° 22.

5203.

m.-j. durupt, Les mouvements d’action catholique rurale, facteur d’évolution du monde rural…, op. cit., p. 371. Concernant l’engagement des militants en 1959, nous pouvons signaler l’exemple d’André Fumex ou encore d’Alphonse Métral qui entre au conseil municipal d’Annecy à ce moment-là, sur une liste conduite par Charles Bosson.

5204.

Ibid., p. 362. Il faut entendre ici l’ACJF avant la spécialisation.

5205.

Ce pourcentage serait sans doute plue élevé si les chiffres prenaient en considération les membres des autres mouvements spécialisés que la JAC.

5206.

m.-j. durupt, Les mouvements d’action catholique rurale, facteur d’évolution du monde rural…, op. cit., p. 395.