Un problème d’appellation, historiographie du sujet.

A cette lacune des sources s’ajoute le fait que les termes pour désigner ces femmes étaient nombreux, parfois revêtant une même signification sous plusieurs nominations, ou au contraire une même désignation pouvant se rapporter à des charges différentes. Si la prêtresse, dite préférentiellement hiéreia, détenait la charge la plus prestigieuse ; le flou concerne les autres services. Aucune appellation commune ne permet de les qualifier. Ces services étaient en fait désignés par des termes spécifiques, lesquels exprimaient souvent l’aspect principal de la charge effectuée, mais ce n’était pas toujours évident de déterminer l’étymologie. De plus, nommer une fonction ne suffit pas à la définir. En effet, notre problème pour mieux comprendre ces services est aussi linguistique. Nos mots ne suffisent pas toujours pour distinguer les fonctions les unes des autres. La traduction des termes grecs limite la fonction et ne permet qu’une approche approximative. Ce problème de perception se complique lorsque les termes pour désigner les officiantes et les prêtresses se rencontrent, créant une confusion certaine. Cette utilisation indifférenciée, pour nous, de termes semblables pour désigner des charges différentes entraîne de nombreuses méprises. Et dans les recherches, nous constatons qu’une certaine tendance consiste à homogénéiser les statuts. Certaines officiantes sont ainsi appelées subalternes ou auxiliaires de la prêtresse, les situant indistinctement dans des fonctions secondaires ; alors que d’autres se voient octroyer le statut de prêtresse sans que les raisons soient clairement indiquées. Généralement, la qualification se fait en fonction de la perception du niveau d’autorité de la charge par l’auteur.

La première grande étude sur les services religieux est celle de J. Martha, Les sacerdoces athéniens, parue en 1882, portant sur les prêtres et prêtresses, l’acquisition de leurs charges, leurs devoirs et obligations. En parallèle, il consacre un chapitre aux autres membres du personnel du temple qu’il range dans une classe nommée « fonctions diaconales ». Puis en 1913,  E. Sinclair Holderman consacre une étude à la prêtresse intitulée « A Study of the Greek Priestess ». Elle précise à la page 7 que son travail ne concerne pas les services de zakore, néocore, sous-prêtresses ou kanéphores qu’elle estime être des assistantes subalternes de la prêtresse. Elle établit aussi la première et la seule liste de prêtresse du monde grec éditée dans un livre, mêlant toutefois prêtresses historiques et mythologiques.

Il faut attendre la 2nde moitié du XXème siècle et surtout les années 1970/80, pour voir le rythme de parution de livres consacrés aux services religieux, masculins et féminins, s’accroître, mais ils concernent surtout la cité athénienne. Parmi les principaux, celui de K. Clinton, The Sacred Officials of the Eleusinian Mysteries, publié en 1974, abordant les services religieux, masculins et féminins du sanctuaire éleusinien. Il évoque aussi à la page 69, la trapezô et la kosmô athénienne qu’il considère être des prêtresses d’Athéna Polias, mais sans en expliciter les raisons. En 1979, sort l’étude de B. Jordan, Servants of the Gods, sur les prêtres et les prêtresses athéniens, abordant aussi des charges comme celles des néocores et zakores, de la trapezô et la kosmô qu’il reconnaît comme étant des assistantes des prêtresses. Quelques années plus tard, en 1983, paraît le livre de J. A. Turner, Hiereiai, Acquisition of the Priesthoods, sur les prêtresses, principalement de la cité athénienne, et axé surtout sur la façon dont elles accédaient à la charge, évoquant leur devoir, parfois leurs privilèges et honneurs. Elle consacre toutefois le chapitre 8 (p. 309-382) aux services accomplis par les jeunes filles athéniennes, essentiellement kanéphores, ergastines, arrhéphores et pais aph’hestias, maisen les considérant en dehors de tout contexte féminin et qu’elle classe dans un ensemble dit de charges subalternes. L’année d’après, en 1984, dans le périodique du BSA n° 79, R. Garland dans son article «Religious Authority in Archaic and Classical Athens » évoque, parmi les fonctions administratives et religieuses masculines, les principales prêtresses de la cité athénienne, mais aussi la Basilinna qu’il considère comme une magistrate politique, ou encore la trapezô et la kosmô qu’il qualifie deprêtresses. En 1990, est publiée l’étude iconographique d’A. Mantis, Problemata tes Eiconographias, étudiant les prêtresses à la clé, leur lien avec ce symbole et sa signification, permettant de mieux percevoir la charge de prêtresse.

Parallèlement, depuis les années 1970/80, les services féminins sont étudiés dans de nombreux livres et articles s’intéressant aux femmes en Grèce ancienne, observant entre autres leurs relations avec la religion afin de mieux les comprendre elles et leur place dans la société grecque. Ainsi du livre de S. B. Pomeroy, Goddesses, Whores, Wives and Slaves, paru en 1975, l’un des premiers ouvrages conséquent sur ce sujet ; ou encore le tome 1 de L’histoire des femmes en Occident, édité en 1991 sous la direction de P. Schmitt Pantel et notamment le Chapitre 7 sur « Les femmes et les rituels dans les cités », écrit par Louise Bruit Zaidman ; ou le livre de N. Demand, Birth, Death and Motherhood in Classical Greece, paru en 1994. L’une des dernières études importantes sur les femmes grecque et la religion est celle de M. Dillon, Girls and Women in Classical Greek Religion, parue en 2002. Il observe certaines prêtresses, parmi les plus importantes comme la prêtresse d’Athèna Polias à Athènes, et étudie de nombreux services féminins, mais sans clairement les définir, qualifiant ainsi de prêtresses certaines femmes accomplissant un service religieux (la kosmô et la trapézô athéniennes, p. 84) ou de sous-prêtresse (l’hypozakore Timô au service de Déméter à Thasos, p. 104), sans toutefois en expliciter les raisons. Il considère aussi différentes pratiques initiatiques, indépendamment les unes des autres. En effet, dans ces ouvrages portant sur les femmes grecques, les fonctions sont observées en relation avec le monde féminin et notamment les pratiques initiatiques féminines. Des études sont d’ailleurs spécifiquement consacrées à ce champ d’investigation : dont ceux d’A. Brelich, Paides e Parthenoi (1969) ; de Cl. Calame, Chœurs de jeunes filles en Grèce archaïque (1977) ; de P. Brulé, La fille d’Athènes, (1987) ; de K. Dowden, Death and the Maiden (1989) ; de M. B. Hatzopoulos, Cultes et rites de passages en Macédoine (1994) ; le périodique  Clio leur consacrant le volume 4 de leurs parutions en 1996 avec notamment l’article de L. Bruit-Zaidman « Le temps des jeunes filles dans la cité grecque : Nausicaa, Phrasikleia, Timaréta et les autres … ».

Hors de ces champs spécifiques, ces services sont aussi abordés dans des ouvrages sur la religion grecque, en rapport avec le contexte cultuel, entre autres les livres de Ph. Bruneau, Recherches sur les cultes de Délos à l’époque hellénistique (1970) et de M. Jost, Sanctuaires et Cultes d’Arcadie (1985) où ils évoquent les principaux agents des cultes étudiés ; de J. D. Mikalson, Religion in Hellenistic Athens (1998) où sont mentionnées ergastines, arrhéphores et canéphores de la cité attique ; ou encore celui de A.-F. Jaccottet, Choisir Dionysos (2003) évoquant les prêtresses, les bacchantes et les collèges féminins qui officiaient pour le dieu Dionysos en différents endroits du monde grec.

Il existe ainsi de nombreux ouvrages et articles où sont étudiés, et parfois juste mentionnés, ces services religieux mais peu les abordent de manière sériée ; les informations sont éparpillées dans les différentes sources, livres et articles. De plus, la plupart des études (livres ou articles) se focalisent sur certaines fonctions : les prêtresses principalement, notamment de nombreux articles abordant leur iconographie dont récémment celui de A. Bielman-Sanchez, « Bilder (fast) ohne Worte: die Griechischen Grabstelen für Priesterinnen » paru en 2006 dans l’ouvrage collectif Images and Gender.

Parmi les autres fonctions assumées par les femmes, sont souvent étudiées les bacchantes ; la Basilinna et les gerairai athéniennes en relation avec la fête des Anthestéries ; les fonctions faites par les filles dans la sphère initiatique, notamment à Athènes, surtout les arrhéphores, les ourses, les canéphores ; mais aussiles parthénoi spartiates ou encore les jeunes filles aux Héraia d’Olympie. Toutefois, dernièrement, certains articles s’intéressent aussi à des fonctions peu étudiées, comme celui de P. Brulé et L. Piolot, « La mémoire des pierres à Sparte  » sur les hiérai laconiennes dans le REG n° 115 de 2002. Mais d’autres services, peu connus et pour lesquels nous n’avons pratiquement aucune donnée, ne sont qu’évoqués. Ainsi des anthophores de Thasos, mentionnées en quelques lignes dans le livre de J. Pouilloux., Recherches sur l’histoire et les cultes de Thasos (1954) ; ou en note de bas de page dans le livre de R. van Bremen, The Limits of Participation (1996). De même, peu d’études concernent les charges de diaconos, zakore ou néocore. Ces deux dernières furent récemment examinées, avec leurs corollaires masculins, par S. Georgoudi dans le volume 5 du Thesaurus Cultus et Rituum Antiquorum, paru en 2004. Elle observe surtout les prêtres et prêtresses et les principales fonctions (religieuses et surtout administratives) assumées par le personnel cultuel (principalement masculin) dans les sanctuaires.

La dernière grande étude consacrée aux services religieux féminins est celle de J. B. Connelly, Portrait of a Priestess, parue en 2007. Elle concerne surtout les prêtresses, même si elle évoque de nombreuses autres fonctions féminines qu’elle n’étudie toutefois pas séparément de la prêtrise. Elle mentionne aussi la place de ces services dans la sphère féminine sans toutefois s’y attarder. Si elle note le flou concernant les nominations, elle qualifie aussi la néokore (à la page 9) de surveillante du temple ; la zakore (à la page 50) et la diakonos (à la page 131) d’assistantes. Le statut de certaines charges n’est ainsi pas toujours clairement spécifié.

Ce manque de clarification dans les recherches, gênant notre compréhension, fut souligné par S. Georgoudi dans son article intitulé « Athanatous Therapeuein. Réflexions sur des femmes au service des Dieux », paru en 2005, dans le Kernos Supplément 15. Aussi, pour plus de clarté, au vu de ces multiples appellations, dans l’étude, nous distinguerons entre deux principaux statuts : celui de la prêtresse, la hiéreia, qui est la figure dominante, et celui de la « femme ou fille qui agit dans la sphère du sacré » mais qui était plus particulièrement impliquée dans un service spécifique. Ces femmes sont regroupées, dans l’étude, sous le vocable « officiantes sacrées spécialisées »11, mais distinguées individuellement et désignées préférentiellement par le terme grec qui définit leur fonction, de façon à éviter toute généralisation, car les services auxquels les femmes prenaient part étaient nombreux et diversifiés.

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Le monde religieux féminin constituait ainsi un ensemble cohérent mais non uniforme. Cette étude, en répertoriant ces différents services et en les analysant dans la mesure du possible, entreprend de mieux cerner ces fonctions. Le plan élaboré suit une certaine progression, chaque chapitre et partie se compose d’une conclusion qui permet une première analyse mais marque aussi les étapes de cette progression, laquelle a été mise en place de façon à ce que chaque apport contribue à la compréhension d’une fonction étudiée ultérieurement. L’étude se positionne sur deux thématiques : un axe définissant ces services par rapport au « genre sexuel », évoquant l’idéal féminin et la façon dont les femmes et les jeunes filles évoluaient dans ce cadre ; le second s’en détachant et les abordant par rapport à la hiérarchie sacrerdotale, en relation avec la notion de hiéreia. Les services sont regroupés dans différents sous-ensembles qui permettent de placer directement, dans une optique de comparaison, les charges revendiquant une forme d’appartenance. Toutefois, cet ordonnancement a pour but de mieux cerner ces fonctions. S’il correspond à une réalité perceptible, ces sphères thématiques n’étaient cependant pas cloisonnées, comme en témoigne le fait que de nombreuses charges que nous étudierons dans la première partie seront aussi abordées au cours de la seconde. L’imbrication des services était complexe, ce qui rendait parfois difficile la compréhension de la nature de la fonction et la position de la femme qui l’accomplissait, notamment par rapport à celle qui constitue notre principal point de repère, la prêtresse.

Notes
11.

En ce qui concerne la charge d’archiéreia, créée à l’époque impériale (Ier ap. J.C.), qui officiait dans le culte de l’Empereur et de l’Impératrice, elle ne sera pas étudiée ici, sortant du cadre thématique du sujet qui concerne plus précisément les services religieux du culte des dieux grecs dans la polis. (cf. S. R. F. Price, Rituals and Power. The Roman Imperial Cult in Asia Minor, London, 1984 ; R. A. Kearlsey, « Asiarchs, Archiereis and the Archiereiaiof Asia », GRBS 27 (1986), p. 183-192 ; P. Herz, « Asiarchen und ArchiereiaiZum Provinziakult der Provinz Asia », Tyché 7 (1992) p. 95-115 ; S. J. Friesen, Twice Neokoros, Ephesus, Asia and the Cult of the Flavian Imperial Family, Leiden, 1993 ; M. D. Campanile, I Sacerdoti del Koinon d’Asia (I sec. a. C. – III sec. d. C.). Contributo allo studio della romanizzazione delle elites provinciali nell’Oriente Greco, Pisa, 1994 ; R. van Bremen, The Limits of Participation ; C. Hayward, « Les grandes prêtresses du culte impérial provincial en Asie Mineure, état de la question », p. 117-130 ; M. D. Campanile, « Asiarchi e Archiereis d’Asia : Titolatura, condizione giuridica e posizione sociale dei supremi dignatiri del culto imperiale », p. 69-79 dans Labarre G., Drew-Bear M., Goyon J.-Cl., Le Dinahet M.-Th. et Moret J.-M. (eds.), Les cultes locaux dans les mondes grecs et romains, Lyon/Paris, 2004 ; M.-Th. Raepsaet-Charlier, « Le sacerdoce des femmes sénatoriales sous le haut empire », dans Baslez M.-F. et Prévot F. (eds.), Prosopographie et histoire religieuse, Paris, 2005.