2-6) Les tisseuses sacrées.

Les femmes et les filles de citoyens que nous avons observées étaient des hyphantriai (Ὑφάντριαι), c'est-à-dire «  les femmes qui tissent ». Elles ne portaient pas le même nom : à Athènes elles étaient nommées ergastines ou arrhéphores, à Sparte et Argos, elles ne portaient pas de nom particulier et leur appellation à Olympie ne se référait pas à la pratique du tissage mais au fait qu’elles formaient un collège féminin dont les activités religieuses allaient au-delà de cette charge, quant aux jeunes filles argiennes le manque d’informations à leur sujet nous empêche de clairement les distinguer.

Les tisseuses sacrées appartenaient toutes à un milieu aisé, voire noble, de familles en vues de la cité, considérées comme les meilleures. Toutes les tranches d’âge étaient concernées, jeunes filles, femmes mariées, vieilles femmes, voire même fillettes avec les arrhéphores à Athènes. Cette diversité d’âge est représentative de l’importance de cette activité dans le monde féminin. Lorsque les parthénoi participaient à cette activité, la charge revêtait un caractère initiatique. La présence des gynaikes à leurs côtés leur servait de modèles et établissait le lien avec ce monde dans lequel elles allaient entrer167. Le tissage était l’activité féminine par excellence, celle qui sied à une femme honorable. C’était une activité que les femmes des milieux aisés pratiquaient pour le plaisir, nous pouvons même dire qu’une femme qui ne savait tisser n’était pas véritablement accomplie. Des concours de tissage avaient lieu dans le monde grec168 pour montrer leur dextérité à cet art. La tisseuse dans l’imaginaire de l’idéal féminin grec, c’est Pénélope qui attend le retour d’Ulysse, femme fidèle, raisonnable et respectable.

Le péplos était confectionné par les femmes mais offert à la divinité par la communauté entière. Des offrandes de vêtements, de bijoux et autres accessoires de parures aux dieux n’étaient pas rares dans le monde grec - dons de cité ou de particuliers pour honorer, prier ou remercier les dieux169. Ces offrandes étaient de différentes sortes et n’étaient pas toujours portées par la divinité, s’ajoutant simplement au trésor. Mais il était courant de la vêtir et d’orner sa statue. « C’était un acte de consécration et une pratique cultuelle qui rendait possible et efficace la présence divine170 », « c’était aussi un moyen de revigorer son efficience magique171 ». L’offrande était un acte de vénération. Les vêtements et accessoires étaient chargés d’une valeur sacrée. En certaines occasions, lorsque l’offrande publique se doublait de la confection par une partie des membres de la cité, sa valeur acquérait encore plus de symbolisme. La confection de l’offrande puis sa délivrance à date fixe lors d’une fête où la cité se réunissait et s’affichait devant tous renforçait la cohésion sociale172. Ce rituel d’offrande, appelé péplophorie, était un acte profondément civique et pieux. Pour les Grecs, il était lié à la notion de territoire, à l’autochtonie, à cette terre qui était la leur et que la divinité avait privilégiée, et s’adressait surtout à la divinité poliade de la cité. Fort ancien, le rituel péplophorique n’est attesté avec certitude qu’à Athènes, Olympie, Sparte et Argos. Son origine est inconnue173, les documents ne permettent pas de savoir où et quand le rituel a pris naissance, ni comment et quand le modèle s’est propagé. Les correspondances entre les sites permettent de noter que des interactions ont eu lieu, et que certains sites subirent l’influence de certains autres, les échanges ayant pu se produire dans les deux sens. Cependant, il est certain que le VIème av. J.C. marque un tournant avec l’influence des jeux olympiques sur les autres fêtes du monde grec.

Long voile, manteau de laine ou simple chiton, richement paré de broderies ou de bijoux avec des scènes mythologiques honorant la divinité figurée dessus, le péplos était offert au xoanon du dieu lors de la grande fête civique réunissant la cité entière. Ce don symbolisait le lien entre une cité et une divinité, exprimant et reconduisant ce lien. Il marquait l’adoration et la reconnaissance de la cité envers le dieu mais c’était aussi une manière de l’engager vis à vis d’elle. Le terme de péplophorie signifie « porter le péplos », il peut être interprété comme l’offrande de la cité faite à la divinité et comme la réception et l’acceptation du don par la divinité : la divinité recevait et portait le péplos, acceptant l’échange et s’engageant auprès de la communauté. De fait, seules les femmes et les filles de citoyens pouvaient tisser le péplos de la divinité : choisies parmi les plus honorables et respectables, elles étaient des eugéneis et possédaient un lien fort avec le territoire.

Notes
167.

P. Brulé, La fille d’Athènes, p. 103-104. ; G. Greco, Des étoffes pour Héra, p. 195-197.

168.

P. Brulé, « Retour à Brauron, Repentirs, avancées, mise au point », DHA 16, 2 (1990), p. 79-80.

169.

Les inscriptions et inventaires de l’époque classique et surtout hellénistique nous donnent des indications sur les vêtements et accessoires que possédaient les dieux. Les offrandes étaient variées : bijoux, étoffes, tissus différents, richement brodés ou simplement tissés, manteaux, voiles, draps, chapeaux, ceintures et « d’autres objets destinés à l’habillement des femmes » G. Greco, Des étoffes pour Héra, p. 194.

170.

S. Bettinetti, La statua di culto nella pratica rituale greca, p. 27.

171.

F. Vian, La guerre des géants, p. 256.

172.

ThesCRA III, Chap. 5 « Rites et activités relatifs aux images de culte », p. 427-428.

173.

A. Brelich, Paides e Parthenoi, p. 321, n. 36, se demande s’il fut possible qu’il y ait pu avoir à une certaine époque contamination d’un site aux autres. H.W. Parke, Festivals of Athenians, p. 33-34, pense que le rituel daterait du VIème av. J.C. et serait copié sur le modèle d’Héra à Olympie. N. Robertson, « The Praxiergidae Decree (IG I3 7) and the Dressing of Athena’s Statue with the Peplos », GRBS 44 n° 2 (2004), p. 150 pense que l’offrande du péplos venait de Béotie. L’exemple le plus ancien d’un rituel péplophorique se trouve au chant VI de l’Iliade (Homère, Iliade, VI, 86-98 ; 269-278 ; 286-311) lorsque les Troyennes, devant le danger qui menaçait leur cité, tentèrent de s’accorder les faveurs de la déesse Athéna Polias en lui offrant un péplos. Mais Athéna qui avait déjà choisi d’accorder ses faveurs aux Grecs n’accepta pas le don. Ce fait illustre l’importance de la notion d’échange dans ce rituel entre le dieu et la communauté des hommes.