3-3) Les lotrochooi à Argos.

‘« Baigneuses de Pallas (Λωτροχόοι τᾶς παλλάδος), toutes en cortège ! Venez, venez, toutes ! Déjà j’entends hennir les cavales sacrées : la déesse va venir 184  ». ’

Voici comment Callimaque commence son hymne dédié au bain rituel d’Athéna à Argos. Si l’on se réfère à ce passage, nous comprenons que la statue sacrée de la déesse Athéna Pallas185 arrive, emportée sur un char, au lieu où elle va recevoir ses ablutions rituelles annuelles et où déjà l’attendent celles désignées par la cité pour accomplir la charge186. Celles-ci, appelées lotrochooi, sont les « vierges filles des puissants Arestorides », les «  blondes filles des Pelasges  », indiquant ainsi leur ascendance d’eugéneis. Elles étaient chargées de laver la statue et ses ornements. La déesse arrivait en cortège, escortée exclusivement par une assemblée féminine187 car dévêtue, nue, la déesse ne pouvait et ne devait être vue par aucun regard indiscret. Et Callimaque, pour mettre en garde les inconscients, raconte l’histoire de Tirésias, fils de la nymphe Chariclô, qui surprit la déesse au bain à la source Hippocrène et qui châtié, devint aveugle188.

De la cérémonie même nous savons peu de choses. Elle ne portait pas d’appellation spécifique et nous ne savons avec exactitude ni quand189, ni où elle avait lieu. Cependant, elle se produisait peut-être à la mi-journée, plus exactement à l’heure de midi, la même heure à laquelle Athéna s’était délassée dans le silence et la tranquillité de la nature190. De plus, nous ignorons combien de femmes participaient à la procession, laquelle comportait des chœurs de parthénoi. La procession rejoignait peut-être les bords du fleuve Inacchos car Callimaque nous informe qu’il était interdit d’utiliser l’eau du fleuve ce jour là : nul ne devait se baigner ou boire son eau qui servait pour le bain de la déesse191. Cette interdiction n’était pas seulement due au respect et à la crainte qu’inspirait la divinité, mais était aussi en rapport avec une certaine méfiance. En effet, la rivière après le bain de la divinité portait des impuretés dangereuses et sacrées. La statue connaissait, ainsi, un rituel d’immersion : elle était plongée dans l’eau du fleuve pour purifier et régénérer la déesse, la nettoyer de toutes les impuretés qui avaient pu l’affecter durant l’année écoulée. Cet acte marquait une sorte de renouveau. Le rituel avait pour but d’empêcher que ne s’affaiblisse la puissance divine192.Une fois baignée, la statue était ointe d’huile d’olive comme les athlètes et les héros, selon la geste d’Athéna Pallas après qu’elle eut participée à une course : « Et ce jour là, après sa course, (…) Athéna – tels prés de l’Eurotas les astres jumeaux de Lacédémone – oignit son corps, en athlète expert, de l’essence toute pure que donne l’arbre qui est sien, Argiennes (…) n’apportez pour elle rien d’autre que la fiole d’huile, l’huile virile (…). Et portez aussi pour ses cheveux un peigne d’or, dont elle lisse ses belles boucles 193  ». Ce peigne était sa seule coquetterie, et Callimaque continue en priant les femmes ainsi « (…) Achéennes, n’apportez ni parfums, ni vases à onguents (…) pour le bain de Pallas : Athéna ne veut pas des mixtures parfumées. Point de miroir non plus, son visage est assez beau, toujours  194 ». Athéna Pallas était une divinité athlétique et guerrière. Ce jour là avait aussi lieu une procession durant laquelle de jeunes enfants portaient le bouclier de Diomède, lequel devait être lavé avec la statue195. Une fois le bain accompli, la statue était rhabillée, revêtue de ses ornements par les gérarades 196, probablement dans le temple.

Il est possible que les jeunes filles participaient auparavant à un rituel, ce qui expliquerait leur absence durant la procession. Plus précisément, elles effectuaient peut-être des courses197, reproduisant la geste divine, et le bain de Pallas marquait aussi leur propre purification, leur renaissance à travers la divinité tutélaire du rite. Le rituel du bain d’Athéna, outre l’aspect re-créateur et purificateur pour la déesse, revêtait pour les lotrochooi, en association avec les courses, un caractère initiatique, la course symbolisant un passage pour celles qui y participaient.

Notes
184.

Callimaque, Hymne V : Pour le bain de Pallas, v. 1-3. (éd. Belles Lettres, 1948, E. Cahen)

185.

La statue d’Athéna était celle du Palladion (W. Burkert, « Bouzyge et Palladion : violence et tribunal dans le rituel grec », p. 152 ; N. Robertson, « Athena’s Shrines and Festivals », p. 49 ; S. Bettinetti, La statua di culto nella pratica rituale greca, p. 155 ; M.-F. Billot, « Sanctuaires et cultes d’Athéna à Argos », p. 117-118 ; M. Piérart, « Pour une approche du panthéon argien par la mythologie : le bouclier d’Athéna », Kernos 9 (1996), p. 179-180. Contra : Cl. Calame, op. cit., I, p. 234 l’identifie avec Athéna Akraia, Athéna de la citadelle qui avait un culte sur l’Acropole argienne d’où son titre de « maîtresse de la cité » donnée par Callimaque au v. 53 lorsqu’il évoque la déesse.) Cependant sa localisation n’est pas assurée (cf. M.-F. Billot, op. cit., p. 117-118 ; M. Piérart, Kernos 9 (1996), p. 179-180.).

186.

Scholie à Callimaque (II, p. 74 Pfeiffer) « αἱ Ἀργεῖαι γυναῖκες λαμβάνειν τὸ ἄγαλμα τῆς Ἀθηνᾶς » stipulant que ce sont les gynaikes qui emportent la statue d’Athéna.

187.

Callimaque, op. cit., v. 34 et 4. Les différentes façons dont il les nomme traduisent pour Cl. Calame, op. cit., I, p. 232 les traits d’ «appartenance à … » et de « collectivité », traits propres à l’adolescence que nous retrouverons avec les chœurs.

188.

Callimaque, op. cit., v. 57-131.

189.

N. Robertson, « Athena’s Shrines and Festivals », p. 51 estime qu’elle devait avoir lieu vers la fin de l’été, peut être au mois de metageitnion, après que soient tombées les fortes pluiespermettant une immersion totale de la statue.

190.

Callimaque, op. cit., v. 72-73, répétant par deux fois que le bain s’était produit à midi, dans le silence : « (…) elles se baignaient sur la colline c’était le silence de midi. Elles se baignaient toutes deux, et c’était l’heure de midi, et le silence profond (…) »

191.

Callimaque, op. cit., v.45-51, « En ce jour, n’allez pas au fleuve, porteuses d’eau ; en ce jour, à Argos, qu’on boive aux sources, non pas au fleuve ; en ce jour, servantes, sortez vos aiguières à la source Physadéia, à la source Amymonè, la fille de Danaos. Car mêlant dans ses ondes et l’or et les fleurs, l’Inachos vient des monts aux riches pâtures porter ses belles eaux au bain d’Athéna ».

192.

R. Ginouvés, Balaneutikè, p. 293.

193.

Callimaque, op. cit., v. 23-42.

194.

Ibid., v. 13-17.

195.

Notant cette absence de coquetterie féminine, F. Vian, La guerre des Géants, p. 260 et 266 estime que le rituel du bain d’Athéna était une fête militaire et athlétique, et connecte le rituel avec la Gigantomachie se basant sur le fait que Callimaque raconte que la déesse prit un bain après avoir vaincu les fils de la terre (v. 5-12) ; M. Piérart, Kernos 9 (1996), p. 179-194 remonte à l’origine du rite, fort ancienne, liée au Palladion et au bouclier. Il observe que deux légendes lui sont associées : celle du prêtre Eumedès (Scholie à Callimaque, Hécalée, v. 37 (II, p. 75 Pfeiffer) : lorsque les Héraclides combattirent les Orestides pour la possession du territoire, Eumedès prêtre de la déesse, emporta le Palladion et attendit l’issue du combat pour le remettre aux vainqueurs. Pour marquer ce moment, le rite du bouclier fut instauré. Le second récit se rapporte au cycle homérique : le Palladion serait celui ramené de Troie par Diomède qui aurait dédié à la déesse son bouclier. Pour lui, les récits homériques, ont contaminé le mythe originel mais n’ont pas modifié le rite. Et p. 189 : sur les enfants (paides) encore impubères qui portaient le bouclier de Diomède en procession jusqu’au site où se déroulait le rituel. Leur jeune âge les protégeant de l’interdit pour le sexe masculin de voir la déesse nue. (Sources données p. 189 : Zenobius, 113, I, p. 32 (von Leutsch-Schneiderin) et Plutarque, Œuvres Morales I, 44 p. 327 (von Leutsch-Schneiderin)).

196.

R. Ginouvés, Balaneutikè,p. 290 et 294 pensait que la déesse recevait un nouveau vêtement et S. Bettinetti, op. cit., p. 155 place dans ce contexte le rite de l’endymatia mentionné par Plutarque, Œuvres Morales, 1134 C., dont nous avons parlé précédemment lorsque nous avons abordé la déesse Héra à Argos.

197.

P. Marchetti, op. cit., p. 228-229, notant ce caractère athlétique, estime que les lotrochooi devaient participer à des courses en l’honneur d’Athéna. Cf. Infra Chapitre 2 (D-1, 3 : Les jeunes filles d’Argos).