3-6) Les rituels du bain et les baigneuses sacrées.

Les rituels de bain étaient courants dans le monde grec, outre les exemples déjà observés nous avons des mentions ou descriptions de pratiques semblables en divers endroits232. La charge n’était pas réservée à un personnel féminin même si les femmes étaient majoritaires233. Le rituel pouvait être accompli par des personnes choisies pour l’occasion ou membre du personnel du sanctuaire. Ainsi à Kos, la prêtresse s’occupait de la statue de culte de Déméter Kourotrophe et à Sicyone, l’entretien du culte de l’idole d’Aphrodite revenait à une prêtresse loutrophore. A Samos, lors des Tonaia, l’image d’Héra était purifiée chaque année dans la mer et on lui offrait des gâteaux, la fête était liée au mythe d’Admétè prêtresse d’Héra, de fait la prêtresse devait accomplir le rite234. Le rite du bain était « un festival ancien et répandu mais non uniforme, des similarités et des différences existaient 235», du fait des disparités locales. D’origine probablement orientale, la pratique était connue dans toute la Grèce, elle a perduré longtemps, même lorsque la religion chrétienne fut bien implantée236.

Les rites du bain étaient des cérémonies de purification, non seulement il s’agissait de nettoyer la divinité des souillures (miasma) matérielles et immatérielles accumulées durant l’année, la pureté équivalent à la propreté. C’était aussi une régénération de la puissance divine, une sorte de récupération de sa condition originelle. Le rite du bain avait une valeur fécondatrice conférant une renaissance à la divinité en recréant ou augmentant sa puissance créatrice. Ces pratiques rituelles avaient pour but de recharger l’image divine en une nouvelle énergie pour renouveler son efficacité237. Ces pratiques étaient souvent en rapport avec des divinités féminines (Héra, Artémis, Athéna …), le mythe faisant plus ou moins directement référence à un bain de cette divinité, le rite reproduisant ainsi le schéma légendaire. De plus, il arrivait souvent que la divinité soit surprise au bain, le mythe présupposant une réalité qui ne devait pas être vue et nous retrouvons cet interdit dans de nombreux cultes comme à Argos et Athènes. De fait, le bain des divinités féminines était accompli à l’abri des regards indiscrets – de la communauté en général, des hommes en particulier – par un groupe restreint. Toutes les précautions étaient prises pour que le rituel se passe dans les meilleures conditions et que rien ne vienne perturber la cérémonie. Le rite avait généralement lieu hors du sanctuaire, l’idole était emportée à la mer ou un fleuve pour être immergée. Mais il pouvait aussi s’effectuer à l’intérieur du sanctuaire. Beaucoup avaient une source ou un point d’eau pour les besoins du culte et des purifications rituelles. Lorsque les sanctuaires n’en possédaient pas, l’eau était apportée et versée dans des perirrhantéria 238. L’eau était l’élément préférentiel dans ces rituels du fait de sa puissance purificatrice et son origine chtonienne dont elle conservait la force fécondante. « L’eau nettoie, purifie, recrée, rénove, féconde, guérit. Elle rend possible le renouveau, la renaissance »239. Le bain concernait principalement des statues transportables, portées directement dans les bras (comme le fit Iphigénie lorsqu’elle emporta la statue de la déesse Artémis à la mer240) ou emportée sur un char (comme Pallas Athéna à Argos). L’atmosphère était solennelle – la déesse était nue, fragilisée, il fallait la protéger – mais aussi festive avec parfois une procession composée de danses et de chants. Le bain pouvait s’accompagner d’offrandes (nourriture, vêtement).

Au vu de ces différents exemples, nous avons plusieurs situations distinctes, le rite pouvait ainsi être accompli par :

Ce sont à ces dernières que nous nous sommes intéressées principalement dans cette partie241.

Chaque service présentait des particularités qui lui étaient propres mais nous pouvons quand même effectuer quelques recoupements. Nous le voyons, elles ne portaient pas toutes le même nom mais l’étymologie se rapportait invariablement au caractère lustral de leur tâche. Cependant, le contexte rituel différait d’un endroit à l’autre. A Argos et Tégée, les parthénoi accomplissaient le rituel avec ou sous l’égide de la prêtresse. Une procession et des rites choraux se déroulaient, l’ambiance pleine de solennité donnait l’impression d’être festive. Le peu d’informations que nous possédons sur les hèrésides semblent signifier qu’elles exécutaient le rite en comité restreint, en privé, sans procéder à des rites choraux. De plus, nous ne savons pas avec certitude qui accomplissait le rite du bain. A Athènes, la situation était encore différente : le rite se doublait d’un rituel d’expiation, la souillure engendrée par la faute de la prêtresse avait marqué la cité. Le rituel, notamment le jour des Plyntéries, était austère, sans danses et sans chants. De plus, la prêtresse d’Athéna Polias n’était ni représentée ni même mentionnée, elle ne semblait pas jouer de rôle, certainement parce que la prêtresse en charge du rite dans les temps ancien – Aglauros- avait commis une faute et failli à ses devoirs du culte. Lorsque les Athéniens procédèrent au rituel du bain, prés d’un an après la mort de la prêtresse, ils confièrent la tâche à deux parthénoi pour à la fois marquer la rupture vis-à-vis de la souillure et la continuité dans la communauté. De plus, alors que le rituel du bain était une activité collective, seules deux parthénoi procédaient à la cérémonie dans une ambiance quasi-discrète.

Le plus souvent, le rite était accompli par des parthénoi (Tégée, Argos, Athènes), les gynaikes concernées comme les gérarades étaient associées aux lotrochooi Argiennes et chaque groupe avait un rôle délimité : le bain pour les unes, la vêture pour les autres. De fait les gérarades n’étaient pas réellement des baigneuses même si elles participaient aux rites du bain. La présence des jeunes filles n’était pas seulement due à l’identification avec la divinité mais c’était aussi en rapport avec l’intimité que la pratique engendrait avec la déesse. Les jeunes filles touchaient véritablement l’icône divine et dans l’imaginaire grec, elles étaient les plus susceptibles d’être exemptes de miasma : pures, belles, innocentes. De plus, comme pour les tisseuses sacrées, toutes étaient choisies parmi les familles les plus anciennes, voire dans des génè comme les loutrides Athéniennes. Et comme le tissage du vêtement sacré, le rituel du bain était un rite collectif, elles faisaient partie d’un groupe comprenant des personnes de même âge et de même condition sociale.

Notes
232.

La fête des Plyntéries était attestée à Chios, Paros, Ios et Thasos (L. Ziehen, RE, Plyntérion, p. 1065). A Délos, une pratique nommée kosmésis ou épikosmésis est mentionnée dans les comptes déliens de l’époque hellénistique, pour différentes divinités, et revenant à date fixe. On utilisait des éponges, des huiles, des parfums indiquant des soins rituels. Ainsi, des femmes kosmousai (κοσμοῦσαι) s’occupaient au quotidien de la statue de culte d’Héra, tandis que des hommes kosmetai (κοσμηταί) se chargeaient de celle d’Artémis. (Cf. Ph. Bruneau, Cultes, et IG XI 2, 144 A, 37 et B, 5 ; 154 A, 21-22 ; 161 A, 89-91 et 102-103 ; 287 A, 68 et 114-115). A Platées, durant les fêtes de Daidala, lors de la hiérogamie de Zeus et Héra, leurs statues étaient baignées dans le fleuve Asopos (Pausanias, IX, 3, 6-7). La pratique n’est pas toujours attestée avec certitude. A Hermionè, il y avait peut-être une cérémonie de bain pour la statue d’Héra, rappelant son bain prénuptial avant son union avec Zeus. (Pausanias, II, 36, 1-2 ; R. Ginouvés, Balaneutikè, p. 289-290 et n.1 p. 290). A Delphes, une cérémonie annuelle nommée Lôtis était peut être en rapport avec un bain d’Athéna. Cette cérémonie était célébrée en plus grande pompe tous les quatre ans lors des Pythia où un manteau était offert à la déesse par l’Amphictionie. (G. Roux, « Lôtis : le bain rituel d’Athéna à Delphes », p. 232-235). De même, il y avait peut être un bain de statue à Ephèse pour Artémis Daitis bien qu’aucune source ne l’indique clairement (Ch. Picard, Ephèse et Claros, p. 314-315 pense que la procession jusqu’à la mer n’avait pas d’autre raison et du fait des liens de la déesse avec l’élément marin. Contra : M.P. Nilsson, op. cit., p. 246 ) mais la présence d’un speirophore « porteur de tissu » suggère qu’un rituel en rapport avec la parure de la déesse avait lieu (R. Ginouvés, Balaneutikè, p. 291 : un nouveau vêtement lui était offert). Lors de cette cérémonie, la statue était purifiée par le sel et on lui offrait pour repas un plant de céleri (W. Burkert, Structure and History in Greek Mythology and Ritual p. 130 pense que cette purification équivalait au bain rituel et que la statue n’était pas baignée dans la mer ; I. Bald Romano, «Early Greek Cult Images and Cult Practices », p. 128-129).

233.

À Athènes, des hommes nommés astynomes devaient laver l’autel et les deux statues de culte d’Aphrodite Pandèmos (Pausanias, I, 22, 3 ; IG II2 659 = LSCG 39, 29-36). A Olympie, les phaidryntai avait « reçu des Eléens l’honneur de nettoyer la statue de Zeus » (Pausanias, V, 14, 5 ; Hésychius, sv. Φαιδρυντής).

234.

Kos : LSCG 154 B, 17-32 (IIIème av. J.C.) ; Sicyone : Pausanias, II, 10, 4 ; Samos : Ménodote de Samos, FGrHist 541 F1.

235.

N. Robertson, « Athena’s Shrines and Festivals », p. 49.

236.

Ces pratiques, attestées en Crète dés l’époque minoenne, étaient d’origine orientale et furent probablement introduites en Grèce à l’âge de fer ou du bronze. R. Ginouvés, op. cit., p. 296-298 ; S. Bettinetti, op. cit., p. 12 ; I. Bald Romano, op. cit., p. 127-134. Des rituels du bain existaient encore au Vème ap. J.C., cette continuité s’explique par sa valeur symbolique qui dépassait la purification matérielle (R. Ginouvés, p. 283).

237.

L. Deubner, op. cit., p. 21 ; R. Ginouvés, op. cit., p. 283-298 ; L. Kahil, BCH Supplément 28 (1994), p. 219-222 (résumant la théorie de R. Ginouvés) ; S. Bettinetti, op. cit., p. 155-156 ;  V. Pirenne, « La loutrophorie et la prêtresse loutrophore de Sicyone », BCH Supplément 28 (1994), p. 151. R.L. Farnell, Cults I, p. 262 apparentait le rite à une pratique extérieure magique au caractère fétichiste.

238.

S. G. Cole, « The Uses of Water in Greek Sanctuaries », p. 161-165 ; Y. Morizot, « Artémis, l’eau et la vie humaine », BCH Supplément 28 (1994), p. 203.

239.

R. Ginouvés, op. cit., p. 424-428 ; 420 pour la citation et 405 : Certaines eaux sont spécialement aptes à purifier comme les eaux courantes (mer, fleuves, sources) dont le renouvellement continu ne leur laisse pas le temps d’être souillée et le mouvement donnant plus de puissance pour ôter les impuretés.

240.

Euripide, Iphigénie en Tauride, 1157-1158 ; Hygin, Fables, CXX.

241.

Les premières étant étudiées dans la partie II.