L’apparence extérieure adoptée par les jeunes filles (tenue, attitude) contribuait à créer un autre symbolique, négatif ou positif, mis en scène dans ces représentations pour mieux signifier son existence et témoigner, lorsqu’il servait de contre modèle, de son reniement. L’autre négatif était multiple alors que le modèle positif, au contraire, était incarné en une vision unique d’une belle jeune fille, séduisante sans être séductrice, attirante sans être provocante, sage, respectable, pure. Concernant, l’altérité féminine dans l’univers dionysiaque que les jeunes filles expérimentaient aux côtés des bacchantes, même si le propos semblait négatif, il ne l’était pas. Cette altérité n’était pas reniée ou rejetée une fois le rite accompli. Leur participation les intégrait à la communauté féminine. C’était une altérité positive car elles allaient devenir plus tard, une fois mariées et mères, les futures bacchantes. Les rites dionysiaques faisaient partie de leurs prérogatives. En prenant part à la fête, les jeunes filles se positionnaient comme leurs héritières et donc comme futures gynaikes.
Dans ce chapitre, parmi les différentes fonctions assumées par les parthénoi, l’accent était mis sur la beauté physique de la fille, celle qui témoignait de son accomplissement et la désignait comme cette belle jeune fille, la « pais kalè », celle qui pouvait prétendre à être intégrée à la communauté et devenir une gynè, une fois mariée. Le terme parthénos ne se référait pas seulement à la biologie de la fille ou à un idéal de virginité mais surtout à un statut la désignant comme « fille à marier » par opposition à la gynè, la femme mariée, épouse et mère. Entre ces deux statuts, qui la définissait et la situait dans la communauté des hommes et au sein de la vie féminine, existait l’état de nymphè - la fiancée ou la jeune épouse - qui faisait le lien entre la parthénos et la gynè. Dans ces domaines où la fille acquérait cette beauté qui allait faire d’elle une nymphè, la gynè avait un rôle moindre que celui qu’elle jouait auprès des jeunes filles dans la sphère domestique. Elle n’était pas le modèle des parthénoi. Le modèle c’était l’autre et en même temps la même, c’était celle qui comme soi-même était encore une parthénos mais dont les qualités la rapprochaient de l’état de nymphè. Celle qui était la plus belle, la plus gracieuse, la meilleure du groupe, celle que tous remarquaient. C’était la jeune fille qui assumait le rôle de chorège au sein de l’ensemble choral et celle qui exécutait la charge de canéphore dans les processions. Ces deux fonctions représentaient véritablement l’image de la jeune fille idéale, leur statut était proche l’un de l’autre. Considérées comme des aînées, elles assumaient le rôle de guides au sein de leur propre groupe d’âge, particulièrement visible chez la chorège qui dirigeait l’ensemble chorégraphique. Cette distinction se voyait dans la place qu’assumait la canéphore dans la procession, avançant en tête du cortège. La chorège et la canéphore possédaient cette aura qui leur valait cette adoration des autres filles et de la population. Adoration qui stimulait l’émulation nécessaire chez les autres jeunes filles à leur propre développement. Cette admiration pouvait prendre une certaine forme de mystification, où les spectateurs mêlaient à l’image de la parthénos idéale celle de la divinité adorée. Ainsi d’Antheia, chorège de son chœur à Ephèse, tellement belle, et portant une tenue semblable à celle de la déesse. Mais cette mystification n’était pas un abus puisque la population savait pertinemment que la jeune fille n’était pas la déesse mais exprimait simplement son ravissement et sa joie devant le spectacle par cette emphase. Les spectateurs, comme les jeunes filles, jouaient eux aussi une représentation791.
Ces modèles de perfection s’opposaient à des contre-modèles où l’autre négatif était mis en exergue de façon à être rejeté. L’autre négatif prenait différentes formes selon les rituels, exprimant parfois la nature sauvage et animale de la fille, adoptant une conduite masculine inadéquate, affichant un comportement féminin incorrect, quelque fois victimes d’une féminité à peine éclose, aux limites de la folie et de l’hystérie, sexuellement immatures. Cet autre négatif concilie les trois principaux aspects que la fille se doit de rejeter pour devenir la pais kalè : l’autre animal, l’autre féminin négatif, l’autre masculin.
La sauvagerie et l’indiscipline exprimaient le temps de l’enfance, s’incarnant dans l’image d’un animal comme avec les petites ourses de Brauron, celle de Mounychia ou les fillettes d’Aulis. Indomptée, encore ensauvagée, la fille enfant appartenait encore au monde de la nature. En adoptant officiellement dans le temps du sacré un comportement qui imitait en l’amplifiant les pulsions irréfléchies et l’indocilité de l’enfance, puis en rejetant symboliquement ce comportement, la fillette rompait définitivement avec cet état. Elle entrait alors dans une phase de socialisation intimement liée à sa sexualité, et plus ou moins en rapport avec sa fertilité. Cette sexualité féminine en pleine éclosion, il fallait la canaliser, la dompter. Lorsque les petites ourses s’affichaient comme des prostituées, vêtues d’une tenue féminine, la crocote, puissamment érotique inappropriée pour leur âge et reproduisant l’attitude déplacée de la petite fille du mythe, elles adoptaient un comportement sexuel impropre pour des fillettes, répréhensible même pour des jeunes filles matures et prêtes sexuellement. Lorsqu’elle rejetait la crocote, elle rejetait cette forme de séduction féminine, non pas définitivement puisque cette séduction érotique était acceptée dans le cadre du mariage de la part de la femme envers son mari.
Mais cette féminité n’était pas encore complètement acceptée par la fille, et s’ensuivait des situations extrêmes où incapable de gérer sa sexualité et le désir qu’elle suscitait, la fille envisageait et accomplissait le pire pour échapper à un monde adulte pour lequel elle n’était pas encore prête. Cette féminité négative qui s’exprimait par la peur, le rejet de l’autre en tant que compagnon et de soi-même en tant qu’être sexué, était contenue à travers le service cultuel et permettait à la fille de dépasser cette étape. Cette forme de féminité négative traduisait plus fortement une non féminité, puisque la sexualité féminine, ainsi que nous le verrons plus attentivement dans le chapitre suivant, était toujours associée à la fertilité, la fécondité qui faisait du corps de la femme le réceptacle de la reproduction. Dans cette altérité négative du féminin, la fertilité de la femme était déniée, annihilée. Ainsi en était-il des jeunes filles dansant pour Artémis Caryatis, Limnatis ou des alètides athéniennes.
En certains cas, les jeunes filles adoptaient des comportements masculins, notamment dans les rituels de courses, non pas dans une autre forme du déni de leur féminité mais pour au contraire la conforter. N. Serwint juge la nudité dans les rituels de course comme représentant une tenue masculine rituelle792. Le caractère masculin était mis en exergue pour mieux l’abandonner. Il correspond au moment de l’ambivalence sexuelle de l’adolescence où filles et garçons se perdent dans le sexe de l’autre793, et cherchent leur identité. Cette identité sexuelle était contrôlée, orientée par la cité via des rituels de passage qui avalisaient leur évolution.
W.R. Connor, JHS 107 (1987), p. 44-45
N. Serwint, AJA 97 (1993), p. 421.
Cl. Calame, op. cit., I, p. 258-259 : « Rituellement le fait d’assumer pour une période limitée les caractères du sexe opposé est typique d’une phase de passage; il signifie le renversement de l’ordre caractéristique de la période (….) le travesti prend une valeur particulière puisqu’il correspond à l’ambiguïté sexuelle que connotent souvent aux yeux des Grecs les premières années de la puberté. » ; P. Vidal Naquet, Le cru, l’enfant grec et le cuit, p. 177-207 ; J.P. Vernant, « Une divinité des marges, Artémis Orthia », CCJB II (1984), p. 13-27 sur le travestissement rituel des garçons ; L. Bruit-Zaidman, « Le temps des jeunes filles dans la cité grecque : Nausicaa, Phrasikleia, Timaréta et les autres … », Clio 4 (1996), p. 42-44 : ambivalence entre le masculin et le féminin qui marque ce moment, « (…) c’est pour le genre féminin, le moment où une certaine symétrie peut s’établir dans l’indétermination relative et provisoire des statuts entre les valeurs qui définissent l’un et l’autre sexe ». Cf. M. Eliade, op. cit., p. 69-70 qui étudie les rites de travestissement sexuel comme pratiques initiatiques dans différentes cultures aborigènes et note que « (…) on a plus de chance (…) de devenir un homme, une femme, si l’on devient au préalable une totalité ».