C-2) Les mères deipnophores à Athènes.

Un décret de la fin IV ème av. J.C. se rapportant au génos des Salaminiens1076 évoque la fête des Oschophories durant laquelle officiaient les deipnophores (δειπνοφόροι), porteuses de repas. Plutarque écrit ainsi que : « la fête des Oschophories que l’on célèbre encore, a été instituée par Thésée. Car il n’avait pas emmené dit-on toutes les jeunes filles désignées par le sort ; il avait deux adolescents de ses amis, d’apparence féminine et délicate, mais dont le cœur était viril et ardent (…) il les glissa au nombre des jeunes filles et personne ne s’en aperçut. A son retour, il conduisit lui-même la procession avec les jeunes gens habillés comme le sont à présent ceux qui portent les rameaux. On porte ces rameaux pour complaire à Dionysos et Ariane, à cause de la légende qui les concerne 1077 , ou plutôt parce que les jeunes gens revinrent au temps de la récolte des fruits. Des femmes, appelées deipnophores (porteuses de repas), sont associées à la fête et prennent part au sacrifice, où elles représentent les mères des enfants désignés par le sort (celles-ci étaient venues leur apporter des aliments et du pain), et elles y débitent des fables, parce que ces mères aussi, pour encourager et consoler leurs enfants, leur en avaient racontées.  1078». Les Oschophories 1079 se rattachaient à l’épisode crétois de Thésée, plus exactement à son retour, mais les deipnophores en incarnant les mères des enfants partant pour la Crète avec le héros, pour être livrés au Minotaure, renvoyaient au moment du départ de l’expédition.

La fête concernait Dionysos et Athéna Skiras, déesse tutélaire du génos que les Salaminiens1080 avaient apportée avec eux et dont ils conservaient les privilèges sacerdotaux. Le génos gérait l’organisation et le déroulement de la fête. Après la proclamation de la fête par un héraut, la procession partait de l’un des sanctuaires de Dionysos pour rejoindre celui d’Athéna Skiras au Phalère, où la déesse était remerciée de ses bienfaits, en particulier son rôle dans la croissance des grains et des olives. Les Oschophores, deux jeunes gens vêtus en filles, ouvraient la procession, portant des sarments avec leurs grappes1081. Des hymnes, dits « ὠσχοφορικοί », étaient chantés1082. Une course avait lieu où des éphèbes, représentants de chaque tribu, s’affrontaient pour rejoindre le premier le temple de la déesse. Le vainqueur recevait une coupe du pentaploa (aux cinq ingrédients) qui était aussi offerte en libation à la déesse1083. Ensuite, avait lieu le sacrifice, puis la distribution et le repas. C’était à ce moment là qu’officiaient les deipnophores 1084.

Au nombre de quatorze, peut-être une influence du culte de Dionysos Limnaios et des gérairai, elles étaient désignées au sein du génos des Salaminiens, comme les Oschophores, par un magistrat tiré au sort, sur l’avis de la prêtresse et du héraut. Elles participaient à la distribution des viandes sacrificielles qu’elles remettaient aux membres du génos, lequel était chargé de redistribuer à l’ensemble des citoyens. Le décret mentionne une distribution de pain pour le héraut et la prêtresse d’Athéna Skiras qu’il faut attribuer aux deipnophores 1085. Plutarque nous dit qu’elles racontaient des histoires, des devinettes, geste rappelant les bacchantes de Chéronée. Il n’est pas précisé à quel moment, mais peut-être à la fin du repas comme à Chéronée. Elles ne prenaient pas part au banquet civique, en tout cas pas comme commensales1086, mais il est possible qu’elles aient participé à un banquet féminin en parallèle du banquet civique.

Les deipnophores assumaient un rôle de mères, mais différent de celui des bacchantes même si leurs actions se rapprochent de celui des femmes de Chéronée. Cependant, ce n’était pas l’enfant Dionysos, le dieu qu’elles maternaient, mais les membres de la cité. Dans le mythe, leurs propres enfants, dans la réalité par leur rôle comme dispensatrices de nourritures, les éphèbes, les citoyens, les magistrats. Aucune inscription ou représentation n’existe sur elles mais nous pouvons les imaginer telle d’honorables gynaikes 1087 , vêtues du chiton long, de l’himation.

Comme nous le voyons, les femmes dans l’univers dionysiaque pouvaient offrir plusieurs visages. Leurs comportements étaient considérés, notamment pour les bacchantes, comme inadéquats dans la vie quotidienne. Les rites bouleversaient l’image de la gynè respectable, comme le faisaient déjà ceux de Déméter. Comme les fidèles de la déesse, elles prenaient part à des banquets, mangeant et buvant du vin (bacchantes de Chéronée, celles de Milet et des îles, où la mention d’omophagie (ritualisée) impliquait un repas pris en commun, mais aussi les deipnophores, les gérairai… )1088. Et comme pour Déméter, en se retrouvant ainsi en groupe - même si les thiases possédaient une autonomie limitée - la même inquiétude, accentuée par le fait qu’elles rejoignaient des domaines sauvages, devait sourdre dans l’esprit des hommes. C’étaient les mêmes gynaikes qui célébraient le dieu ou la déesse, elles formaient une communauté dont l’existence s’exprimait plus fortement en ces occasions.

Notes
1076.

M. P. Nilsson, « The New Inscription of the Salaminoi », J.J. Ph. 59 (1938), p. 385-93; LSS 19, 20-27 et 47-52 sur les deipnophores (comment elles sont désignées et leur rôle) (-363/2) = SEG XXI, 527. Sur le génos : cf. J. Toepffer, Attische Genealogie, p. 287-289 ; R. Parker, Athenian Religion, p. 308-316.

1077.

E. Simon, « Theseus and Athenian Festivals », p. 11-21 durant cette fête il s’agissait de demander à Dionysos pardon pour l’enlèvement d’Ariane. La cité remerciait Dionysos pour le don de la grappe de raisin et pour ne pas être venu à Athènes avec Ariane, ainsi la cité ne fut pas envahie par le monde chtonien. Il semble que la fête se base sur la plus vieille légende se rapportant à Thésée, Dionysos et Ariane où cette dernière, déjà fiancée à Dionysos, le trompa avec Thésée. Pour la punir et la garder définitivement, Dionysos la tua (Homère, Odyssée, XI, 321-325)

1078.

Plutarque, Thésée, 23, 2-4 (éd. Belles Lettres, 1957, R. Flacelière, E. Chambry et M. Juneaux).

1079.

L  Ziehen, RE Oschophoria, p. 1537-1543 : pour Athéna Skiras ; L. Deubner, Attische Feste, p. 142-147 : une fête de Dionysos et du vin ; H.W. Parke, Festivals of the Athenians, p. 77-81 : pour Athéna Skiras et estime que le mythe de Thésée est venu se greffer sur une pratique religieuse déjà établie. Il pense que le culte d’Athéna Skiras appartenait au génos des Salaminiens qui fêtait aussi les Oschophories, lesquels en devenant culte d’état se seraient assimilés à une fête de Dionysos ; E. Simon, Festivals of Attica, p. 89-92 : pour Dionysos ; Cl. Calame, Thésée, p. 143-148 : pour Dionysos. Sur le caractère initiatique de cette fête : J. N. Bremmer, « Dionysos Travesti », p. 195. cf. Cl. Calame, Chœurs de jeunes filles en Grèce archaïque, I, p. 229-231 qui y voyait un cycle initiatique avant de se rétracter dans Thésée.

1080.

Hérodote, VIII, 94, 2.

1081.

Cl. Calame, Thésée, p. 146-147 : sur les Oschophores et les sources s’y rapportant.

1082.

Athénée, XIV, 631 B-C ; E. Simon, op. cit., p. 11-21 pensait que les hymnes étaient tristes et drôles car la joie du retour s’opposait à la mort d’Égée.

1083.

Aristodémos de Thèbes FGrHist 383 F 9 qui attribue par erreur cette course aux Skira ; Philochore FGrHist 328 F 15-16.

1084.

Philochore FGrHist 328 F 183 ; Harpocrate, sv.Δειπνοφόρος ; Hésychius, sv. Δειπνοφόροι.

1085.

Cl. Calame, Thésée, p. 148 ; Fr. Sokolowski, LSS 19 considère les deipnophores comme assumant un rôle de liturges et devant fournir ce qui était nécessaire au banquet à leur frais.

1086.

H.W. Parke, op. cit., p. 78 estimait que seul leur rôle dans le contexte religieux leur permettait de prendre part à ce banquet, puisque le fait de manger entre hommes et femmes lors des banquets était un acte considéré comme inadéquat, même barbare.

1087.

M. Golden, Children and Childhood in Classical Athens, p. 48 pense que les deipnophores n’étaient pas des gynaikes mais des jeunes filles représentant les mères des enfants athéniens partant pour la Crète. Les filles servaient les divinités comme les mères servaient les maisons. Il pense qu’il s’agissait de parthénoi car il fait un parallèle avec les fonctions d’arrhéphores, d’ergastines, de canéphores et d’alètrides qui agissaient dans la sphère religieuse athénienne. Il note n. 112 p. 199 qu’un jeune homme tombe amoureux d’une jeune fille dans une comédie de Ménandre qui fait une deipnophorie pour Artémis à Ephèse. (Ménandre, fr. 286 a e). Cependant, le contexte rituel et mythologique (qui se réfère essentiellement à des jeunes gens) n’était pas le même, et les garçons aussi officiaient pour Artémis Daitis à Ephèse comme deipnophores. Cf. Supra Chapitre 2 (1-2, A-2, 4 : La fête d’Artémis Daitis à Ephèse).

1088.

J. Burton, « Women’s Commensality in the Ancient Greek World », Greece and Rome XLV n° 2 (1998), p. 153.