2-1) La fertilité du sol et la sexualité de la femme.

Dans l’esprit des Grecs, les notions de fertilité du sol et de sexualité féminine étaient liées. Ces femmes qui mettaient au monde les enfants, les futurs membres du corps civique, étaient perçues comme les plus à même de stimuler la fécondité du territoire civique. Parce qu’elle était celle qui enfante, qui nourrissait, elle était celle qui pouvait contenir les forces régénératrices, créatrices. Son corps avait la capacité de recevoir ces forces fécondantes naturelles qu’il canalisait et redistribuait dans un but précis selon des rituels et des formules adéquats. Elle avait le pouvoir d’influer sur ces forces, de les agréger et de les mettre à disposition de tous, détenant ainsi un savoir et un pouvoir sur les zones sombres du monde chtonien où la vie et la mort se mêlaient et d’où étaient issues les puissances dangereuses qui agissaient sur la fertilité du sol. Cette particularité la rendait autre, faisant d’elle un être inquiétant, lui permettant d’approcher des domaines que la communauté civique ne côtoyait que parcimonieusement et avec précaution. Cela lui procurait une force que, cependant, elle n’était pas en mesure de véritablement maîtriser seule, aussi les femmes se constituaient en groupes. Cela était particulièrement visible dans les rituels de Déméter, et dans une moindre mesure ceux de Dionysos où s’exprimait plus fortement les individualités. Le collectif semblait plus disparate du fait de la transe qui dépendait de la capacité de réception de chacune. De plus, dans cet univers où les rituels se réalisaient en collectivité, la Basilinna apparaît comme une exception puisque c’était seule qu’elle agissait dans le cadre du rituel du Boukoleion, sans pour autant être isolée de la communauté des femmes car avec elle, les gérairai avaient accompli les rites sacrés. Au sein de ce collectif, seules celles qui étaient mariées à un citoyen étaient à même de pouvoir accomplir ces rituels. Cela garantissait la pureté de leurs actions et assurait la réussite de l’entreprise. Dans ces rituels de fertilité que la communauté féminine exécutait, pour apporter la prospérité à la cité, ce n’était pas sa sexualité qui était mise en avant, mais sa capacité à enfanter. Les modèles féminins qu’elles reproduisaient étaient surtout des mères (Déméter, les deipnophores), souvent des nourrices (bacchantes)1089, rarement des amantes (Basilinna), mais toujours des protectrices de la communauté. Les vénérables en sont un exemple : ni mères, ni amantes, ni véritablement nourrices du dieu puisque celui qu’elles invoquaient n’était pas un enfant mais un dieu puissant à la fécondité adulte. Il y avait un parallèle entre elles et le dieu : à la maternité et la sexualité affirmées des vénérables répondaient la forte sexualité et la puissante fécondité du dieu. Nous sommes véritablement avec elles dans le domaine adulte, comme si un groupe de femmes plus matures que les autres, donc plus fortes, était à même de maîtriser ce dieu adulte et de protéger la communauté.

Déméter et Dionysos étaient deux divinités complémentaires. La fertilité omniprésente dans les rites de Déméter n’était pas oubliée dans ceux de Dionysos, la figure maternelle que Déméter assumait se conjuguait à celle qui s’exprimait dans l’univers du dieu. Leurs domaines se croisaient, ceci se voyait dans le rôle des liknophores (λικνοφόροι) et cistophores (κιστοφόροι) qu’assumaient parfois au cours du culte les bacchantes ou les suivantes de Déméter. Ces deux objets ont été à plusieurs reprises évoqués dans les cultes de ces deux divinités : sur la frise du calendrier d’Athènes, nous voyons une femme portant une ciste sur la tête, haute corbeille voilée, pour illustrer le mois durant lequel se déroulait les Thesmophories (Fig. 145)1090, les anthlétriai transportaient les objets sacrés dans des likna ou des cistes, de nombreux likna ont été retrouvés à Corinthe dans le sanctuaire de la déesse et Dionysos lui-même est figuré dans un liknon. C’étaient des corbeilles pouvant contenir des objets secrets, sacrés, des produits de la terre récoltés par les hommes (blé, fruits, légumes)1091. Dans son Hymne à Déméter, Callimaque1092 mentionne une procession de liknophores dont les likna contenaient de l’or et offerts à la déesse en échange d’une prospérité future pour les prochaines récoltes. Ces corbeilles pouvaient aussi servir de berceau : la ciste accueillie Erichtonios et le liknon était le van de Dionysos enfant1093. Nous retrouvons, à travers ces objets, ce rapport Terre/Enfant, toujours présent dans les cultes auxquels prenaient part les gynaikes. La gynè était l’épouse mais surtout la mère, dont la fécondité accomplie et reconnue par la naissance d’enfants, mettait sa biologie au service de la cité pour participer à son renouvellement. Dans ces rituels de régénération, son altérité, comme être physiologiquement différent, prenait tout son sens. De fait, la biologie de la femme se comprend comme un processus d’apprivoisement de la part de la cité, dés avant la puberté, pour que cette force inhérente au corps féminin soit orientée dans le but de servir efficacement et de manière positive la cité. Dans cette sphère fertilité, la gynè était la maîtresse, la parthénos demeurait en retrait, elle ne participait pas aux rituels sacrés des gynaikes car elle n’avait ni le pouvoir, ni le savoir nécessaire. Parmi les services assumés par les parthénoi, nombreux étaient ceux connectés avec cette sphère fertilité, mais ils étaient orientés dans le but de stimuler sa propre fécondité et de discipliner sa sexualité pour pouvoir la mettre un jour au service de la communauté. Mal orientée, la biologie féminine pouvait se révéler capricieuse, incertaine et donc dangereuse pour la cité. Elles devaient apprendre à développer, maîtriser, canaliser ce pouvoir. Ces forces, que le corps de la gynè transmettait à l’ensemble de sa cité, lui permettaient de pratiquer les rites capables d’assurer la permanence de toutes les forces vives de la cité. Le corps féminin servait véritablement de lien entre la cité et la divinité, et on comprend mieux l’importance du devenir du corps chez la parthénos, dans l’optique où cette dernière allait devenir une gynè. La beauté féminine, synonyme de maturation physique pour la fille, était aussi célébrée chez les gynaikes (Héra, Déméter) où cette beauté, comme lors des Thesmophories, susceptible d’offrir une belle progéniture, était le prolongement de l’éclosion de la maturité de la parthénos. Aussi, dans ces sphères fertilité, la sexualité de la gynè forme à la fois le contraire, le complément et l’achèvement de celle de la parthénos. L’entité féminine qui s’exprime à travers la composition de groupes homogènes - constituant une communauté féminine - forme un tout, de la parthénos à la gynè.

Notes
1089.

F. I. Zeiltin, « Cultic Models of the Female : Rites of Dionysus and Demeter », Arethusa 15, 1.2 (1982), p. 133 ; N. Robertson, « The Magic Female Properties of Female Age-group in Greek Rituals », AW 26 (1995), p. 196 : les bacchantes assument le rôle de nourrices lorsqu’elles s’occupent de Dionysos bébé.

1090.

E. Simon, Festivals of Attica, p. 21 et pl. 1.

1091.

Hésychius, sv. λίκνον : « kanoun » ; d’après Harpocrate, sv. Λικνοφόρος, l’objet entre dans la catégorie des corbeilles sacrées utilisées dans les cultes, les initiations et les sacrifices ; H.G. Liddell et R. Scott, Greek English Lexicon, sv. λίκνον ; J.E. Harrison, Prolegomena, p. 519-520 pensait que l’emploi du liknon était exclusif à Déméter et Dionysos ; A.D. Ure, «Demeter and Dionysos on Acrocorinth», JHS 89 (1969), p. 120-121 ; A. C. Brumfield, «Cakes in the Liknon, Votives from the Sanctuary of Demeter and Kore on Acrororinth», Hesperia 66 (1997), p. 148-149 : un symbole de fertilité.

1092.

Callimaque, Hymne à Déméter, v. 3-4.

1093.

A. C. Brumfield, Hesperia 66 (1997), p. 148 : l’enfant divin dans la corbeille est un symbole de renouveau de la vie.