2-2) Une confusion étudiée.

La manifestation de ce pouvoir féminin s’exprimait à travers certains modèles d’altérité qui, contrairement à celle de la parthénos, n’était jamais rejetée mais considérée comme une part d’elle-même qui s’exprimait alors librement dans ces pratiques collectives restreintes à leur sexe. Ces rituels assumaient un double rôle : religieux et social. Le rôle religieux visant à régénérer la communauté et le territoire, l’aspect social assurait un caractère exutoire pour celles qui prenaient part à ces cérémonies et réaffirmait leur place dans la société. La cité était un ensemble constitué de cadres structurés où s’exprimaient différentes formes d’exclusions : hommes/femmes ; esclaves/hommes libres ; citoyens/étrangers ; enfants/adultes ; courtisanes/femmes honnêtes… Chaque catégorie possédait ses règles propres, attitudes et mentalités, mais aussi son contraire - la forme de son altérité – formant une paire nécessaire à l’existence même de la cité. Hommes et femmes assumaient des rôles distincts dans des sphères différentes : publiques, politiques, militaires pour les hommes ; essentiellement le domaine domestique pour les femmes. L’altérité féminine s’exprimait dans le cadre religieux, le seul espace public où elles pouvaient participer et jouer un rôle. Mais ce cadre était aussi moyen de contrôler cette différence. Dionysos et Déméter étaient deux divinités qui inspiraient cette altérité, la favorisaient par le biais de pratiques cultuelles qui se réalisaient à la fois dans les limites du territoire civique et dans les territoires sauvages ; dans des espaces cachés, soustraits aux regards des autres, en particulier des hommes, que les femmes fussent retranchées derrière des murs, à l’abri dans les temples ou dans l’obscurité de la nuit et le foisonnement de la nature. Parfois, les gynaikes assumaient le rôle de femmes établies, respectables, sages, sereines comme l’étaient les vénérables et les deipnophores de Dionysos ; d’autres fois elles se moquaient avec des plaisanteries grivoises, grisées par le vin, bercées par la musique, oubliant toute bienséance lors des banquets où les effigies sexuelles abondaient ; ou encore elles devenaient des vagabondes errantes, touchées par la folie divine …. En même temps, la gynè restait cette femme aux pouvoirs inquiétants, elle détenait toujours une image mystérieuse à laquelle s’associait une biologie susceptible d’être capricieuse, pouvant se révéler imprévue et donc dangereuse. Par conséquent, ces comportements qu’elles affichaient affirmaient l’idée que la communauté civique se faisait des femmes : épouses, mères, capables aussi de se révéler violentes, agressives, indomptées1094. Les différents aspects de la femme, que révélaient ces diverses pratiques, devaient provoquer une inquiétude et peut-être une forme d’incompréhension. Mais ces pratiques étaient nécessaires à la cité et nécessaires à celles qui les expérimentaient car « la rupture dans le quotidien qu’elles apportaient était une façon de désamorcer les tensions1095».

Or Dionysos et Déméter étaient les deux divinités principales qui, pour les femmes, permettaient ce renversement de l’ordre1096. Les bacchantes quittaient leurs foyers, leurs enfants, adoptant un comportement peu conventionnel pour des femmes honorables et respectables, s’abandonnant à la folie du dieu. Mais dans l’univers dionysiaque la folie est raison et le fou est celui qui refuse d’être fou. Les mythes en témoignent : ceux qui s’y opposent sombrent dans une folie plus grande encore et qui peut se révéler fatale pour eux (Penthée, Myniades, Proétides….). La folie de Dionysos était une libération, offrant la possibilité de se comporter différemment de d’habitude, d’être à la fois autre et soi-même1097. Ce mode de comportement se retrouve en général dans les sociétés dites complexes, fortement structurées1098. La transe des bacchantes permettait ainsi de transgresser les clivages de leur société. De même, la participation des parthénoi aux rites dionysiaques entraînait l’abolition des frontières entre leur statut et celui des gynaikes, leur état n’était plus défini par l’ordre établi, et chacune pouvait se croire l’autre parce que n’ayant plus de définition précise dans cet univers où les états institués se dissolvaient. Si le désordre occasionné par Déméter était moins ostentatoire, il était réel et peut-être plus inquiétant pour les hommes car cette communauté féminine n’adoptait pas des comportements contraires à l’image de la gynè mais composait une société qui, non seulement, s’exposait mais adoptait des attitudes et comportements semblables à ceux des hommes au quotidien (assemblée, banquets, …). Et s’il est vrai que « l’ordre que représente Déméter est (…) exactement le même que celui que le culte de Dionysos renverse1099 », les divinités se complétaient plus qu’elles ne s’opposaient1100. L’épouse/mère de Déméter ne s’opposait pas à la mère/nourrice de Dionysos. De plus, Déméter elle-même venait bouleverser son propre ordre. Leurs comportements n’étaient pas tranchés : les femmes de Déméter buvaient du vin, dansaient de façon orgiastique comme les bacchantes, jurant et pestant1101. Toutefois, même lorsqu’elles adoptaient ces comportements non conformes à ceux qu’elles devaient afficher dans leur vie quotidienne, jamais elles ne niaient leur féminité, au contraire. Par conséquent, les clivages n’étaient abolies qu’en partie : la femme restait une femme, une épouse, une mère. De plus, délimitant déjà temporellement et géographiquement ces rites, la religion définissait les attitudes que ces femmes devaient prendre : ainsi les bacchantes se conformaient à des gestuelles, des codes propres à Dionysos. De fait, l’expression du désordre ne pouvait avoir lieu que dans les cadres du sacré, à l’intérieur des espaces religieux. La confusion générait un désordre qui produisait un afflux de forces lesquelles, une fois maîtrisées, pouvaient être profitables. C’était une façon de revitaliser les énergies de la cité à travers le corps des femmes. Ceci permettait à la fois de dissocier ce moment du temps normal et d’intensifier l’effet de ces rituels sans que la communauté n’en subisse les répercussions négatives. « Le renversement de l’ordre de la cité faisait partie de l’ordre lui-même1102 ». Cette confusion était parfaitement étudiée pour se réaliser dans les meilleures conditions possibles, accordant une indépendance à celles qui accomplissaient les rituels, les soustrayant à l’espace du quotidien mais aussi en limitant cependant cette participation à un cadre religieux et en corroborant l’image de la gynè dans la cité : la mère, celle qui engendre. De fait, le désordre, que génère pour un temps le rassemblement de cette communauté féminine en un groupe puissant et visible, n’instaure pas un ordre nouveau mais vise à renforcer l’ordre déjà établi. C’était un temps d’incertitudes mais non pas de chaos.

Notes
1094.

F.I. Zeitlin, Arethusa 15, 1.2 (1982), p. 134 

1095.

C. Hardy, Connaissance de l’invisible, p. 158 : « Cette rupture dans la continuité de la vie du sujet ne nuit pas à sa cohésion personnelle mais au contraire le dynamise. Les contraintes de la vie sociale et les automatismes du quotidien ont pour effet de réduire la conscience et les potentialités de l’homme ».

1096.

F. I. Zeitlin, Arethusa 15, 1.2 (1982), p. 129-143 ; N. Robertson, AW 26 (1995), p. 193-203 ; A. B. Hoibye, « A Joke with the Inevitable : Men as Women and Women as Men in Aristophane’s Thesmophoriazousai and Ekklesiazousai », p. 46 ; N. Marinatos, « Greece and Gender : a Synthesis », p. 17-18.

1097.

A. Henrichs, Changing Dionysiac Identities, p. 147 ; J.N. Bremmer, « Greek Maenadism Reconsidered », ZPE 55 (1984), p. 285 ; M. Daraki, Dionysos, p. 13  ; Fr. Frontisi Ducroux, Le dieu masque, p. 171 ; M.-H. Delavaud-Roux, Danses dionysiaques, p. 33 et p. 192 ; M. Dillon, Girls and Women in Classical Greek Religion, p. 147 ; A.-F. Jaccottet, Choisir Dionysos, p. 66-67, Tome I. A noter que lors de certaines fêtes, comme aux Anthestéries, cette confusion des comportements sociaux ne touchait pas exclusivement les femmes et concernait toute la communauté. Dionysos était le dieu par excellence de ces troubles car dieu de l’altérité, épiphanique : sa présence emportait dans un autre monde où les normes civiques étaient transgressées, puis son départ permettait le retour de l’ordre. C’était un dieu libéral et libérateur dont les Grecs avait perçu la nécessité dans leur société.

1098.

C. Hardy, op. cit., p. 152-154 s’appuyant sur les travaux d’Erika Bourguignon, A Frameyork for the Comparative Study of Altered States of Consciousness (1973) ; F. I. Zeitlin, Arethusa 15, 1.2 (1982), p. 133-137.

1099.

Cl. Calame, Chœurs de jeunes filles en Grèce archaïque, I, p. 245-246 

1100.

Déméter la mère sans enfant, nourrice elle-même s’associait à l’enfant sans mère, élevé par des nourrices. Ce lien entre les deux divinités, observé à Lété en Thessalie (M. Hatzopoulos, Cultes et rites de passage en Macédoine, p. 113-119 et La Macédoine, p. 56), existait peut-être à Corinthe, Callimaque lui-même dans son Hymne à Déméter (70-71) affirme leur affection : « Tout ce qui offense Déméter offense aussi Dionysos ». J.N. Bremmer, ZPE 55 (1984), p. 276 :  « les comportements ménadiques s’accordaient avec les autres rites féminins importants comme les Thesmophories, les Skira (…) qui tous apportaient des éléments d’inversion. » ; F.I. Zeitlin, Arethusa 15, 1.2 (1982), p. 129-133 sur la relation Déméter – Dionysos.

1101.

A. C. Brumfield, « Aporreta : Verbal and Ritual Obscenity in the Cults of Ancient Women », p. 68 : Déméter et Dionysos sont les deux divinités où leurs fêtes sont caractérisées par des comportements sociaux inapropriés.

1102.

Cl. Calame, op. cit., I, p. 242 ; M. Eliade, Initiations, rites, sociétés secrètes, p. 107 : « Il s’agit de la nécessité d’ordre religieux d’abolir périodiquement les normes qui régissent l’existence profane ». F.I. Zeitlin, Arethusa 15, 1.2 (1982), p. 132 n. 281 : « les rituels de désordre appartiennent au processus social, ils appartiennent aux domaines de Dionysos et Déméter » ; R. Schlup, « The Semantics of Fertility : Levels of Meaning in the Thesmophoria », Kernos 20 (2007), p. 92-93 : le chaos n’est pas seulement la négation de l’ordre, il en est aussi sa fondation.