C-2) Le tirage au sort. (κληρόω, λαγκάνω)

« La septième autorité, chère aux dieux et favorisée de la fortune, nous la faisons venir du sort : que celui qu’il a désigné commande, que celui qu’il exclut prenne place parmi les sujets, voilà, d’après nous, la justice même. 1292  » C’était ainsi que les Grecs concevaient le tirage au sort : un moyen par lequel la divinité exprimait ses volontés et révélait à tous celle qu’elle jugeait à même de la servir et de la représenter. Le tirage au sort dans la pratique religieuse a pris naissance avec l’émergence de la démocratie, il en un des effets mais aussi un de ses modes de propagations1293.

A Athènes, la prêtresse d’Athéna Nikè était ainsi sélectionnée depuis le milieu du Vème av. J.C. Un décret, daté des années 450/445 av. J.C.1294, présente un texte portant sur des travaux d’aménagement du sanctuaire de la déesse, la création d’un temple, les émoluments perçus par la prêtresse mais aussi la façon dont cette dernière était choisie. Malheureusement le texte est précisément lacunaire à cet endroit (l. 3-5). Ce passage a donné lieu à plusieurs restaurations, mais la plus vraisemblable est celle de B.D. Merrit et W. Gerry1295 : « d’[install]er celle qui parmi toutes les Athéniennes, [obtiendra du sort le sacerdoce] ». Que la prêtresse soit tirée au sort parmi les Athéniennes est confirmée par l’inscription funéraire de Myrrhinè, prêtresse d’Athéna Nike, trouvée à Zographos, à Athènes, datée de la fin du Vème av. J.C., en marbre, d’une hauteur de prés d’un mètre (Fig. 219). Elle porte l’inscription suivante :

« Καλλιμάχο θυγατρὸς τηλαυγὲς μνῆμα, ἥ πρὼτη Νίκης ἀμφεπόλευσε νεών. Εὐλογίαι δ’ὄνομ’ ἔσχε συνέμπορον, ὡς ἀπὸ θείας Μυρρίνη ἐκλήθη συντυχίας˙ἐτύμως. Πρώτε Ἀθηναίας Νίκες ἕδος ἀμφεπόλευσεν ἐκ πάντων κλήρωι, Μυρρίνη εὐτυχίαι »

‘« Voici le beau monument de la fille de Kallimachos, celle qui fut la première à servir au temple de Nikè. Le nom qu’elle reçut s’accordait à cet honneur puisque par un divin hasard elle s’appelait Myrrhinè. Elle fut la première servante de la statue d’Athéna Nikè, choisies parmi toutes, Myrrhinè par un heureux sort. 1296 »’

A cette stèle, il faut ajouter un lécythe funéraire, trouvé en 1873 à Athènes prés de la place de la Constitution, à  trois kilomètres de la stèle, d’une hauteur d’1m38, en marbre. Ce dernier montre une femme, nommée Myrrhinè, conduite par Hermès dans l’autre monde, passant devant trois personnages, son mari et ses enfants peut-être1297. Sa stature et son attitude l’identifient comme la personne décédée et honorée, la représentant comme un personnage important. Elle porte l’himation, un bracelet au bras droit, un diadème dans les cheveux. « Ces ornements devaient être les symboles d’un office publique détenu par Myrrhinè (…), qu’elle servit comme prêtresse1298 » (Fig. 219)

La charge n’était pas à vie, ce qui contredirait l’aspect démocratique du tirage au sort et que les sources ne mentionnent pas de prêtrises à vie, hors celles des génè, à Athènes. Mais la mention d’un revenu annuel pour la prêtresse suggère qu’elle devait rester plus d’un an en service. La prêtrise d’Athéna Nikè présente vraisemblablement un point de jonction entre prêtrise à vie et prêtrise à volonté démocratique, et à ce titre il est probable qu’elle est le résultat de compromissions entre le système ancien et le nouveau modèle : tirée au sort parmi toutes, non héréditaire, non à vie mais d’une durée suffisamment longue pour marquer les esprits, peut-être une dizaine d’années. L’épitaphe indique que Myrrhinè fut la première prêtresse à servir dans le nouveau temple, construit après 430, dans les années 420 av. J.C1299 ; et si elle était en effet celle qui inspira Aristophane pour sa pièce « Lysistrata »1300, elle devait être en service à la même époque que Lysimachè I qui servit de modèle à Lysistrata même. La pièce fut jouée en -412/11, Myrrhinè devait donc encore exercer au minimum quelques années auparavant, ce qui correspondrait chronologiquement.

Nous ignorons de quel milieu social venait Myrrhinè mais les deux monuments funéraires peuvent nous aider à mieux le cerner. Elle ne devait pas être noble ou appartenir à une grande famille, sinon son épitaphe l’aurait rappelé en mentionnant ses ancêtres. Le démotique n’est d’ailleurs pas mentionné. Cependant, la qualité du lécythe, indique qu’elle ne venait pas d’un milieu modeste mais suffisamment aisé économiquement pour payer une telle œuvre. De même, son épitaphe, par sa formulation et la grandeur de sa taille, rappelle celles des prêtresses des génè. Nous pouvons la comparer à une autre épitaphe d’une autre prêtresse prénommée Myrrhinè et qui porte simplement la mention succincte « Μυρρίνη ἱέρεα, Ἐνατίων1301 », datée du 1er quart du IVème av. J.C. L’épitaphe de Myrrhinè, prêtresse d’Athéna Nikè, traduit non seulement qu’elle a servi un culte important de la cité mais aussi la position sociale même de Myrrhinè. Il est peu vraisemblable qu’une seule année de service ait pu pousser Myrrhinè ou sa famille à édifier de tels œuvres. Le plus plausible était que Myrrhinè, issue d’une famille riche mais non noble, fut tirée au sort pour devenir prêtresse de la déesse alors même que le nouveau temple venait d’être construit ou était encore en construction, dans les années 420/410 av. J.C. En charge pour une dizaine d’années, elle assuma sa fonction auprès de Lysimachè I, dont elle subit peut-être l’influence patricienne. D’inspiration aristocratique, les monuments funéraires de Myrrhinè expriment la volonté de démocratie et d’égalité d’un milieu social aisé qui se revendique en tant qu’élite en prenant modèle sur les anciennes familles, mouvement qui se développera dans les siècles suivants. Mais ainsi que l’a ressenti fort justement B. Holtzmann, si le lécythe était un « monument privé d’une ampleur exceptionnelle et (dont) la qualité du relief s’accordent avec l’inscription », et s’il « devait attirer le regard, (…) si on le compare à la statue de bronze de Lysimachè sur l’Acropole, la différence exprime l’importance relative des deux cultes et des deux fonctions1302 ». Même si le mouvement démocratique se propageait, des différences de prestiges existaient toujours qui n’étaient pas seulement le fait d’une différence de milieu social mais surtout de l’importance de la charge même. Or, les prêtrises les plus importantes étaient détenues par les génè, entretenant une certaine supériorité des prêtresses héréditaires sur les autres. De plus, même si le tirage au sort permit l’accès d’un plus grand nombre aux charges religieuses rares étaient les sacerdoces véritablement ouverts à tous, les candidats devant répondre à certains critères.

Notes
1292.

Platon, Lois, III, 690 C (éd. Belles Lettres, 1956, A. Diès, L. Gernet, E. des Places)

1293.

J. A. Turner, op. cit., p. 52-119, suivant D. D. Feaver, « Historical Development of The priesthoods of Athens », YCS 15 (1957), p. 136 établit un lien entre l’émergence de la démocratie et le tirage au sort. Mis en place pour les magistratures politiques avec Solon (Aristote, Constitution d’Athènes, IV, 3), ce système se propagea au religieux avec les réformes de Clisthène mais ne concernèrent, dans un premier temps, que les cultes nouveaux ou réorganisés. Ces offices étaient ouverts à tous, par tirage au sort, ne requérant aucune qualification précise, pour des services à courts termes. Elle voit dans le fait que ce processus fut adopté par des génè comme une influence de la démocratie grandissante. Cependant, les comportements se modifièrent et la pré-sélection apparut, réduisant l’influence démocratique. Il est à noter que même sans qualification, le candidat devait répondre à certains critères comme nous le verrons dans le paragraphe suivant. cf. p. 72-82 où J.A. Turner critique la théorie de D. D. Feaver qui divisait les prêtrises entre aristocratiques et démocratiques, ne prenant pas en compte les spécificités.

1294.

IG I2 24 et IG I3 35. J. Papademetriou, Eph. Arch. (1948/9), p. 146-153 ; B. D. Merrit et W. Gerry, « Dating of the Documents to the Mid Fifth Century », JHS 83 (1963), p. 109-111 ; R. Meiggs and D. M. Lewis, A Selection of Greek Historical Inscriptions, n° 44. p. 107-111 ; Fr. Sokolowski, LSCG 12 A ; B. Le Guen Pollet, La vie religieuse dans le monde grec du V ème au II ème , n° 38. Un second décret (IG I2 25 (= IG I3 36)), daté des années 420 av. J.C, reprend les termes du précédent décret sur les travaux et les émoluments perçus par la prêtresse. Le culte d’Athéna Nikè existait peut-être déjà au VIème av. J.C., il s’agirait non pas de l’instauration d’un nouveau culte mais d’un réaménagement, notamment de la charge dont le mode d’acquisition aurait changé. Le nouvel attrait pour le culte était à mettre en relation avec la victoire sur les Perses, à une période où Athènes dominait le monde grec mais les travaux ne commencèrent que dans les années 420 av. J.C., B. D. Merrit et W. Gerry pensaient qu’un conflit d’intérêt avait entraîné des retards ; R. Meiggs and D. M. Lewis estimaient que le texte ne précisait pas qu’un temple devait être construit immédiatement mais se focalisait plus sur la sélection de la prêtresse et l’aménagement du temple. H. B. Mattingly, « The Athenian Nike Temple Reconsidered », p. 461-471 a suggéré de descendre la datation de IG I2 24 de vingt ans de moins, comprenant Myrrhinè comme la première prêtresse de la déesse. B. Holtzmann, L’Acropole d’Athènes, p. 223-224 pense qu’après les défaites, notamment celle de Chéronée, le culte put perdre de son influence.

1295.

IG I3 35, 3-5 = B. D. Merrit et W. Gerry, op. cit., = Le Guen Pollet, op. cit., n° 38 : «   hὲ ἄγ [κλ|ερομένε λάχε]ι ἐχς Ἀθεναίον hαπα[σο̃|ν καθίστα]σθαι ». Une autre restauration donne : IG I2 24 = J. Papademetriou, Eph. Arch. (1948/9) : «hὲ ἄ[ν δι|ὰ βίου hιερᾶτα]ι ἐχς Ἀθεναίον hαπα[σο̃|ν κλερόσα]σθαι.(… de [design]er [par le sort] parmi tou[tes] les Athéniennes celles qui [exercera à vie le sacerdoce])». J. A. Turner, op. cit., p. 77-90.

1296.

SEG XII, 80 ; J. Papademetriou, Eph. Arch. (1948/9), p. 146-153 fut le premier à publier l’épitaphe ; D.M. Lewis, « Notes on the Attic Inscriptions II », BSA 50 (1955), p. 1-7 ; P. J. Rhan, « Funeral Memorials of the First Priestess of Athena Nike », BSA 81 (1986), p. 201-206 ; J. B. Connelly, Portrait of a Priestess, p. 227-229.

1297.

C. W. Clairmont, « The Lekythos of Myrrhine », p. 103-110 : il constituait la deuxième partie du monument funéraire, et les deux formaient un seul monument. Contra : P. J. Rhan, BSA 81 (1986), p. 195-207 : la stèle marquait la tombe de Myrrhinè, le lécythe était soit un monument publique en l’honneur de Myrrhinè, soit une offrande faite par la famille de celle-ci signifiant qu’elle venait d’un milieu aristocratique. J. B. Connelly, op. cit., p. 228-229 estime qu’il s’agissait de deux Myrrhinè, considérant que rien ne permet sur le lécythe d’identifier Myrrhinè comme prêtresse, la femme allant sans clé ni attribut divin.

1298.

P. J. Rhan, BSA 81 (1986), p. 200.

1299.

Cf. Note précédente sur les possibles restaurations et celle de J. Papademetriou, suivi par D. D. Feaver, op. cit., p. 136 ; R. Meiggs and D. M. Lewis, op. cit., p. 108 ; R. Garland, « Religious Authority in Archaic and Classical Athens », p. 90 qui estimaient que la prêtrise était à vie sur la base de l’identification de Myrrhinè, qui se définit comme la première prêtresse, avec la hiéreia du premier décret. Etablissant la mort de Myrrhinè à la fin du Vème av. J.C. et son identification avec la Myrrhinè de Lysistrata, signifiant qu’elle était encore en vie en -411, ils en conclurent que Myrrhinè avait officié durant un temps assez long. Contra : B. Jordan, Servants of the Gods, p. 32-33 et n. 54 pense que Myrrhinè ne se réfère pas comme première prêtresse tirée au sort mais comme celle qui fut la première à avoir officié dans le nouveau temple, construit dans les années -420 ; J. A. Turner, op. cit., p. 80 ; B. Le Guen Pollet, op. cit., n°38 qui estiment toutes deux, avec logique, que ce privilège (à vie) contredit l’aspect démocratique du tirage au sort.

1300.

J. Papademetriou, Arch. Eph . (1948/9), p. 146-153 ; D. M. Lewis, BSA 50 (1955), p. 2 ; R. Meiggs and D. M. Lewis, op. cit., n° 44 ; J.B. Connelly, op. cit., p. 227-229. Contra : J. A. Turner, op. cit., p. 89.

1301.

IG II2 12200, Athènes, Musée Epigraphique, 1081 ; J. B. Connelly, op. cit., fig.8, 2.

1302.

B. Holtzmann, L’Acropole d’Athènes, p. 224