4-2) Confusion des genres ?

A ce portrait ainsi composé, il faut ajouter la manifestation d’une volonté d’identification à la divinité qui exprimait plus fortement le lien entre la prêtresse et la déesse. Cette confusion était l’une des raisons qui faisaient que préférentiellement les prêtresses servaient des déesses. Peu d’entre elles servaient des dieux. (cf. Appendice 2 consacrées à une liste des prêtresses dans le monde grec dans le cadre de l’étude). Si dons et contre dons ponctuaient la relation de la communauté à la divinité, pour la prêtresse, cette relation était plus complexe, plus intime et les Grecs l’admettaient et la craignaient. Lorsque le sacerdoce était héréditaire, que la charge était à vie, la perception était plus forte. Ce lien constituait un pouvoir et une autorité encore différente de celle que nous avons observée jusqu’à présent, mais tout aussi légitime. Il y avait là une vérité toute simple : celui qui outrageait le représentant du dieu outrageait le dieu. Les histoires évoquant les prêtresses parthénoi violentées, et les situations de crises qui en résultaient n’en sont qu’un exemple. Comme le sanctuaire, comme les objets, le représentant était sacré, et nous retrouvons affirmée ici la notion de « hiéros », abordée avec la notion de pureté essentielle à sa charge. La sacralité de la fonction était transférée à la personne humaine, permettant la conception d’une personnification de la divinité dans ce corps « saint » lorsque les différents éléments –identifiants, rites, contexte – étaient réunis. Par corrélation, ces éléments de reconnaissance composaient un ensemble qui pouvait aller jusqu’à la confusion entre la déesse et celle qui la représentait. La différenciation entre l’humain et le divin s’embrouillait lorsque revêtues des insignes divins, la prêtresse apparaissait véritablement telle la déesse descendue sur terre. La charge influençait le comportement au point que la personne humaine s’effaçait derrière la fonction, telle la prêtresse d’Artémis de Brauron portant le masque de l’ourse sacrée lors des Brauronies (Fig. 61 et 63, cratérisque à figures rouges n°3) ou la prêtresse d’Athéna Polias portant l’égide et le casque, visitant les nouveaux mariés sur un cratère (Fig. 191)1553, ou lorsqu’en Achaïe, à Patras, la prêtresse d’Artémis Laphria lors de la fête annuelle défilait dans la procession sur un char tiré par des cerfs1554, ce n’était pas la femme mais la déesse qui croyait-on agissait à travers elle. De même, à Pellène, au IIème ap. J.C., la prêtresse d’Athéna Polias était la plus belle et la plus grande de toutes les parthénoi de la cité. Lors des cérémonies, elle s’habillait comme la déesse, portant l’armure et le casque. Lorsque les Etoliens décidèrent d’envahir la région, ils s’enfuirent en voyant la jeune fille ainsi vêtue, la prenant pour la déesse1555.

Cependant même si la prêtresse imitait la divinité et lui ressemblait au point d’être identifiée à elle, elle ne devenait pas elle et n’était que sa représentation humaine dont la nature terrestre demeurait, cela se voit notamment lorsque prêtresse et déesse étaient ensembles, la femme étant figurée plus petite que la déesse pour bien témoigner de son statut mortel ainsi sur un relief funéraire d’une prêtresse d’Athéna Polias (Fig. 208). De plus, elle conservait toujours, même en arborant les insignes sacerdotaux, une vêture humaine.

Cette identification pouvait aussi se faire dans l’autre sens, la déesse choisissant de venir sur terre sous les traits de sa prêtresse comme Déméter qui prit les traits de Nikippa, pour venir châtier ceux qui osèrent violer son téménos 1556  ; ou d’agir comme sa prêtresse, telle Athéna sur un lécythe à figures rouges (Fig. 185) revêtue de son casque, assise, le bouclier posé à ses côtés, entourée de chouettes, et qui tient dans sa main une phiale, prête à exécuter le rite. Cette situation est plus confuse encore lorsque sur certaines images nous ne savons plus si c’est la divinité ou la prêtresse qui accomplit l’acte rituel comme sur deux coupes (Fig. 179, 180).

La mimésis produisait une assimilation entre les personnages, les éléments qui les distinguaient s’interpénétraient. Sur les sculptures, A. Mantis1557 remarque que les formes des vêtements, la façon dont tombe l’himation, les plis du chiton sont disposés parallèlement aux formes des divinités, et qu’elles adoptent cette même solennité du maintien. Les divers éléments contribuent à rendre la prêtresse autre, moins humaine, plus sacrée. Le relief funéraire de Myrrhinè (Fig. 219) montre la prêtresse en train de quitter sa sépulture accueillie par Hermès. Trois personnages plus petits, sa famille, se trouvent prés de la tombe. Myrrhinè est figurée plus grande, plus majestueuse qu’eux, comme le sont les divinités lorsqu’elles sont représentées avec les humains. De même, Polyxèna, sur son relief funéraire, est la réplique du xoanon de la déesse Déméter. Les mouvements de cette dernière forment la base de l’image, il y comme un jeu de miroir, une symétrie entre les deux figures féminines (Fig. 218)1558. Cette coutume de personnifier la divinité s’exprimait dans des rites et pratiques cultuelles à l’occasion de certaines cérémonies, à la fois honorant et célébrant la divinité et unissant la communauté. Cet usage se réalisait au sein d’un ensemble partageant les mêmes valeurs cultuelles et si le public percevait clairement la réalité, il acceptait son rôle en considérant la prêtresse comme la réplique humaine de la déesse1559.

Mais cette confusion reposait essentiellement sur les éléments visuels. Les écrits, lorsqu’il s’agissait de qualifier la prêtresse, ne poursuivaient pas cette identification. Ainsi, si le terme principal pour nommer la prêtresse en Grèce ancienne était hiéreia, on trouvait aussi des termes plus poétiques chez les auteurs anciens, comme léteira (λῄτειρα (féminin de λῃτήρ) ou areiteira (ἀρήτειρα)1560, littéralement « celle qui adresse les prières aux dieux ». Elle était aussi kleidouchos (κλειδοῦχος, κληδοῦχος, κληιδοῦχος), « la porte clef », celle qui gardait mais aussi, sur les épitaphes, l’amphipolos, la propolos,la théokolès, l’hiropolos de la divinité qu’elle servait. Ainsi, la prêtresse d’Artémis Agrotèra, à Athènes, était dite kleidouchos et propolos : « ναοῦ κληιδοῦχος, πότνια σὴ πρόπολος 1561» ; à Elis, la prêtresse d’Aphrodite Pandemos était nommée théokolés de la divinité : « Φίλα Λεοντομένεορ θυγάτηρ, Ἀναυχίδα δὲ γυνὰ , θεοκολέσσα Ἀφροδίτα 1562» ; Chairestratè était propolos de Cybèle1563 ; Myrrhinè était amphipolos (ἀμφίπολος) de la prêtresse d’Athéna Nikè à Athènes1564 ; Philotéra, prêtresse d’Athéna Polias à Athènes est dite hiropolos (ἱροπόλος)1565 ; Lysistratè était propolos (πρόπολος) de Déméter et Korè à Eleusis1566. Toutes ces nominations participaient du lien existant entre la divinité et sa desservante, montrant son respect et sa modestie devant la divinité. Car quelque soit sa position, son autorité, ses pouvoirs dans la cité, au sein de sa communauté, la hiéreia demeurait une servante devant son dieu ou sa déesse.

Cependant, ces nominations qui signifiaient qu’elles étaient des servantes de la déesse ne désignaient pas systématiquement la prêtresse, ainsi que nous allons le voir dans le chapitre suivant. De fait, il n’est pas toujours évident de déterminer son statut avec seulement un terme, hors celui de hiéreia. C’est l’association des différentes données : teneur de l’inscription mentionnant dans le cas de la prêtresse d’Artémis Agrotèra, à Athènes qu’elle était kleidouchos du naos 1567, ou de Myrrhinè qu’elle fut « la première à servir au temple de Nikè » et « la première servante de la statue d’Athéna Nikè » à Athènes1568; présence des identifiants (clé et/ou attributs divins) ; représentation statuaire visant à établir une ressemblance entre la divinité et la prêtresse ; mais aussi le contexte du culte lorsqu’il nous est donné de le connaître : nomination en relation avec un aspect du rite, absence d’une hiéreia avérée mais présence d’une propolos ou théokolès tendant à suggérer que celle-ci assumait la prêtrise. Néanmoins, en certaines occasions, il ne nous est pas toujours possible de véritablement statuer sur leur position1569 et la prudence est de rigueur, mieux vaut ne pas trancher.

Notes
1553.

Souda, sv. αἰγίς : « A Athènes, la prêtresse portant l’égide sacrée venait chez les jeunes mariées » ; W. Burkert, Greek religion, p. 101 ; J. Mansfield, The Robe of Athena, p. 189-197 estime que la prêtresse portait l’égide mais ne la revêtait pas, rejetant donc l’idée d’une personnification divine.

1554.

Pausanias, VII, 18, 12.

1555.

Polyen, Stratagèmes, VIII, 59.

1556.

Callimaque, Hymne à Déméter, VI, 41-42.

1557.

A. Mantis, op. cit., p. 31.

1558.

A. Mantis, op. cit., p. 67.

1559.

W.R. Connor, « Tribes, Festivals and Processions, Civic Ceremonial and Political Manipulation in Archaïc Greece », JHS 107 (1987), p. 44-45.

1560.

Callimaque, Fragment 123 (éd. Pfeiffer) et Hymne à Déméter, 43.

1561.

IG II/III2 4573 l. 5 (IVème av. J.C.)

1562.

Inscription d’époque Impériale : E. Papakonstantinou, Ἀρχαία Ἀχαία καὶ Ἠλεία, p. 331-334 ; V. Pirenne Delforge, L’Aphrodite grecque, p. 236-237.

1563.

IG II2 6288 (IVème av. J.C.)

1564.

SEG XII, 80 (Vème av. J.C.)

1565.

IG II2 3474 (IIème av. J.C.)

1566.

SEG X, 321 (Vème av. J.C.)

1567.

IG II/III2 4573 l. 5 (IVème av. J.C.)

1568.

SEG XII, 80 (Vème av. J.C.)

1569.

En Etolie, des femmes sont dénommées théokolès dans plusieurs inscriptions. Ainsià Phystion, pour Aphrodite Syrienne, au  III/IIème av. J.C. : Callimacha (IG IX, 12 1, 95, 9 ; LGPN III A, Καλλιμάχα, p. 231, 1) et Mégarista (IG IX 12 1, 98, 8 ; LGPN III A, Μεγαρίστα, p. 291, 1) ; à Kallion/Kallipolis, au III/II ème av. J.C. pour Artémis : Agonippa et Astô (IG IX 12 1, 155 ; LGPN III, A Ἀγονίππα, p. 14, 1 et Ἀστώ, p. 82). L’absence de données ne permet pas de dire s’il s’agit de prêtresses ou de femmes assumant une charge religieuse. Toutefois, une inscription à Phystion mentionnant Phalacra comme prêtresse (hiéreia) au IIème av. J.C. (IG IX 12 1, 110) tend à suggérer que les théokolès de Phystion assumaient un rôle d’officiantes. Cf. Infra Appendice 2 : Liste de prêtresses dans le cadre de l’etude, où sont répertoriées ces femmes ayant assumé un service religieux et dont la nature de la charge n’est pas certaine.