1-3) Epiè, la néocore.

La Souda définissait le néocore comme celui qui s’occupait du temple mais la glose d’Hésychius le montrant comme étant celui qui mettait en ordre et balayait le temple1589  a longtemps influencé l’idée que l’on se faisait de cette fonction : le néocore était perçu comme un serviteur subalterne d’ordre inférieur, sorte de domestique de l’enceinte sacrée. En fait, comme à chaque fois en Grèce ancienne, la situation n’était pas aussi tranchée. La néocorie était une charge complexe dont le profil variait selon les régions et les époques. Le plus souvent, le néocore était une sorte d’intendant, dont le rôle allait de l’entretien du temple, des objets cultuels aux tâches sacrificielles, veillant sur les propriétés – foncières, matérielles, financières – de la divinité. La charge était souvent en rapport avec les biens de la divinité. Le service durait généralement un an1590.

A Thasos, la charge de néocore fut assumée à plusieurs reprises et pour diverses divinités par Epiè, fille de Dionysios1591, membre de l’élite locale, et d’une famille implantée depuis plusieurs générations dans la cité ainsi que le rapporte le deuxième décret qui lui est consacré en mentionnant sa qualité d’eugéneia et ses ancêtres honorables (l. 21 et 29)1592. En tout, ce furent quatre décrets qui furent gravés sur une stèle de marbre et promulgués par le conseil et le peuple, dans la première moitié du Ier av. J.C., pour honorer Epiè pour les multiples offrandes qu’elle fit aux dieux thasiens et les diverses charges qu’elle occupa. Epiè n’appartenait pas seulement à une famille de notables mais elle était aussi extrêmement riche et sa générosité est louée à plusieurs reprises : offrandes à Artémis (décret n° 1, l.7) et Aphrodite (décret n°1, l.8), restauration des temples (décret n° 1, l.6) et financement à ses frais de la construction du Propylée du sanctuaire de l’Artémision (décret n° 1, l. 10-12). De plus, elle a consacré à Artémis une couronne de trois statères d’or, à Aphrodite un relief d’un statère d’or et deux vêtements en soie (trichapta) aux deux déesses (Déméter et Korè) (Décret n°3, l. 37-39). Elle a assumé « toutes les néocories » selon le troisième décret (l. 4), celle d’Athéna, et vraisemblablement d’Artémis et d’Aphrodite comme en témoigne les dons qu’elle a faits aux déesses1593. Le décret n°4, nous apprend que la néocorie d’Athéna était extrêmement coûteuse, que la charge n’était pas à vie mais probablement annuelle, et qu’Epiè l’a déjà assumée trois fois. Il nous apprend que les autres Thasiennes, par manque de moyens, refusèrent d’assumer le service. Epiè, à chaque fois que la charge était vacante, s’était offerte comme candidate pour assumer le service. De fait, la cité finit par nommer Epiè néocore à vie de la déesse, mais la charge restait annuelle. En d’autres termes, si une autre femme se présentait pour souhaiter accomplir le service, Epiè serait libre de toutes occupations cultuelles se rapportant au culte d’Athéna ; mais si nulle candidate ne se proposait, elle assumerait la charge.

Le décret n° 2 nous informe « que maintenant, pour un sacerdoce qu’aucune autre ne veut assumer parce qu’il ne rapporte aucun revenu et implique de grandes dépenses, elle veut bien accepter de se charger des dépenses liées à la parure et au service des déesses. (….) Qu’elle soit instaurée prêtresse de Zeus Eubouleus, attachée aux autels consacrés de Déméter (ἱέρεια τοῦ Διὸς τοῦ Εὐβουλέως, ἐπὶ τῶν Δήμητρι βωμῶν) ; et lorsque qu’elle se tiendra devant ces autels, lorsqu’elle sacrifiera ou procédera aux collectes, qu’elle porte les vêtements blancs et la tenue prescrite par la coutume (l. 24-33)1594». Le culte de Zeus Eubouleus était lié à celui de Déméter à Thasos, et Epiè devait aussi assumer la prêtrise de Déméter et Korè1595. En effet, Epiè « se tiendra devant ces autels, lorsqu’elle sacrifiera», or l’autel était un élément caractéristique de la prêtrise. C’était l’endroit où s’exprimait la puissance rituelle des prêtres et prêtresses au sein du sanctuaire, et l’action sacrificielle était l’une de ses prérogatives1596. La mention du sacrifice et de la collecte évoque la geste de la prêtresse d’Artémis Pergaia à Halicarnasse qui procédait à une collecte publique avant les sacrifices publics1597.

De plus, le décret n°2 pour Epiè précise qu’elle devait porter « les vêtements blancs et la tenue prescrite par la coutume », une précision explicite qui se retrouve dans d’autres cultes pour les prêtres et prêtresses1598. Cette mention suggère aussi que la néocorie, au contraire, ne semblait pas requérir une tenue particulière. Le décret nous indique que personne ne souhaitait accomplir ces charges car trop coûteuses et ne rapportant aucune ressource. La prêtresse devait donc assumer la majorité des charges financières liées aux besoins du culte quotidien1599.

Epiè devait être mariée, car la liste de ses multiples offices indiquent une gynè plus qu’une parthénos, mais son époux n’est jamais mentionné. Et même si Epiè pouvait jouir de la liberté d’utiliser cet argent à son gré, le fait que le tuteur ne soit pas mentionné ne signifie pas qu’il n’existait pas1600.

Pour cette générosité, le zèle et la piété dont elle a fait preuve envers les dieux et de sa bienveillance envers le peuple, Epiè reçut des privilèges comme ces décrets du peuple mais aussi l’honneur d’inscrire son nom sur certaines de ses offrandes et notamment une dédicace en son nom et celui d’Artémis Eileithyia sur le Propylée qu’elle a offert à l’Artémision (Décret 1 : l. 10-18). «  Il s’agit, à l’époque hellénistique, d’un honneur réservé aux hommes parmi les grands bienfaiteurs, indiquant l’estime en laquelle était tenue Epié par sa communauté1601».

Ainsi, la néocorie à Thasos comportait un volet liturgique non négligeable, de même que la prêtrise de Zeus Eubouleus, liée à celle de Déméter et Korè. Le personnel cultuel se substituait à la cité pour supporter les besoins du culte, et le manque de candidates indique vraisemblablement un appauvrissement « numérique de la classe fortunée, ramenée avec la concentration des richesses à un cercle de plus en plus restreint »1602, un phénomène semblable à celui de Sparte. Epiè, qui faisait partie de cette classe sociale, s’inscrivait dans la tradition de ses ancêtres. Dés le IVème et IIIème av. J.C., une classe sociale riche - constituée d’hommes d’affaires, d’armateurs, de magistrats - avait contribué à l’embellissement de la cité en offrant de nombreux monuments. C’est un courant qui, à l’époque hellénistique, se perpétue chez les élites1603. Mais, en tant que femme, Epiè faisait partie de toutes celles qui, issues de l’élite et partout dans le monde grec à partir de l’époque hellénistique, prirent de plus en plus part aux affaires de la cité, des bienfaitrices qui contribuèrent financièrement dans les sphères religieuses. La néocorie telle que la vivait Epiè s’apparentait à une liturgie. A aucun moment un aspect religieux de la charge n’est évoqué, ce qui n’est pas le cas de la prêtrise où il est précisé une tenue particulière et la tenue de sacrifice.

A part dans le second décret en rapport avec la charge de prêtresse, aucune action rituelle n’est évoquée lorsque sont mentionnées les néocories. Les décrets se concentrent surtout sur l’aspect financier de la charge, et tout indique que la néocore ne participait pas à aux actes cultuels. Mais ce n’était pas toujours le cas. A Sicyone, dans le culte d’Aphrodite, Pausanias1604 mentionne la présence d’une néocore auprès d’une parthénos loutrophore qui assumait le sacerdoce principal de la déesse. Pausanias ne donne pas beaucoup d’indications sur elle. La durée du service de la néocore de Sicyone n’est pas précisée mais elle ne devait pas être annuelle, puisque Pausanias distingue entre les deux charges en précisant la durée annuelle de la loutrophorie. La charge de néocore était peut-être à vie, concernant une femme veuve ou ménopausée, puisqu’elle ne devait plus avoir de relations sexuelles avec un homme. Elle assurait donc, d’une certaine façon, la pérennité du culte, faisant le lien entre toutes les parthénoi loutrophores, les assistant dans leur tâche, enseignant probablement à la nouvelle loutrophore les devoirs de sa charge. C’était elle qui, véritablement, gérait le culte au quotidien, assumant peut-être certaines des dépenses du sanctuaire. Le fait que la néocore devait assumer un rôle de guide auprès de la jeune et inexpérimentée loutrophore et que seules, elles pouvaient entrer dans le temple et s’approcher de la statue divine, suggèrent que la néocore devait participer à certaines pratiques rituelles avec la loutrophore. Ainsi, la charge pouvait se présenter différemment en d’autres lieux mais elle conservait un caractère d’intendance et de gestion qui lui était particulière.

Notes
1589.

Hésychius, sv. νεωκόρος : ὁτὸνναὸνκοσμῶν·κορεῖνγὰρτὸσαίρεινἔλεγον ; Souda, sv. νεωκόροςὁτὸνναὸνκοσμῶνκαὶεὐπρεπίζων.

1590.

IG I3 405 a (413/411 av. J.C.) – b (407/405 av. J.C.) : sanctuaire de Poséidon Hippios à Athènes, le néocore établit l’inventaire des biens du dieu ; LSCG 69, 6-8 et 20-24 (IVème av. J.C.) : sanctuaire d’Amphiaros à Oropos, le néocore accueille les étrangers, les enregistre, reçoit la somme pour les besoins du culte ; LSCG 101 (IIIème av. J.C.) : le néocore interdit l’accès aux étrangers du sanctuaire d’Héra, et si il faillit à sa tâche, il devait payer une amende à la déesse ; LSCG 84 (vers 100 av. J.C.) : sanctuaire d’Apollon Koropaios, à Koropé en Thessalie, le néocore veille sur la propriété divine, en interdisant de couper des arbres ou de faire venir les troupeaux sur les terres sacrées. A Délos, les néocores possédaient une position importante, formant un collège de magistrats prenant part aux actes d’affranchissement, s’occupant du trésor sacré avec l’Amphictyon des Athéniens. Ils recevaient un salaire, des parts sur les sacrifices. Ils ne sont plus mentionnés après la perte de l’indépendance. (Ph. Bruneau, Recherches sur les cultes de Délos, p. 499-504). La charge de néocore a pris de l’importance en Asie Mineure, où ils étaient parfois de rang quasi-égal aux prêtres. (cf. S. Georgoudi, ThesCRA V, p. 56-57)

1591.

F. Salviat, « Décrets pour Epié, fille de Dionysios : Déesses et sanctuaires Thasiens », BCH 83 (1959), p. 362-397 avec Texte et Traduction  ; SEG XXVIII, 343 ; LGPN I, Ἠπίη, p. 202, 2 ; F. Ferrandini Troisi, La donna nella sociétà ellenistica, n° 51 p. 78-80 ; R. van Bremen, The Limits of Participation, p. 26-27 et 29-30 ; A. Bielman, Femmes en public dans le monde hellénistique, p. 54-57. Trois autres inscriptions thasiennes mentionnent des néocores à l’époque impériale : l’une d’elle évoque une femme, prêtresse de Cybèle, qui fut aussi deux fois néocore, son nom n’est pas conservé, elle a offert à la déesse Cybèle, une table d’autel (IG XII suppl. 427). Une seconde inscription se réfère à la néocorie du culte de Cybèle (IG XII suppl. 428) et une dernière dont on ignore à quel culte il est fait référence (IG XII 8, 378).

1592.

F. Salviat, BCH 83 (1959), p. 372-373.

1593.

F. Salviat, BCH 83 (1959), p. 396 ; A. Bielman, op. cit., p. 376.

1594.

F. Salviat, BCH 83 (1959), p. 382 ; F. Ferrandini Troisi, op. cit., p. 78 ; A. Bielman, op. cit., p. 54 pour la traduction.

1595.

F. Salviat, BCH 83 (1959), p. 368 établit un parallèle avec le prêtre de l’autel à Eleusis qualifié par « Ὁ ἐπὶ τῷ βωμῷ ἱερεύς » ; A. Bielman, op. cit., p. 55 suggère qu’elle était peut-être néocore des déesses.

1596.

Cf. Supra Chapitre 4 (2-3, B-3 : Sacrifices, libations, prières).

1597.

LSAM 73, 25-28 = SEG XVI, 701 (IIIème av. J.C.).

1598.

Cf. Supra Chapitre 4 (2-3, A-3 : être en état de pureté).

1599.

F. Salviat, BCH 83 (1959), p. 382. Cf. Supra Chapitre 4 (2-2 : Devoirs administratifs, gestion du sanctuaire au quotidien).

1600.

F. Salviat, BCH 83 (1959), p. 374 estimait qu’Epiè devait jouir de certaines libertés juridiques et posséder par elle-même une certaine somme d’argent, mais aussi et surtout la liberté d’utiliser cet argent à son gré. Contra : A. Bielman, op. cit., p. 55 et p. 287 : « les femmes hellénistiques n’étaient jamais pleinement indépendantes ni autonomes en ce sens qu’elles étaient engagées vis-à-vis de leur oikos et vis-à-vis du patrimoine familial » et « Egéries égéennes, les femmes dans les inscriptions hellénistiques et impériales dans les Cyclades », p. 211-212 où elle étudie plus spécifiquement les femmes dans les Cyclades aux époques hellénistiques et impériales et leur rapport à l’argent, notant que si ces femmes pouvaient bénéficier d’une certaine autonomie financière, en utilisant de l’argent par elles-mêmes, elles demeuraient sous le contrôle masculin, l’argent étant utilisé pour valoriser la famille en faisant des offrandes aux dieux, à la cité ou aux citoyens. Le contrôle masculin se fit plus discret mais il était toujours présent.

1601.

A. Bielman, op. cit., p. 55 pour la citation, qui observe qu’ il y a une mise en évidence de la lignée paternelle dont Epiè tirait son prestige social et sa fortune.

1602.

F. Salviat, BCH 83 (1959), p. 373-375 pour la citation ; R. van Bremen, op. cit., p. 26-27 note que des femmes riches étaient attendues pour faire certains offices et qu’un système de roulement existait ; A. Bielman, op. cit., p. 56.

1603.

J. Pouilloux, Recherches sur les cultes de Thasos I, p. 435.

1604.

Pausanias II, 10, 4 ; Cf. Infra Chapitre 5 (3-1 : La loutrophore d’Aphrodite à Sicyone).