3-1) La loutrophore d’Aphrodite à Sicyone.

Au IIème ap. J.C., le culte d’Aphrodite à Sicyone était desservie par une parthénos vierge, nommée loutrophore, qui accomplissait sa charge pour une année. A ses côtés se trouvait une gynè, qui ne devait plus avoir de relation avec les hommes, et qui portait le titre de néocore 1689. Cette dernière était une femme âgée qui assistait la prêtresse parthénos dans sa tâche, gérant le culte au quotidien, en assumant peut-être certaines dépenses, et enseignant à la nouvelle prêtresse les devoirs de sa charge1690. Aucune des deux n’est nommée spécifiquement hiéreia par Pausanias, mais il indique, à propos de la loutrophore, « καὶ παρθένος ἱερωσύνην » signifiant ainsi qu’elle assumait le rôle sacerdotal principal, endossant le rôle de prêtresse. Seules la loutrophore et la néocore pouvaient entrer dans le temple, les fidèles devaient rester devant l’entrée et adresser leurs prières de loin à la statue chryséléphantine de la déesse, datée de la deuxième moitié du VIème av. J.C., œuvre de Canachos de Sicyone, la représentant assise, le polos sur la tête, tenant une pomme dans une main et un pavot dans l’autre1691.

La définition du terme  loutrophore  (Λουτροφόρος) n’est pas aisée. Il signifie à la fois une grande amphore de terre cuite servant à porter l’eau utilisée dans les rites funéraires et les rites nuptiaux, un cadeau offert à ces occasions, et désigne aussi la jeune fille qui portait le vase servant pour l’eau du bain de la fiancée. Ce vase était si caractéristique du statut de fiancé, de nymphè, qu’il se retrouvait sur les tombes des jeunes gens et parthénoi morts avant le mariage dans l’Athènes classique1692. La loutrophorie avait rapport avec un rite de bain prénuptial visant, par les vertus purificatrices et fécondantes de l’eau, à favoriser la fertilité humaine1693. Pour avoir plus de force, l’eau devait venir d’un endroit particulier, fleuve ou fontaine1694, dont la symbolisation avait rapport avec le culte concerné, comme la source Hippè où les Hèrésides argiennes allaient chercher l’eau pour le bain d’Héra1695, ou la source Amymonè où les jeunes filles qui tissaient le patos d’Héra à Argos devaient préalablement se purifier1696. R. Ginouvés voyait dans le culte d’Aphrodite Sicyonienne un rite de bain pour sa statue de culte, mais ainsi que V. Pirenne Delforge l’a noté la nature même de la statue chryséléphantine de la déesse ne se prêtait pas à semblable pratique1697. La loutrophore étant celle qui apportait l’eau du bain, il est possible qu’un rituel d’entretien avait lieu au temple même. Cependant, la charge de loutrophore et le culte se situaient dans un contexte pré-matrimonial ou matrimonial, en atteste les liens loutrophorie et rite prénuptial1698. Mais la présence d’Aphrodite renvoie plus précisément à la sexualité féminine, sexualité qui devait être encadrée dans l’union légitime. Au soir du mariage, c’est Aphrodite qui avec Eros et Peithô venait attiser la flamme du désir dans le cœur des mariés et inciter la jeune fille innocente à ne pas craindre l’union maritale. La pomme que tenait la statue de la déesse dans une main était un symbole « érotique et amoureux, (…) associée à Aphrodite, [qui] signale le premier rapprochement des époux » et se trouve « en relation avec fécondité et fertilité » 1699. Le culte de la déesse à Sicyone patronnait donc les unions de la cité, son culte s’adressant plus certainement à des jeunes filles en âge de se marier ou mariées depuis peu, peut-être aussi à leurs mères qui venaient prier la déesse pour le bonheur de leurs filles. De fait, la parthénos loutrophore devait être en âge de se marier, et lorsqu’elle quittait sa charge au bout d’un an, elle devait posséder un statut proche de celui d’une nymphè 1700. L’eau que la loutrophore allait chercher servait peut-être à une pratique de toilette de la déesse. La loutrophorerecevait peut-être aussi l’eau qui était utilisée pour la toilette nuptiale des fiancées qu’elle consacrait alors par des rites appropriés au nom d’Aphrodite, octroyant une partie de la puissance divine et sacrée à l’eau, dans l’idée de favoriser l’union et la fécondité de la nymphè.

Les deux femmes qui s’occupaient du service de la déesse se trouvaient à deux moments de leur vie de femme, et je citerais ici Vincianne Pirenne Delforge qui a parfaitement saisi la nature de leur statut : il s’agit « de deux femmes qui se situent respectivement en amont et en aval de la sexualité ; l’une n’a pas encore connu d’homme, l’autre ne le peut plus, du moins pendant la durée de son service1701 ». « Dés lors, l’abstention de relations sexuelles imposée à la loutrophore et à la néocore trouverait son fondement à la fois dans des impératifs de pureté rituelle et dans la spécificité du culte de la déesse qu’elles servent. Concernée par le mariage des jeunes filles, par leur première approche de la sexualité et la fécondité qui en est une conséquence fondamentale pour la société, Aphrodite n’est approchée que par des femmes qui encadrent la fonction matrimoniale et la mettent donc en évidence. Peut-être est-ce même la chasteté nécessaire au sein du mariage qui est de ce fait évoquée1702 ». Car « la chasteté imposée à la gynè néocore semble être l’exacte répondant, pour la femme mûre, de la virginité caractéristique de la parthénos1703», or nous avons vu, en étudiant les critères de sélection pour la prêtrise, que ces deux notions étaient liées et pouvaient se substituer l’une à l’autre.

La parthénos loutrophore assumait le rôle de prêtresse dans le culte mais la présence constante de la néocore à ses côtés n’était pas anodine. Le fait que Pausanias précise que seules la loutrophore et la néocore pouvaient entrer dans le temple traduit sa position privilégiée auprès de la parthénos. La néocore était plus qu’une assistante, elle était probablement comme une guide pour la jeune et inexpérimentée prêtresse. D’une certaine façon, toutes deux se complétaient, pourtant dans la hiérarchie du culte de la déesse, la néocore demeurait la subalterne. De fait, à Sicyone, la loutrophore endossait le statut de hiéreia dans le service cultuel1704. Seul Pausanias, au IIème ap. J.C. nous renseigne sur ce culte et sur celles qui accomplissaient le service, nous ignorons donc comment se présentait le culte d’ Aphrodite aux époques antérieures.

Notes
1689.

Pausanias II, 10, 4.

1690.

Cf. Supra Chapitre 5 (1-3 Epiè la néocore et 1-4 Metrodôra la zakore).

1691.

Pausanias II, 10, 4-6.

1692.

Photius, sv. λουτροφόρον : « le vase servant à transporter l’eau du bain » ; Λουτροφόρος : « celui ou celle qui remplit cet office » ; λουτρά : « pour le bain nuptial des fiancées ». Harpocrate, sv. Λουτροφόρος καὶ λουτροφοφορεῖν  évoquant le bain nuptial des fiancées. H. Nachod, RE Lutrophoros, p. 2098-2101 ; Daremberg-Saglio, DA, sv. Loutrophoros ; R. Ginouvés, Balaneutikè, p. 257-261 ; V. Pirenne Delforge, L’Aphrodite grecque, p. 141-143 et « La loutrophorie et la prêtresse loutrophore de Sicyone », BCH Supplément 28 (1994), p. 148-150 : sur la définition de loutrophore.

1693.

R. Ginouvés, op. cit., p. 282, 420-422 ; V. Pirenne Delforge, L’Aphrodite grecque, p. 141-144 et BCH Supplément 28 (1994), p. 151-152. Sur la nature de l’eau et rites du bain : Supra Chapitre 1 (3-6 : Les rituels du bain et les baigneuses sacrées)

1694.

Un point d’eau devait se trouver à proximité du sanctuaire, au vu des liens de la déesse avec l’élément aquatique, mais aussi du fait de la présence d’Asclépios dans le périmètre cultuel, dont le culte médicinal possédait aussi des connexions avec l’eau. V. Pirenne Delforge, L’Aphrodite grecque, p. 144 et BCH Supplément 28 (1994), p. 154.

1695.

Supra Chapitre 1 (3-2 : Les hèrésides à Argos).

1696.

Supra Chapitre 1 (2-5 : Les jeunes filles d’Argos).

1697.

R. Ginouvés, op. cit., p. 288 repris dans L. Kahil, « Bains de statues et de divinités », BCH Supplément 28 (1994), p. 219 ; V. Pirenne Delforge, L’Aphrodite grecque, p. 143 et BCH Supplément 28 (1994), p. 152 ; S. Bettinetti, La statua di culto nella pratica rituale greca, p. 154 qui suit V. Pirenne Delforge.

1698.

Sur les liens entre loutrophorie et mariage A.-M. Vérilhac et C. Vial, « Le mariage grec du VIème av. J.C. à l’époque d’Auguste », BCH Supplément 32, (1998), p. 293-295 ; V. Pirenne-Delforge, BCH Supplément 28 (1994), p. 148-149.

1699.

Sur les attributs de la déesse et ses rapports avec le mariage et la sexualité : V. Pirenne Delforge, L’Aphrodite grecque, p. 138 pour la citation et BCH Supplément 28 (1994), p. 153.

1700.

V. Pirenne Delforge, L’Aphrodite grecque, p. 143-144, p. 401 et BCH Supplément 28 (1994), p. 152-153 ; S. Bettinetti, op. cit., p. 154. Ce n’était pas le seul site où Aphrodite avait un rôle matrimonial : à Trézène, où associée à Hyppolite et Athéna Apatouria, la déesse sous le nom d’Aphrodite Nymphia protégeait les fiancées ou les nouvelles épousées (Pausanias, II, 37, 2).

1701.

V. Pirenne Delforge, L’Aphrodite grecque, p. 140 et BCH Supplément 28 (1994), p. 148.  

1702.

V. Pirenne Delforge, BCH Supplément 28 (1994), p. 153.  

1703.

V. Pirenne Delforge, L’Aphrodite grecque, p. 144-145 et BCH Supplément 28 (1994), p. 148.  

1704.

A l’époque impériale, des inscriptions d’Asie Mineure font connaître d’autres loutrophores, comme celle d’Artémis Kyndias à Bargylia qui, associée à un prêtre dans son service cultuel, reçut de grands honneurs de la part de sa cité (G. Cousin, C. Diels, « Inscriptions de Iasos et Bargylia », BCH XIII (1889), p 37-38) ; ou encore celle d’une divinité inconnue à Iasos, prés de Bargylia où la loutrophore était une jeune fille non encore pubère, l’inscription qui se rapporte à l’une d’elles, nous apprend que celle-ci assuma à deux reprises la charge (L. Robert, OMS I, p. 381 et 391-392) A Milet, il existait une loutrophore des Grands Dieux Cabires, service qu’assuma Julia Artémô qui fut hydrophore d’Artémis Pythié (T. Wiegand, A. Rehm, R. Harder, Didyma II, n°330, datation incertaine). Le peu d’informations sur la loutrophorie à Milet et Iasos ne permet ni de dégager un acte rituel, ni d’effectuer un rapprochement avec Sicyone, ou encore de savoir si la charge était considérée comme une prêtrise ou une charge spécialisée.