A-2) Les péleiades de Zeus à Dodone.

Le sanctuaire de Dodone, en Epire, possédait la particularité de présenter un large éventail de procédés, où se mêlaient divination intuitive et inductive, ayant coexisté ou qui se sont succédés. Ainsi, selon les différents auteurs, on y prophétisait en interprétant le vol des oiseaux1790 ; le mouvement de l’eau dans la source ou le bruissement du vent dans les feuilles du chêne sacré qui se trouvait au centre du sanctuaire1791 ; le cri des bisets1792 ; le son des chaudrons de bronze frappés avec un fouet à chaînette en métal 1793; par incubation ou tirage au sort1794. Certains auteurs parlent de prophétesses inspirées1795. Dodone était considéré comme le plus ancien sanctuaire oraculaire de Grèce1796. On y vénérait Zeus Naios et Dionè Naia. Les prophétesses1797 au nombre de deux ou de trois selon les auteurs1798, étaient nommées les péleiades (πελείαδες), terme qui fut transcrit imparfaitement par colombes1799, et qui faisait référence aux mythes étiologiques. Nous trouvons aussi l’appellation de hiéreiai 1800. Sur elles nous savons peu de choses, leur âge est incertain, vierge ou femmes âgées1801, indiquant cependant un état de chasteté inhérent à la charge de prophétesse. Constituant un groupe, elles ne devaient pas prophétiser ensemble mais plutôt officier séparément. Il ne semble pas qu’elles assumaient d’autres fonctions au sein du sanctuaire. La réalité des prophétesses se confond avec les mythes des oiseaux. Plusieurs légendes racontent que des oiseaux du chêne sacré se mirent à parler et ordonnèrent la création de l’oracle1802.   Hérodote rapporte que deux oiseaux noirs, des bisets/colombes, s’envolèrent d’Egypte pour rejoindre l’une la Libye, l’autre Dodone. Là, se perchant sur un chêne et parlant la langue des hommes, elle ordonna l’établissement d’un oracle de Zeus. L’auteur rapporte aussi une autre histoire où des femmes égyptiennes furent enlevées par des Phéniciens, l’une vendue en Libye, l’autre en Grèce où elles fondèrent des oracles. La prophétesse à Dodone reçut le nom de péleiadecar son langage rappelait le chant des oiseaux1803. Mythe à ancrage symbolique, l’oiseau était un élément important du culte de Dodone et formait avec le chêne sacré un binôme contraire et complémentaire, symbolisant la terre et le ciel, immobilité et pérennité, face à la mobilité et les mouvements incessants et donc le rythme de la vie. Le chêne et l’oiseau étaient les éléments symboles de Dodone. L’oiseau était le lien entre le monde des hommes et des dieux, la péleiade était « la porteuse du savoir et de la volonté de Zeus et assur(ait) la communication entre les hommes et les dieux1804 ». De plus, les péleiades (oiseaux) étaient noires, les péleiades (prophétesses) étaient pareillement obscures, celles qui étaient dans l’ombre. Or, généralement, celui ou celle qui prophétisait n’était pas visible, caché aux yeux des fidèles pour recevoir le mystère divin. C’était aussi un aspect qui renvoyait aux forces obscures et puissantes qu’elles côtoyaient. Il y avait ainsi dans la symbolique dodonéenne tout un jeu de miroir entre l’oiseau et la prophétesse, la péleiade était autant l’oiseau noir venu un jour pour créer l’oracle que celle qui recevait l’oracle1805.

Notes
1790.

Sophocle, Les Trachiniennes, 172.

1791.

Homère, Odyssée, XIV, 327-330

1792.

Eschyle, Prométhée, 832-835.

1793.

Callimaque, Hymne à Délos, 286 ; Clément d’Alexandrie, Protreptique, II, 1, 1 : les chaudrons sont les symboles oraculaires de Dodone ; Souda, sv. Δωδωναῖον χαλκεῖον.

1794.

Callisthénès, FGrHist 124 F 22.

1795.

Platon, Phèdre, 244 b ; Pausanias, X, 12, 10.

1796.

Hérodote II, 52, 1 ; Pausanias, X, 12, 10 « Les péleiades (prophétesses de Dodone) sont plus anciennes encore que Phémonoè la première Pythie ». Il est fait référence à Dodone dans Homère (Odyssée, XIV, 327-328 ; XIX, 296-298 ; Iliade, XVI, 233). Zeus règne alors sur le site, en compagnie de Dionè qui aurait assumé l’héritage de Gé, la déesse mère, puissance primordiale. L’occupation remonte au deuxième millénaire sans qu’il soit possible de dire si un manteion s’y trouvait déjà, mais une centaine de lamelles de plombs avec les questions et les réponses, le plus souvent mutilées, datant de l’époque archaïque (VII/VIème), furent retrouvées. Le sanctuaire de Dodone vit son audience augmenter au fil du temps, dépassant les frontières de la Grèce du Nord mais il resta principalement fréquenté par les Epirotes, les Etoliens, les Thessaliens…. De dimensions modestes dans les premiers temps, ne comprenant qu’un téménos entourant le chêne sacré et l’autel, il se développa au fil du temps. Le sanctuaire vit son activité décliner suite à l’invasion de l’Epire en -167 par les Romains. Cf. A. Bouché-Leclercq, op. cit., Tome 2 p. 277-331 ; H.W. Parke, The Oracles of Zeus, p. 1-163 (spéc. p. 20-45 sur les prophétesses) ; R. Martin et H. Metzger, La religion grecque, p. 16-24 ; A. Gartziou-Tatti, «L’oracle de Dodone, Mythe et rituel», Kernos 3 (1990), p. 175-184 ; A.K. Karademetrios, To Manteio tes Dodones.  cf. New Pauly, sv. Dodona, Dodone, p. 605-607 ; Fr. Quantin, La vie religieuse en Epire, Tome 1, p. 244-303 sur le sanctuaire de Dodone.

1797.

Avant les prophétesses, le sanctuaire avait des interprètes masculins, les sélloi ou hélloi, qui ne se lavaient jamais les pieds et dormaient à même le sol pour conserver le lien avec la terre et rester au contact des divinités chtoniennes (Homère, Iliade, XVI, 233-235 ; Callimaque, Hymne à Délos, 286 ; A. Gartziou-Tatti, Kernos 3 (1990), p. 180). C’est vers la fin de l’époque archaïque qu’elles remplacèrent les selloi. Chez Sophocle (Les Trachiniennes), déjà, sélloi et prophétesses officiaient côte à côte. L. Bodson, Hiera Zoia, p. 108 voit dans la tragédie de Sophocle, le reflet d’un état intermédiaire de l’organisation de l’oracle ; J. Jouanna, op. cit., p. 300-301 estime qu’il s’agit surtout d’un choix littéraire où l’on voit les personnages s’adresser à celui ou celle qui lui ressemblent, le choix se faisant sur la distinction sexuelle : Déjanire parle aux femmes, Héraklès aux hommes. Cf. A. K. Karademetrios, op. cit., p. 67-75 : sélloi et pelléiades ; Fr. Quantin, op. cit., I, p. 292-298.

1798.

Deux : Sophocle, Les Trachiniennes, 172 ; Trois : Hérodote, II, 55 nommant celles qu’il a rencontré : Proméneia, Timarétè et Nicandra ; et II, 56, 1 : il n’en nomme plus qu’une, signifiant qu’elles n’officiaient pas ensemble.

1799.

La colombe (pigeon blanc) n’est pas connue en Grèce avant les guerres médiques (Charon de Lampsaque, FGrHist 262 F 3 = Athénée IX, 394 e) et le terme περιστερά qui la désigne spécifiquement n’est pas attesté avant le milieu du Vème ap. J.C. mais il s’est substitué au mot πέλεια pour désigner l’ensemble des colombidés : H.W. Parke, op. cit., p. 43 : un pigeon ramier (Colomba Palumbus Palumbus) ; L. Bodson, op. cit., p. 101-106 : la forme péleia ou péleias (πέλεια ; πέλειας) dérive de la racine indo-européenne pel- qui exprime l’effacement de la couleur. Il appartient à une famille de mots complexes, dont l’idée fondamentale est celle du ternissement, palissement. L. Bodson (p. 102) associe la péleiade avec le pigeon biset (Colomba Livia Livia) gris cendré, aux pattes rouges, aux barres sombres caractéristiques sur les ailes. cf. A.K. Karademetrios, op. cit., p. 69-70.

1800.

Platon, Phèdre, 244 B.

1801.

Strabon parle de trois femmes âgées (τρεῖς γραῖαι) : VII, fr. 1 a « dans le dialecte des Molosses et des Thesprotes, on appelle les femmes âgées péliai et les vieillards pélioi, les bisets roucoulants n’étaient peut-être pas des oiseaux mais trois femmes âgées qui consacraient leur temps au sanctuaire » et VII, 2, 12 : « Aux origines de l’oracle des hommes exerçaient la fonction prophétique (…) par la suite ce sont trois vieilles femmes qui furent chargées de cette fonction » (Traduction L. Bodson, op. cit., p. 109) ; Hérodote évoque trois femmes d’âge différent : II, 55, 3 : « Δωδωναίων δὲ αἱ ἱέρειαι τῶν τῇ πρεσβυτάτη̣ οὔνομα ἦν Προμένεια, τῇ δέ μετά ταύτην Τιμαρέτη, τῇ δέ νεωτάτη̣ Νικάνδρη » ; A.K. Karademetrios, op. cit., p. 70-71.

1802.

Sophocle, Les Trachiniennes, 171-172 ; Proxenos, FGrHist 703 F7.

1803.

Hérodote, II, 54-57. Il termine en rationalisant les données : « quant à moi, voici mon opinion. Si véritablement les Phéniciens enlevèrent les femmes consacrées et allèrent les vendre, l’une d’elles en Libye, l’autre en Grèce, (…) esclave dans ce pays, elle fonda sous un chêne qui avait poussé là un sanctuaire de Zeus. Après quoi, lorsqu’elle comprit la langue grecque, elle fonda un oracle…… la femme fut appelée péleiade par les Dodonéens pour la raison qu’elle était barbare et qu’elle paraissait gazouiller comme les oiseaux. S’ils disent qu’après un temps la péleiade parla avec une voix humaine, c’est que la femme s’exprimait d’une façon intelligible pour eux (…).  Quant à dire que la péleiade était noire, c’était leur façon de signifier que la femme était égyptienne. »

1804.

A. Gartziou-Tatti, Kernos 3 (1990), p. 181.

1805.

L. Bodson, op. cit.,, p. 101-117 ; H.W. Parke, op. cit., p. 34-35.