Addenda à l’étude des services religieux féminins : la spécificité des paides aph’hestias d’eleusis.

A Eleusis, il existait une fonction religieuse qui concernait des enfants, indifféremment de sexe masculin et féminin. L’âge primait sur le sexe. C’est un fait que nous ne retrouvons nulle part en Grèce où le service était soumis à des critères sélectifs et distinctifs stricts, notamment sexuels. Cependant, en observant plus attentivement cette fonction, ces contradictions se révèlent de peu d’importance, car le « gender » de l’enfant disparaissait derrière le rôle qu’il assumait alors.

Le mythe étiologique se trouve dans l’« Hymne Homérique à Déméter » lorsque la déesse est accueillie par le roi d’Eleusis, sous l’identité d’une mortelle, et qu’elle devient la nourrice du prince. Toutes les nuits, alors que le palais dort, Déméter plaçait l’enfant dans le feu du foyer pour le rendre immortel. Un jour que la reine se réveilla, elle découvrit la scène et folle de terreur, arracha l’enfant à la déesse et la houspilla. Ce faisant, elle priva définitivement son fils de l’immortalité. Déméter se révéla alors, et avant de quitter la terre d’Eleusis, commanda aux hommes de lui bâtir un temple et leur enseigna ses mystères (v. 200-265) Dans la pratique rituelle, il ne s’agit pas d’obtenir l’immortalité ou l’idée d’immortalité pour l’enfant élu, mais se retrouve une certaine conception de pérennité qui se rapporte à la communauté.

La première mention d’un pais aph’hestias date de 460 av. J.C. (IG I2 6, 25) mais la charge était plus ancienne, datant d’avant l’époque classique. Les paides aph’hestias étaient des initiés (« μυηθείς ou μυηθεῖσα ») d’Hestia. La terminologie de la charge évolua1918 : avant 130/140 ap. J.C., la désignation μυηθείς ou μυηθεῖσαἀφ’ ἑστίας était utilisée, mais durant le reste du second siècle les termes « ὁ (ou ἡ) ἀφ’ ἑστίας μύστης (ou μύστις) », ou plus fréquemment juste « ὁ (ou ἡ) ἀφ’ ἑστίας », apparaissent et sont utilisés avec la première désignation. Au cours du IIIème siècle, ils le remplacèrent.

Le pais aph’hestias était ainsi l’initié du foyer, du cœur, Hestia ( Ἡστία) étant identifiée avec le Prytanée. L’enfant devenait le représentant de la cité dans les mystères (celle-ci étant symbolisée par ce foyer public1919), ainsi que le démontre le fait que les dépenses de la charge étaient prises en compte par la cité1920. Le pais aph’hestias présentait des prières et des sacrifices au nom des initiés. Ses prérogatives sacerdotales étaient élevées, proches de la prêtrise1921. Il offrait un porcelet en sacrifice propitiatoire avant les cérémonies1922, qu’il consacrait peut-être, et marchait devant lors de la procession, à la tête des initiés. Son rôle en tant que représentant de la cité n’est pas sans rappeler celui de la Basilinna, et sa position qui le situe devant les initiés évoque la charge d’archèïs.

Le pais aph’hestias était désigné chaque année parmi les enfants athéniens et tiré au sort par le Basileus sur une liste théoriquement ouverte à tous1923. Toutefois, il semble que progressivement, elle fut restreinte aux enfants des élites, ce qui expliquerait que plusieurs enfants d’une même famille, filles et garçons, accomplirent la charge à partir du Ier ap. J.C. Cette famille, celle de Léonidès de Mélitè, appartenait au génos des Kèrykes dont la plupart des membres masculins étaient dadouques. Certains des paides aph’hestias venaient aussi de différents génè éleusiniens, celui des Eumolpides notamment. Ces génè, qui contrôlaient le sanctuaire d’Eleusis, s’ils ne fermèrent pas la charge aux autres enfants, en contrôlèrent peut-être l’accès en favorisant leurs propres descendants1924.

Son âge primait sur son sexe car c’était sa jeunesse, en tant que force et pureté, qui s’inscrivait comme un symbole de renouvellement des forces de ce foyer qu’il représentait, et donc un renouvellement de la communauté. Il incarnait la promesse de l’avenir. L’initiation que les paides aph’hestias connaissaient était d’ordre civique mais se différenciait de celles que les filles athéniennes connaissaient comme les arrhéphores, car leur sexe ne constituait pas un élément déterminant. L’initiation pour les paides aph’hestias filles ne faisait pas partie des épreuves qui allaient faire d’elles des gynaikes. K. Clinton, à propos de l’inscription de Claudia Praxagora, restitue le passage « ἀλλάμε καὶ παίδων κοσμεῖ χορός, οἵ τὸ προμυστῶν (IG II2 4077, 7-10 ; J. Kirchner) / πρὸ μυστῶν (K. Clinton, p. 111) ἄλλων ἐν τελεταῖς στέμμα κόμαισι θέσαν », suggérant qu’un chœur d’enfants, composé des anciens paides aph’hestias, se produisait avant les cérémonies et couronnait le pais aph’hestias de l’année, ce qui pouvait alors être une façon de le reconnaître comme membre et une passation de pouvoirs. Mais ceci tendrait aussi à démontrer que ceux et celles qui avaient accompli cette charge formaient un groupe à part, avisés de leur importance.

Il est à noter que la fonction semble avoir été préférentiellement masculine à l’époque classique pour devenir plus féminine durant la période hellénistique1925. La cause pourrait être de même nature que pour la création de la charge des ergastines avec la volonté des élites de voir leurs filles accéder à un plus grand nombre de fonctions religieuses ; et ceci expliquerait que cette charge ne s’inscrivaient pas pleinement dans les services religieux féminins. Toutefois, si les filles devinrent plus nombreuses à partir de cette période, des garçons continuaient à assumer la charge.

Notes
1918.

K. Clinton, op. cit. p. 113-114.

1919.

P. Foucart, Les mystères d’Eleusis, p. 272-281 suivi par L. Deubner, Attische Feste, p. 74 ; K. Clinton, Sacred Officials., p. 99-100 ; W. Burkert, Homo Necans, p. 280-281 (éd. Angl.).

1920.

Anecdota Greca, I , p. 204 (Bekker) :  ἀφ’ ἑστίας μυηθῆναι· ὁ ἐκ τῶν προκρίτων Ἀθηναίων κλήρῳ λαχὼν παῖς δημοσίᾳ μυηθείς .P. Foucart, op. cit., p. 278 ; G. Mylonas, Eleusis, p. 237 ; K. Clinton, op. cit., p. 99-100 ; J.A. Turner, Hiereiai, p. 316.

1921.

Porphyre, De l’abstinence, IV, 5, 4 : « Le pouvoir qu’a l’enfant du foyer d’apaiser la divinité à la place de tous les initiés par l’accomplissement exact des rites prescrits » (éd. Belles Lettres, 1995, M. Patillon, A. P. Segonds et L. Brisson).

1922.

Aristophane, Les Acharniens, 747  et Les Grenouilles, 338 ; P. Foucart, op. cit., p. 294 ; G. Mylonas, op. cit., p. 249-250 ; K. Clinton, op. cit., p. 113 ; J.A. Turner, op. cit., p. 314-318 ; J. D. Mikalson, Religion in Hellenistic Athens, p. 260.

1923.

Harpocrate, ἀφ’ ἑστίαςμυηθῆναι citant Isée «  ὁ ἀφ’ ἑστίαςμυούμενος Ἀθηναῖος ἧν πάντως. κλήρῳ δὲ λαχὼν ἐμνεῖτο » ; K. Clinton, op. cit., p. 99-100 note que seules les familles ayant les moyens pouvaient conserver le souvenir du service d’un des leurs par une statue ou une dédicace. Il est donc difficile de savoir dans quelle mesure la charge était élitiste.

1924.

P. Foucart, op. cit.,p. 278 estime qu’il existait une sélection pré-sélective, suivi par J.A. Turner, op. cit., p. 316 ; J.B. Connelly, Portrait of a Priestess, p. 33 pense qu’il est possible que seuls les enfants issus des génè éleusiniens pouvaient devenir paides aph’hestias. Contra : K. Clinton, op. cit., p. 100 et 113 : ouverte à tous. J. D. Mikalson, op. cit., p. 260 : si durant la période classique, les enfants étaient tirés au sort par le Basileus après avoir été proposés par leur père, à l’époque hellénistique, la majorité venaient des familles parmi les plus riches et les plus en vues de la cité.

1925.

G. Mylonas, op. cit., p. 236 pense qu’à l’origine la fonction était peut-être même exclusivement masculine.