Deux espaces, deux figures dominantes et l’état absolu de la hiéreia.

Tous les services religieux féminins ne s’inscrivaient pas dans la sphère féminine, mais tous se retrouvent dans l’une ou l’autre des distinctions établies dans la seconde partie. Les services inclus dans la sphère féminine s’exprimaient à la fois dans les sphères féminines et civiques, il ne s’agit pas de les considérer selon un angle unique. Cependant, tous les services, inclus ou non dans la sphère féminine, sont compréhensibles par rapport aux autres, chacun se lit en fonction de l’action de l’autre. C’est sa position dans l’ensemble structuré constitué des différents services qui permet, plus ou moins, de comprendre la charge. Dans cet ensemble, la prêtrise féminine est le point de référence.

La charge de prêtresse se présentait selon un certain type commun à travers le monde grec que des différences - régionales ou propres au culte même - individualisaient cependant de façon subtile. Dépositaire de la puissance sacrée, la prêtresse détenait l’autorité sacerdotale la plus éminente parmi les fonctions féminines. Elle était la hiéreia, une désignation particulière qu’en dehors de l’étude de la prêtrise féminine, nous n’avons retrouvé qu’à quelques reprises. Hésychius l’utilise pour nommer la trapézô mais nous avons noté qu’elle assumait plus exactement un rôle d’officiante de rang élevé1930. Le terme est surtout utilisé pour évoquer la Basilinna, laquelle assumait justement le rôle de prêtresse à l’occasion des rites auxquels elle prenait part au Limnaion 1931. De plus, certaines femmes assumaient une fonction équivalente à celle de la prêtresse, comme les hydrophores de Milet ou la loutrophore de Sicyone. Pourtant, elles n’étaient pas nommées hiéreiai dans les sources mais désignées par un terme qui correspondait à leur principale activité au sein du sanctuaire. Ces distinctions nominatives démontraient l’importance du mot hiéreia. Il comporte de nombreuses significations, traduisant l’autorité de la prêtresse, tant dans la sphère religieuse qu’administrative, alors que les officiantes sacrées spécialisées évoluaient plus généralement dans l’une ou l’autre, effectuant une tâche spécifique. Mais surtout, ce terme traduisait un certain état de sacré, ainsi que nous l’avons noté en début de la Partie 2 1932 , que les signes visuels – définissant son service - permettent de mieux percevoir. Représentée comme une femme honorable, la prêtresse était soit figurée devant l’autel, priant ou consacrant, symbolisant l’un des principaux aspects de sa charge avec l’action sacrificielle ; soit figurée avec les attributs propres à la divinité qu’elle servait et qui l’identifiaient aux yeux de tous. Notamment, elle arborait la clé, l’élément iconographique définissant le mieux cette prêtrise féminine, qui exprimait son statut de gardienne du culte, des rites et des biens de la divinité ; et qui témoignait surtout qu’elle était la dépositaire de la volonté divine. Or nous avons pu observer que les éléments qui permettaient son identification tendaient à créer une confusion entre elle et la divinité1933. Cette confusion était l’une des raisons qui faisait que préférentiellement les prêtresses servaient des déesses. Peu d’entre elles servaient des dieux comme l’appendice 2 ci-après le montre. Cette confusion n’existe pas avec les officiantes spécialisées. Le terme de hiéreia impliquait une communion avec la divinité. Les attributs divins, les gestes de la prière et les représentations de la prêtresse prés de l’autel sont autant de manifestations iconographiques qui traduisent et transmettent cette union. En ce sens, son utilisation pour nommer la Basilinna est fondée puisque celle-ci oeuvrait à l’autel, priait, consacrait et connaissait une communion intime avec le dieu.

Dans le cadre de la sphère civique, la prêtresse constituait donc la figure dominante à laquelle les autres étaient plus ou moins subordonnées ; et même si certaines officiantes possédaient un pouvoir décisionnel et une autorité lui permettant d’agir sans elle, la prêtresse était celle qui possédait les plus grands pouvoirs, la plus grande autorité, celle dont le statut sacerdotal lui octroyait des prérogatives à caractère masculin. Or, cette disposition l’empêchait d’assumer ce rôle de référence dans la sphère féminine, et c’est la gynè, celle qui possédait les savoirs et les pouvoirs, qui endossait la responsabilité de gardienne et de guide de ces secrets. Mais dans ce monde féminin, la gynèconstituait aussi l’exemple de ce à quoi les filles aspiraient à devenir dans leur futur1934. Elle assumait ainsi un rôle de modèle que la prêtresse ne revêtait jamais. S’exprimait ainsi, entre ces deux figures dominantes, la nature profonde de leur rôle et déterminait leur position réciproque. La prêtresse était ainsi à la fois la représentante de la cité et celle de la divinité, une guide et une gardienne, alors que les officiantes spécialisées n’étaient que les représentantes de la cité. Ces dernières ne parlaient pas au nom de la divinité. Le pouvoir de la prêtresse dépassait celui des simples mortels et plus important celui de certains hommes.

Mais la prêtresse n’était pas absente du monde féminin, sa féminité - comme d’ailleurs pour les autres femmes accomplissant un service religieux - n’était jamais désavouée même si le service était détaché de considérations sexuées. La prêtresse restait femme et sa présence, à la fois en tant que femme et en tant que détentrice du pouvoir civique, lui permettait de faire le lien entre ces deux espaces. Lorsqu’elle était présente, la prêtresse complétait généralement la fonction de la gynè, toutes deux officiant ensemble : la première encadrant et supervisant la deuxième, laquelle occupait le devant de la scène en dirigeant et pratiquant les cérémonies. Ces officiantes spécialisées de la sphère féminine, qui incarnaient l’idée de la femme positive ou négative, effectuaient généralement les actes cultuels, en dehors de l’espace sacrificiel sauf à de rares exceptions et alors en compagnie de celle qui assumait le rôle de prêtresse comme les gerairai athéniennes avec la Basilinna. La prêtresse gérait et encadrait l’organisation, assurant sa charge en procédant à l’acte sacrificiel - prière, libation, mise à mort parfois - lorsqu’il était nécessaire. Elle représentait le pouvoir civique, le monde féminin demeurant ainsi par son intermédiaire circonscrit à la sphère civique. En certaines occasions, cette position était assumée par des officiantes spécialisées, non inclues dans la sphère féminine, généralement des responsables, comme l’archèis ou la thoinarmostria laconienne ; ou bien investie d’une autorité de prêtresse comme la Basilinna athénienne. Cette distinction subsistait même lorsque les rôles nous sont plus difficilement perceptibles et que la fonction se lisait dans les deux espaces comme pour le collège des seize femmes de l’Elide qui assumait à la fois le rôle de guide pour la communauté, de modèles pour les plus jeunes, de gardienne des rites sacrés et possiblement de prêtresses pour la déesse Héra à Olympie.

Entre ces deux figures principales - incarnée par la hiéreia et la gynè - et dans ces deux espaces, évoluaient les autres femmes et filles qui accomplissaient un service et notamment dans la sphère féminine, les parthénoi.

Notes
1930.

Hésychius, sv. Τραπεζών ; Supra Chapitre 5 (1-5, A-5).

1931.

Supra Chapitre 5 (2-2, C-3). De même, les gérairai, qui assistaient la Basilinna, sont qualifiées d’« assemblée de prêtresses » (Ἱέρειαι κοινῶς) (Hésychius, sv. Γεραιραί ; Anecdota Greca (Bekker), sv. Γεραιραί , I, 231, 32) mais comme pour la trapézô, elles étaient des officiantes spécialisées d’un rang élevé. C’est leur présence auprès de la Basilinna, qui assumait le rôle de hiéreia, qui confère au groupe qu’elles formaient avec celle-ci ce statut particulier.

1932.

Supra Partie 2 (Introduction à la partie 2).

1933.

Supra Chapitre 4 (IV, 4-1 et 4-2).

1934.

Même si, ainsi que nous l’avons vu plus particulièrement dans le chapitre 2, dans les nombreux rites initiatiques accomplis par les filles, le modèle était plus spécifiquement incarné par la nymphè/gynè, la meilleure des parthénoi, l’état de nymphè n’était qu’une étape, un passage transitionnel pour atteindre le statut de gynè.