La présence des élites, des centaines de fils composant un canevas pour une renommée de plusieurs siècles.

Issues des élites de leur cité, parfois nobles, souvent riches, ces femmes se révélaient à nous à travers ces services auxquels elles pouvaient de plein droit accéder de par leur naissance. Jugées estimables et respectables, il fallait taire leur nom car, par décence et discrétion, une femme honorable ne devait pas faire parler d’elle et on ne devait pas parler sur elle1941. Pourtant la religion leur permettait de sortir de l’ombre et nous permettait ainsi de les connaître. Pour l’époque classique, hormis pour les prêtrises ou certaines charges, principalement de la cité athénienne, peu de femmes nous sont connues. L’espace religieux était un milieu élitiste axé surtout sur la notion d’eugénia, c'est-à-dire« bien née » descendante d’une ancienne famille, honorable, non nécessairement riche, mais sous-tendant une idée de noblesse. Une évolution se fit à partir de l’époque hellénistique, et se développa aux époques suivantes. Les fonctions s’ouvrirent à une nouvelle élite, basée sur la fortune. La monopolisation par certaines familles des richesses entraîna celles des principales charges religieuses et civiques, dont ils assurèrent alors le financement. Certes, seules les plus riches pouvaient ainsi laisser un témoignage de leur existence et de leur rôle, mais même lorsque la cité prenait en charge le coût financier du service, filles et femmes des meilleures familles étaient privilégiées par les instances civiques, cela se voit notamment avec la charge de pais aph’hestias à Athènes1942.

De plus, ces familles formaient, dans leur cité et plus généralement dans le monde grec, un microcosme désireux de protéger leur acquis, où des stratégies matrimoniales établissaient des alliances entre grandes familles. Il n’est pas rare que nous retrouvions des sœurs, des mères et des filles accomplissant une même charge ou plusieurs fonctions, des filles de la même famille se retrouvant parfois sur plusieurs générations. La cité athénienne, grâce à l’abondance des sources, offre la vision unique d’un tableau où au fil de l’étude, se dessine un canevas composé de nombreux fils représentant les femmes et jeunes filles qui accomplirent un service, et entre lesquelles des liens de parentés s’établirent sur plusieurs familles et générations. Ainsi, au cours du IIème/Ier av. J.C. se mirent en place des stratégies unissant les grandes familles de Léonidès de Mélitè, Sarapion de Mélitè, Mèdeios de Mélitè et Thémistoklès d’Hagnonte, et qui se poursuivirent aux époques ultérieures. Ces liens sont résumés dans l’Appendice n°11943. De semblables situations se retrouvaient ailleurs, parfois dans une moindre mesure comme à Sparte où quelques familles, alliées par mariage, contrôlaient l’essentiel des cultes de la cité ; à Ephèse pour les prêtresses et les kosmèteirai d’Artémis ou à Didyme pour les hydrophores où mères, filles, sœurs se succédaient pour effectuer ces services1944.

De ces situations, il s’en dégage l’impression d’un milieu clos sur lui-même accentué par le fait que certaines de ces femmes et filles effectuèrent plusieurs charges comme à Athènes1945, Sparte1946 ou Ephèse1947. Mais ce n’était pas le cas dans chaque cité, et peu d’hydrophores à Milet1948 effectuèrent d’autres fonctions. En effet, lorsque nous abordons les rivages d’Asie Mineure et des îles de mer Égée, certaines de ces femmes assumèrent, vers la fin de l’époque hellénistique et à la période romaine, des offices civiques comme prytanes, agonothètes, gymnasiarques, évergète ou encore la charge importante d’archiéreia 1949 . C’est un fait qui ne se retrouve pas en Grèce propre, plus conservatrice dans sa manière d’aborder la participation féminine à la sphère publique, sans signifier pour autant une moindre importance de ses actes. En effet, ce ne fut pas que les femmes envahirent le champ public masculin et donc bénéficièrent de plus grands pouvoirs ou privilèges, mais vient en fait de ce que le sens du terme « politique » lui-même évolua, permettant voire sollicitant la présence des élites féminines afin qu’elles puissent agir en faveur de leur cité. Cette participation, qu’elle fût plus effective dans la sphère religieuse ou dans la sphère civique, contribuait à asseoir la renommée et les lignées des élites dans l’histoire de leur cité. A travers ces charges religieuses, les familles les plus aisées perpétuaient leur mémoire, les femmes n’étaient plus alors seulement un moyen de contracter une belle alliance pour ces familles mais une possibilité de valorisation directe1950.

Notes
1941.

D. Schaps, « The Woman least Mentionned Etiquette and Women’s Name », CQ 27 (1977), p. 323-330 ; Cl. Vial, « La femme athénienne vue par les orateurs », TMO 10 (1985), p. 47-60.

1942.

Supra Addenda à l’étude des services religieux féminins : la spécificité des paides aph’hestias d’eleusis.

1943.

Infra Appendice 1 : Les relations familiales à travers les époques entre les filles et les femmes qui exercèrent des fonctions religieuses à Athènes.

1944.

Supra Chapitre 4 (1-1, B-1, 5) ; Chapitre 5 (1-5, B-5 et 3-2).

1945.

Chapitre 1 (2-3) ; Chapitre 2 (1-1, B-1 et 1-2, D-2, 2) ; Chapitre 4 (1-1, B-1, 1, 2 et 3) ; Chapitre 5 (2-1) et Addenda à l’étude des services religieux féminins : la spécificité des paides aph’hestias d’eleusis.

1946.

Chapitre 4 (1-1, B-1, 5) et Chapitre 5 (2-2).

1947.

Chapitre 5 (1-5, B-5).

1948.

Chapitre 5 (3-2).

1949.

Cf. R. van Bremen, The Limits of Participation ; A. Bielman et R. Frei-Stolba (eds.), Femmes et vie publique dans l’antiquité Gréco-romaine ; A. Bielman, Femmes en public dans le monde hellénistique.

1950.

A. Bielman, Femmes en public dans le monde hellénistique, p. 282-285 où elle montre que c’est l’évolution de la signification du domaine publique et du politique qui explique ce changement profond voyant les femmes participer plus activement à la sphère publique, dans des domaines antérieurement masculins et p. 293-295.