6.2 Le Cadre et la conception de manuels

Considérant l’objectif principal de diffusion des langues européennes, ainsi que leurs cultures, une autre préoccupation du Conseil de l’Europe concerne l’élaboration des matériels pédagogiques en accord avec les orientations de cette institution politique et ses principes éducatifs, but matérialisé par son Comité de Ministres à travers une demande aux gouvernements des États membres de

« Promouvoir la coopération à l’échelon national et international des institutions gouvernementales et non gouvernementales se consacrant à la mise au point des méthodes d’enseignement et d’évaluation dans le domaine de l’apprentissage des langues vivantes et à la production et à l’utilisation de matériel, y compris les institutions engagées dans la production et l’utilisation de matériel multimédia. (F14) » (Conseil de l’Europe, 2000 : 10)

D’abord conçu comme référentiel pour l’évaluation, le Portfolio a fini par avoir des échos directs sur l’élaboration des manuels. Cela parce que c’est bien lui, le manuel, qui détermine d’une certaine façon la pratique qu’on utilisera en classe, comme nous en avons déjà discuté dans cette étude. Si on accepte cette situation comme vraie, au moins en partie, il est naturel qu’on admette aussi le besoin d’une reformulation des manuels pour qu’ils puissent aider l’apprenant à atteindre son niveau de langue, en accord avec les déterminations des niveaux de référence du Cadre.

Apparemment, le Conseil de l’Europe à travers ses actions l’accepte aussi, considérant sa préoccupation dans l’élaboration d’un guide pour aider les auteurs de matériels pédagogiques, y compris les manuels, à réfléchir sur certains points-clé qui seront fondamentaux à leur bonne organisation et conception. À travers le « Guide à l’usage des auteurs de manuels et de matériel pédagogique 36 », élaboré par Andy Hopkins en 1996, les auteurs sont amenés à penser ou repenser leur manière d’élaborer un matériel, à partir de la lecture des questions considérées comme fondamentales par Hopkins (1996 : 04) dans son analyse du matériel pédagogique européen :

‘« 1.Comment se caractérisent les contextes d'usage du matériel ? 2. En quels termes seront décrits les objectifs du matériel ? 3. Quelles sont les informations disponibles concernant les besoins et les désirs des apprenants ? 4. Quels sont les supports souhaitables et potentiels pour le matériel ? 5. Comment seront pondérés, regroupés et classifiés les matériels ? 6. Quels sont les types d'approches appropriés ? 7. Quelle gamme de tâches devrait contenir le matériel ? 8. Comment sera sélectionné le texte à inclure dans le matériel ? Annexe A. Quelques conseils sur le processus de rédaction du matériel ; Annexe B. Un exemple d'étapes du processus de rédaction ; Annexe C. Une liste de contrôle de sélection de manuels. »’

Les interrogations utilisées par Hopkins dans son texte apparaissent en réalité comme une séquence de normes, de règles qui doivent être suivies par les auteurs afin d’arriver à un résultat acceptable. En commençant par l’organisation de son texte en forme de questions qui apparemment donnent une impression de praticité mais qui à la fin nous semblent très imposantes ; ensuite, par l’utilisation d’expressions du type « l’auteur doit être capable de… » ou « une des aptitudes-clés des auteurs doit être… », ou encore « la tâche de l’auteur de matériel pédagogique est de… », indiquant de forme récurrente la manière dont il doit procéder.

La conséquence de ce type d’attitude peut être directement une standardisation des matériels, de la manière comme ils seront conçus et organisés. Cette possibilité n’est pas réfutable et il nous semble important de souligner qu’actuellement le Cadre, ainsi que les guides que les accompagnent, sont appliqués de façon beaucoup plus vaste que tels qu’ils avaient été imaginés auparavant, risquant d’être considérés de façon extrémiste.

Hopkins, pour sa part, affirme que le Cadre encourage une réflexion chez les auteurs de matériel et même chez les professeurs, qui deviennent eux-mêmes auteurs de matériels au moment de la transposition didactique, à la recherche des réponses à leur utilisation particulière en accord avec la situation de la classe :

‘« Le Cadre encourage les auteurs de matériel pédagogique à réfléchir et à recueillir des informations sur les questions pertinentes relatives aux besoins et aux désirs de leurs apprenants, en termes de langue cible. Les listes de contrôle du Threshold 1990 permettent de répondre aux questions énoncées dans le Cadre de référence. Il s'agit d'une interprétation particulière qui propose un modèle partiel et utile d'utilisation du Cadre. » (Hopkins, 1996 : 09)’

Toutefois, il nous est possible de percevoir déjà à partir de cette partie qu’il existe une ligne de conduite importante dans la direction donnée par le guide et qui renforce nos intérêts par rapport à l’apprentissage de la langue étrangère et à la transposition didactique en classe : il y a une préoccupation première que les objectifs et attentes des apprenants soient pris en considération durant toute l’élaboration du manuel ou d’un autre matériel pédagogique. Les exemples sont divers au long du texte, mais nous en citerons un autre afin d’illustrer cette manifestation. Dans ce segment, Hopkins (1996 : 11) attire l’attention des auteurs sur la question du choix des thèmes de communication généralement désignés comme base des unités des manuels ; il affirme que

‘« Ces thèmes se rapportent au contenu de la communication - souvent appelé thèmes par les enseignants. Dans des contextes langagiers généraux, c'est dans le domaine des thèmes que nous prêtons le plus attention aux désirs des apprenants. Il est essentiel que ces thèmes soient adaptés aux apprenants, et pour assurer cette adaptabilité, il faut non seulement que les thèmes soient utiles (dans le sens où ils se rapportent aux contextes d'utilisation anticipés et peuvent servir de véhicule de langue essentielle), mais aussi qu'ils soient intéressants. En réalité, les thèmes eux-mêmes sont souvent assez ternes. Nous pouvons les rendre plus intéressants en décidant de nous concentrer sur ces sujets d'une manière particulière, et en divisant chaque thème en sous-thèmes. » ’

Dans cette partie, il reprend donc quelques idées directement reliées aux théories motivationnelles pour l’apprentissage de langues (cf. Chapitre III), lorsqu’il affirme que les thèmes doivent être utiles aux apprenants, ainsi qu’intéressants, point certainement plus flou et difficile à déterminer sans qu’on connaisse très bien le public à qui est destiné le matériel. Dans le cas des manuels universalistes, par exemple, cela devient très difficile à clarifier.

Au-delà de cette préoccupation thématique, Hopkins souligne la difficulté de détermination de la structure d’une unité dans un manuel, vu qu’elle doit présenter des objectifs d’apprentissage déterminés, mais qui sont fréquemment multiples, avec la préoccupation de maintenir une cohérence interne du principe à la fin, ainsi qu’avec les autres unités. Le grand défi des auteurs serait donc celui de maintenir cette ligne cohésive, en même temps qu’ils proposent des activités engageantes, utiles, variées, perçues comme pertinentes et génératives, aidant l’apprenant à progresser dans son apprentissage. Tous ces éléments sont en réalité essentiels pour la manutention ou l’augmentation de la motivation de l’apprenant pour apprendre la langue, incitant à un engagement plus grand de sa part.

La même idée de variété de matériaux a été exposée par Isabelle Gruca (2007), lors d’un atelier intitulé « Le cadre permet-il de redynamiser les outils méthodologiques pour l’enseignements de langues ?37 », et où elle affirme qu’un manuel en conformité avec les préceptes du Cadre Européen Commun de Référence doit proposer une grande variété de matériaux, d’objectifs d’apprentissage et des activités pour les cinq compétences.

Il est clair que rendre compte de tous ces éléments est une tâche complexe et peut-être même impossible, l’idéal à atteindre, mais de toute façon l’essai de le faire est fondamental. La meilleure manière serait ainsi de s’interroger sur les domaines et intérêts des apprenants auxquels s’adresse le matériel. Ils pourront être considérés comme de possibles objectifs sur lesquels les auteurs se baseront au moment de l’organisation du matériel, pour ensuite les adapter à d’autres objectifs de manière cohérente.

‘« Tous ces éléments semblent suggérer que, même s'il est très facile en théorie d'élaborer un programme de cours multidimensionnel, il est extrêmement difficile de produire du matériel pédagogique multidimensionnel. En réalité, nous devons choisir les dimensions qui détermineront notre cours. Ni ce Guide ni le Cadre de référence n'ont pour vocation d'établir une préférence entre les diverses dimensions. Le choix des dimensions déterminantes dépendra de vos convictions et de vos préférences quant à la langue et à l'apprentissage de cette langue. Toutefois, le Cadre suggère un certain nombre de manières de décrire les besoins et les désirs des apprenants. » (Hopkins, 1996 : 08)’

La préoccupation de Hopkins dans cet extrait est de montrer que le Guide qu’il écrit ou le Cadre ne peuvent pas déterminer ce qui doit être travaillé dans chaque cours, vu que cette détermination doit prendre en compte les besoins et les attentes des apprenants. Le Cadre ne serait dans ce cas qu’une « suggestion des manières de décrire les besoins et les désirs des apprenants ». Comme nous en avons discuté auparavant, cette affirmation de Hopkins se montre assez contradictoire avec la manière dont lui-même a développé son discours dans le Guide. Nous étudierons par la suite que cela est renforcé par la manière dont le Cadre est utilisé actuellement.

Ainsi, même sans vouloir dicter aucun type de règle concernant l’élaboration des matériels pédagogiques pour l’enseignement de langues, les préceptes du Cadre sont déjà clairement présents dans les méthodes des principales maisons d’édition de France. Selon Gruca (2007), il est possible de trouver de façon systématique dans les manuels de FLE actuels une partie destinée à « apprendre à apprendre », c’est-à-dire, des activités pour motiver l’apprenant au développement d’un apprentissage autonome ; la même tendance est aussi perceptible par rapport aux activités d’auto-évaluation. Nous voyons ainsi que le Cadre apparaît comme une source de renouvellement méthodologique, spécialement chez les éditeurs, qui peuvent donc vendre des nouvelles méthodes.

Dominique Abry (2007), pendant le même colloque, affirme par contre que c’était en effet l’approche communicative qui a provoqué une vraie révolution en ce qui concerne la méthodologie pour l’enseignement de langues, puisque c’est dans les années 1980 qu’on fait une dissociation des quatre habiletés et qu’on commence à les travailler de manière séparée les unes des autres. Toutefois, elle remarque qu’il y a actuellement des changements

« dans les manuels, les séquences ne démarrent plus systématiquement par l’incontournable dialogue : certains auteurs cherchent à différencier leurs entrées en fond, au parcours linéaire de la première à la dernière unité se substitue parfois une offre de parcours diversifiés à travers le manuel. » (Abry, 2007)

À travers ces témoignages nous percevons qu’il y a un consensus parmi les spécialistes à ne pas considérer le Cadre comme un instrument pour déterminer réellement une nouvelle méthodologie, mais il est aussi reconnu par tous que l’influence indirecte du Cadre est visible en ce qui concerne les matériels didactiques, à travers une adaptation des contenus et de la forme, visant en les proposant une plus grande cohérence avec les domaines et les niveaux établis par le document.

Notes
36.

(CC-LANG (96) 17 rév.)

37.

Colloque International de la FIPF – de 19 à 21 juin 2007 Sèvres - CIEP