Introduction

Depuis une dizaine d’années, l’ennui est fréquemment évoqué en contexte scolaire, comme un élément nouveau d’explication des problèmes d’engagement dans l’activité, notamment dans les médias (Leloup, 2003). Il est mis en lien avec des symptômes de violence, d’échec, ou encore de mauvaise orientation scolaire (Galand et Bourgeois, 2006 ; Paulhac, 2002 ; Vincent, 2003). Nous nous sommes intéressée à ce sujet il y a maintenant six ans, autour d’un constat toujours d’actualité : il ne laisse personne indifférent, et pourtant, assez peu de travaux ont été initiés à ce sujet. En 2003, suite à un colloque organisé par le Conseil National des Programmes, le magasine suisse Construire, écrivait, non sans ironie : « En début d’année, la France en émoi découvre que 2/3 des 11-15 ans s’ennuient en cours. Branle-bas de combat et débat national. Nommé responsable de l’échec scolaire, du chahut, d’incivilités, l’ennui qui suinte du tableau noir inquiète. ».

Une particularité de cet objet, et c’est ce qui en fait toute l’ambiguïté, est qu’il est fréquemment sollicité par les acteurs et actrices du système éducatif1, que ce soient les élèves, les enseignant-e-s, mais aussi les parents (Vincent, 2003). Il ne trouve pas de définition particulière, et est parfois opposé à la motivation (Lieury et Fenouillet, 2003), ou au manque de motivation (Leloup, 2003). Pour autant, il n’est jamais unanimement théorisé comme tel.

En parallèle, alors même qu’il n’existe pas de « modèle de l’ennui », comme il peut exister des « modèles de la motivation », il est utilisé comme indicateur dans un certain nombre d’enquêtes nationales. D’abord par les élèves, comme c’est le cas par exemple en Grèce, avec une étude réalisée par l’Institut Pédagogique grec en 2007/20082, où 53% des élèves disent s’ennuyer ; mais également en lien avec les enseignantes et les enseignants jugés ennuyeux, comme c’est le cas en Grande-Bretagne en ce début d’année3 ; ou bien encore en France, au niveau institutionnel, avec le baromètre de l’AFEV qui à la rentrée scolaire 2008 faisait état d’une situation d’ennui assimilée au stress et à la peur de l’école4.

Mais l’ennui est également cité dans des enquêtes internationales, et notamment dans l’enquête PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves, étude de l’OCDE répétée tous les trois ans auprès d’adolescent-e-s de 15 ans dans une trentaine de pays). En 2000 cette enquête portait sur la compréhension de l’écrit, et on trouve parmi des multiples résultats que : « Le plus faible appétit de lecture des garçons, en fait pour eux un exercice obligé (47% ne lisent que s’ils sont obligés contre 27% des filles), sentiment qui s’étend à la perception de la vie scolaire : 38% des garçons déclarent s’ennuyer à l’école contre 29% des filles. ».

En 2003, sur le thème cette fois de la culture mathématique, il est fait le constat suivant : « Nez en l’air, l’esprit ailleurs, nombreux sont les élèves qui n’arrivent pas à s’intéresser à ce qui se dit en cours. […] Même s’ils disent s’ennuyer, avec des taux records en Allemagne (67 %), en Grèce et en Espagne (66 %), les élèves estiment dans leur grande majorité que l’école est un endroit où ils se font facilement des amis (82 %), où ils se sentent chez eux (75 %) et où les autres élèves ont l’air de les apprécier (77 %). ».

Nous avons été interpellée par les spécificités de cet objet, et particulièrement l’aspect de nouveauté qu’il suscite, ainsi que par son utilisation comme système d’analyse, d’indicateur, et d’interprétation pédagogique. Les quelques exemples que nous venons d’évoquer inscrivent l’ennui dans le champ éducatif, et mettent en exergue un certain nombre de problématiques. D’abord, il est utilisé comme indicateur, nous l’avons souligné, alors même qu’il n’est pas un objet défini, comme peut l’être le concept de motivation. Il indique aussi bien un malaise scolaire contextuel, comme la violence dans les collèges et les lycées, mais aussi de manière plus individuelle, il est relié au stress, au « mal de ventre », à l’échec scolaire. Et en même temps, il est aussi l’indicateur d’élèves surdoué-e-s5. Ces différentes remarques inscrivent donc d’emblée l’ennui dans une dynamique malléable, et c’est sur ce point que nous avons appuyée nos recherches, car on constate qu’il est sollicité à la fois par les élèves, mais aussi les enseignant-e-s, l’institution scolaire, et les parents. En termes de variables individuelles et même positionnelles, on observe que les recherches concernent les adolescent-e-s lorsque la population est spécifiée ; dans le même ordre d’idée, il est fait référence à une différence selon si l’on est un garçon ou une fille, mais aussi en fonction de son niveau scolaire.

En parallèle de ces premiers questionnements qui inscrivent l’ennui dans un système plutôt instable, et donc semble-t-il un peu « fourre-tout », notre expérience quotidienne a également nourri nos réflexions. En effet, l’ennui est profondément inscrit dans le sens commun. Cela nous a confortée tout au long de ce travail autour de l’idée qu’il se passait « quelque chose », d’assez flou et indéfini, autour du phénomène de l’ennui à l’école. Ce « quelque chose » a été déclenché par les réactions des personne suscitées à l’évocation de notre sujet, « l’ennui à l’école », personne n’est jamais resté indifférent. Il crée souvent la curiosité, rend dubitatif, et est fréquemment étayé par l’expérience (personnelle, familiale…) de « cas » qui entreraient dans le cadre de notre travail, en ignorant bien souvent le champ théorique de nos travaux. C’est à notre sens un indice très fort de sa significativité, relayé par un aspect médiatique, reflet de préoccupations actuelles.

Ces ambiguïtés et ces paradoxes qui soulèvent une multitude de questions, nous ont conduites à nous pencher sur l’ennui contextualisé autour de quelques questions initiales : quelle est la définition de l’ennui ? Comment un terme peut être sollicité pour des raisons complètement opposées ? Pourquoi est-il sollicité par les différents acteurs et actrices du système scolaire ? Et plus largement, quelle est l’utilité de parler d’ennui en contexte scolaire et pour qui ?

Face au phénomène qu’est l’ennui contextualisé dans le champ éducatif, et au regard de toutes les pistes de compréhension et d’analyse qui émergent à la simple observation des points émergents dans la société, et des thèmes variés, il nous a semblé alors nécessaire de faire appel en termes méthodologiques, à un système de triangulation, afin d’en dégager les contours. En effet, nous constatons d’ores et déjà, que l’ennui se trouve à la jonction de multiples contextes, et sujets concernés. Nous ferons donc appel dans ce travail à plusieurs champs théoriques, afin d’investiguer les racines de l’ennui, qui s’avère être un objet de recherche historiquement ancré. L’objectif est d’en dégager une définition relativement stable, en s’appuyant sur une triangulation théorique. Pour se faire, nous réaliserons un travail de recherche documentaire, dans une dynamique historique, afin de nous permettre de dégager une structure dans l’étude « scientifique » de l’ennui (Chapitre 1).

Une spécificité de cet objet résidant dans sa polymorphie et sa perméabilité, nous appréhenderons l’ennui grâce à un regard ternaire psychosocial (Moscovici, 1984), définissant l’ennui par le prisme des représentations sociales au Chapitre 2, et plus précisément nous partirons de l’hypothèse que l’ennui est un thêma (Marková, 2003 ; Moscovici et Vignaux, 1994). C’est-à-dire qu’issu du sens commun, il est médiateur et producteur de thèmes. Cela nous permettra alors un nouvel éclairage de cet objet, tout en articulant différents niveaux d’analyses, puisqu’une des spécificités de cet objet de recherche, est sa présence à différents niveaux (Doise, 1982).

Enfin, dans le Chapitre 3, une fois notre objet plus défini, nous mettrons en lien la structure de l’ennui, et les grandes problématiques éducatives soulevées de manière connexe dans les recherches sur l’ennui. Cela nous permettra alors de proposer une sorte de « grille de lecture » de ce phénomène, autour de grandes variables, et notamment en termes de population. L’ennui semblant avéré chez les adolescent-e-s, et notamment en corrélation avec la « crise d’adolescence », nous vérifierons dans un premier temps s’il existe une représentation différenciée de l’ennui par les enseignant-e-s selon l’âge des élèves, et si l’ennui est présent dès l’école primaire.

Cela sera l’objet de la seconde partie de ce travail. Nous interrogerons d’abord le corps enseignant, afin d’en dégager les représentations générales dans le Chapitre 4, notamment autour des manifestations de l’ennui, et ce qu’elles provoquent ensuite. Puis, au Chapitre 5, nous nous intéresserons spécifiquement aux représentations que les Professeurs-e-s des Ecoles ont de l’ennui, ainsi que celles des élèves de CM2 au Chapitre 6, en vue de confirmer nos hypothèses en termes de population étudiée, et notamment une différenciation autour de l’adolescence.

Dans un troisième temps, aux Chapitres 7, 8 et 9, nous approfondirons les observations spécifiques à la population que sont les Professeur-e-s des Ecoles, et la question du jugement qu’ils et elles peuvent formuler. Pour ce faire, nous observerons deux variables extrêmement saillantes en contexte éducatif, et véhiculant des représentations différenciées : être en réussite ou en difficulté scolaire, et être une fille ou un garçon dans le champ scolaire, en introduisant pour chaque condition l’ennui. L’objectif sera de mesurer et apprécier les représentations de l’ennui selon ces différents contextes, par l’intermédiaire d’un outil très commun, le relevé de notes d’un ou une élève de CM2, en début de période.

Cela nous conduira enfin, dans une quatrième partie, à mettre à l’épreuve empirique les données que nous avons recueillies, toujours dans une vision holistique de notre objet, et dans une perspective méthodologique de triangulation. Nous interrogerons donc des enseignant-e-s de Cycle 3 signalant des élèves qui s’ennuient dans leur classe au Chapitre 10, ainsi que ces élèves, au Chapitre 11.

Le Chapitre 12 permettra alors une articulation à la fois théorique au sein du champ de la psychologie sociale, et plus largement dans le champ scolaire ; mais aussi de proposer une structure à cet objet, ainsi qu’une analyse. Enfin nous conclurons autour des perspectives de recherches à envisager en termes théoriques ; mais également en termes plus appliqués, dans le champ pédagogique et didactique, là encore, sous l’impulsion de différentes pistes saillantes dégagées tout au long de ce travail.

Notes
1.

Ce travail est rédigé selon le mode épicène (nous nous sommes référée au document disponible sur internet :

http://www.jura.ch/acju/Departements/DED/EGA/Documents/pdf/ecrirelesgenres.pdf), c’est-à-dire dans le respect de l’égalité entre les sexes. Nous avons par exemple, dans la mesure du possible, privilégié  les expressions génériques telles que « le corps enseignant », les traits d’union comme « les enseignant-e-s », ou l’utilisation des doublets, pour permettre ensuite l’accord au plus proche : « les enseignantes et les enseignants sont jugés ennuyeux ».

2.

En Grèce, une étude nationale réalisée par l’Institut Pédagogique grec pour 2007/2008 révèle qu’à la question : que ressens-tu lorsque tu es à l’école, 68% des élèves sont fatigués, 58% ressent de la pression, 53% de l’ennui, 52% du stress (Sources : http://www.pi-schools.gr/).

3.

The Guardian titrait le 5 janvier 2009 : « Ofsted’s new mission – to get rid of boring teachers ».

4.

lL baromètre AFEV fait état d’une : « appétance limitée pour l’espace scolaire […] conséquence d’un certain nombre de phénomène soulevés par ce baromètre, et notamment l’ennui à l’école ou le sentiment de peur ou de stress qu’éprouve une part significative des élèves interrogés. […] Ainsi, près d’un tiers des élèves interrogés affirment qu’ils s’ennuient souvent, voire tout le temps à l’école » (Sources : http://www.curiosphere.tv/SITHE/SITHE19816_DYN//pdf/Barometre_AFEV_2008.pdf)

5.

Les critères qui peuvent « alerter » quant à la précocité intellectuelle et les particularités, sont entre autres, l’ennui en contexte scolaire. (Source : http://www.enfance-en-devenir.fr/comprendre/comprendre-surdoue.php).