Chapitre 1 : Du sens commun à la recherche

1-1- Une thématique historiquement récurrente

1-1-1- Aux racines de l’ennui

Les toutes premières traces sont issues ou dérivées de la mélancolie grecque, du stoïcisme romain ou encore de l’acédie monacale. Comme le précise Huguet, ce n’est pas parce que l’ennui a un « statut de non-dit » qu’il n’existe pas (1984, p. 35). Dans l’Antiquité, la mélancolie occupe une place très importante, et c’est justement parce que la mélancolie est « un mot fourre-tout désignant les phénomènes les plus divers » (Jonard, 1998, p. 12) que l’ennui n’a pas pu apparaître à cette époque. Mais selon Digo (1979), mélancolie et ennui sont tous deux issus de la théorie des humeurs d’Hippocrate. En se basant sur la théorie de Pythagore au sujet des humeurs et de la bile, Hippocrate définit la mélancolie comme un excès de bile noire6. Dans les Problèmes XXX, 1, attribués à Aristote, ce dernier fait part d’une observation : « Pourquoi tous les hommes qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie ou dans les arts étaient-ils manifestement mélancoliques, et quelques-uns au point d’être pris des accès causés par la bile noire […] à beaucoup de gens de cette sorte [les mélancoliques], des maladies sont causées par la survenue d’un tel mélange [noir-bilieux] dans le corps ; mais pour d’autres, c’est visiblement par nature qu’ils sont enclins à ces maux. » (Pseudo-Aristote, in Dandrey, 2005, p. 37).

La mélancolie qualifie à la fois pour Aristote un état maladif et physiologique  (le mélancolique « maladif »), mais également un tempérament (sur un plan individuel et psychologique) : le mélancolique de « nature » (Minois, 2003 ; Starobinski, in Hersant, 2005). On peut donc dire que la mélancolie est scindée en deux, à la fois innée et acquise. On retrouve cette ambivalence de la mélancolie dans les théories issues de la philosophie et de la médecine. Galien au IIème siècle, en réalisant une synthèse des travaux d’Hippocrate, d’Aristote et de Platon7, propose une nouvelle approche médicale, avec une représentation somatique et psychique de l’individu (Gautier, 1998). Selon lui, la sécrétion de la bile noire « donne naissance à une vapeur sombre qui monte au cerveau et enveloppe les imaginations d’un brouillard obscurcissant » (Minois, 2003, p. 18). La mélancolie est donc une maladie physiologique, qui provoquerait des « idées noires », de l’ordre du psychique.

Le stoïcien Cicéron distinguait quant à lui dans les Tusculanes la mélancolie médicale issue de la théorie des humeurs, de la mélancolie assimilée à une sorte de folie sans origines physiques. Sénèque préfèrera plus tard les termes de nausia (« nausée ») et de taedium vitae (« dégoût de la vie »), en tentant de soigner son ami Serenus, démoralisé et se coupant de toute activité privée et publique. Il fait un lien entre ce dégoût de la vie et l’augmentation des suicides8. Or, dans la législation romaine de l’époque, le suicide est reconnu comme légitime s’il a pour source la folie, la pudeur, l’ostentation, le dégoût ou la fatigue de vivre. Avec le taedium vitae s’opère donc un glissement d’un phénomène médical et psychologique vers un phénomène social. C’est un dédoublement théorique : la mélancolie issue des théories grecques est prise en compte par le champ médical, alors que cette notion de dégoût de la vie, qui introduit une réflexion sur le temps, place cette seconde mélancolie chez les philosophes stoicïens, comme une composante sociale et morale. Comme le résume Minois (2003) : « Dès le troisième siècle le mal de vivre est devenu une tare sociale en même temps qu’une grave déficience psychophysiologique. Tout est prêt pour une diabolisation de la mélancolie et son assimilation à un pêché. » (p. 41).

Un retour aux racines de l’ennui nous conduit donc dans un premier temps à la mélancolie (Jonard, 1998). Même si nombre de travaux ont depuis toujours distingué l’ennui de la mélancolie, une forte ambiguïté subsiste dans leur définir et leurs origines : l’ennui comme la mélancolie, issus d’un mal physiologique et psychologique, peuvent devenir bénéfique. Cette ambiguïté est résumée dans l’intitulé de l’exposition consacrée à la mélancolie aux Galeries nationales du Grand Palais (du 13 octobre 2005 au 16 janvier 2006) : Mélancolie : génie et folie en Occident. On trouve comme point commun la bile noire, à l’origine peu agréable, et qui va provoquer deux types de conduites opposées : le suicide (Hippocrate, Aristote), ou une sorte de lucidité, caractéristique des grands hommes de cette époque comme le pensent Aristote et Galien (Minois, 2003 ; Hersant, 2005). Cette souffrance, catégorisée comme un mal de vivre est chez Sénèque le taedium vitae, qui déplace la problématique vers une thématique d’ordre philosophique autour de la notion du temps et du vide, ainsi que du manque (Digo, 1998 ; Huguet, 1984). Mais par l’intermédiaire d’une nouvelle terminologie, la mélancolie est découpée entre un aspect médical et un aspect social.

Notes
6.

Dans le traité De la nature de l’homme attribué à Hippocrate, il explique que : « Le corps de l’homme a en lui sang, pituite, bile jaune et noire ; c’est là ce qui en constitue la nature et ce qui y crée la maladie et la santé. Il y a essentiellement santé quand ces principes sont dans un juste rapport de crase, de force et de quantité, et que le mélange en est parfait : il y a maladie quand un de ces principes est soit en défaut soit en excès, ou, s’isolant dans le corps, n’est pas combiné avec le reste. » (in Dandrey, 2005, p. 26).

7.

Il « accommode trois héritages majeurs de la pensée antique : le naturalisme laïque d’Hippocrate […] pour aider au mieux la nature, sans intervention divine […] ; la psychologie tripartite de Platon ; […] enfin le finalisme biologique d’Aristote, qui définissait l’âme comme forme du corps » (Dandrey, 2005, p. 141).

8.

Le suicide est une thématique réccurrente lorsque l’on aborde la question du « mal de vivre ». Les liens entre suicide et ennui méritent une recherche spécifique, même s’il semble que l’ennui ne soit qu’une première étape pouvant conduire au suicide. Comme nous allons le voir, chaque époque cherche et propose des alternatives à l’ennui.