1-1-2- L’acédie, pêché mortel : hégémonie religieuse

Une seconde racine du mot « ennui » est issue du grec akedia (manque d’intérêt). Et selon Nordon (1998) et Svendsen (1999) c’est le christianisme qui a installé la notion d’ennui dans les civilisations occidentales, par l’intermédiaire de ce nouveau terme. Une définition de l’acédie, qui met en évidence le lien entre mélancolie et acédie, en abordant également l’aspect moral et social, est énoncée par Larue (2001) :  « L’acedia, mélancolie spécifique des moines solitaires qui vivaient dans les déserts d’Egypte à la fin du troisième et au quatrième siècle de notre ère, est une mélancolie radicale en réponse à une oppression absolue. » (p. 8). Evrage le Pontique, moine anachorète du IVème siècle, fournit les premières descriptions de l’acédie dans son ouvrage Des huit esprits de malice. Les esprits ou pensées sont la gourmandise, la fornication, l’avarice, la tristesse, la colère, l’acédie, la vaine gloire et l’orgueil (Depraz, 2003 ; Minois, 2003). L’acédie est donc une tentation du Diable, pêché mortel, « passion particulièrement pernicieuse » (Hamonic, 1998, p. 90) qu’il nomme « démon de midi ».

Cassien, un siècle plus tard environ, étudie l’acédie, mais chez les moines cénobites. Il catégorise les huit vices en quatre paires, ce qui place alors l’acédie dans les vices de l’esprit avec la tristesse. Il y a donc un lien opéré entre l’acédie et l’esprit. C’est dans la Somme Théologique de Saint Thomas d’Aquin, au XIIIème siècle, que l’on trouve la liste des Sept pêchés capitaux : l’orgueil, l’envie, la colère, la paresse, l’avarice, la gourmandise et la luxure (on ne trouve plus ni la tristesse, ni l’acédie). Saint Thomas d’Aquin est le représentant de la scolastique, qui se développe dans les universités au Moyen-Age, philosophie tentant de concilier la philosophie antique et la théologie chrétienne. Cela permet de comprendre ce fractionnement : l’acédie commence à quitter les couvents et l’on trouve alors l’acédie scolastique, tristesse spirituelle face la remise en question de ces convictions profondes ; et l’acédie plus populaire, proche de la lenteur et l’oisiveté, qui ne concerne plus uniquement les religieux. Une distinction est réalisée entre l’ennui de l’âme chez les religieux, et l’ennui du « peuple », en lien avec le travail. C’est donc une distinction entre esprit et travail, mais également en lien avec les positions et statuts sociaux que les individus occupent dans la société.

Puis la mélancolie est réinvestie après la Réforme par les humanistes italiens, et va permettre la distinction de deux champs théoriques et systèmes de référence : la médecine et la théologie. Pétrarque, au XIVème siècle, dans un de ses manuscrits, dialogue avec Saint Augustin et lui explique : « Tu es en proie à un terrible fléau de l’âme, la mélancolie, que les modernes ont nommée acidia, et les anciens aegritudo. » (in Hersant, 2005, p. 64). Marsile Ficin du XVème siècle, néoplatonicien et astrologue, va quant à lui introduire un rapprochement entre la mélancolie et Saturne. Il remet également au goût du jour l’idée aristotélicienne selon laquelle la mélancolie est caractéristique des poètes, artistes et intellectuels (Starobinski, in Hersant, 2005). C’est une revalorisation de la mélancolie à travers l’art. Cette réappropriation va également permettre le retour dans le champ médical de la doctrine de la mélancolie humorale et la bile noire. L’hypocondre étant défaillant, il ne peut absorber la bile noire qui remonterait alors au cerveau, explication médicale des idées noires habitant les mélancoliques (Minois, 2003). Les idées noires, c’est-à-dire une transmission du physiologique au psychique, sont remises en avant. En Grande-Bretagne, les travaux de Timothy Bright, au XVIème siècle, prennent appui sur cette conception et proposent une description détaillée des symptômes des mélancoliques dans son Traité de la mélancolie. Mais les travaux les plus complets sur ce sujet par un médecin restent l’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton, le siècle suivant, qui allie une approche médicale et psychosomatique à une explication théologique (Dandert, 2005 ; Hersant, 2005).

Cette époque de la Réforme est le point clef de la scission d’une religion omnipotente, qui a pour effet une décentration. C’est une période de bouleversements économiques et sociaux qui vont conduire progressivement à un individualisme plus affirmé (Minois, 2003). Le retour de la mélancolie, qui fait d’abord le pont avec l’acédie dans le domaine de l’art, et des théories de la bile noire en médecine, vont progressivement dissoudre l’acédie pêché mortel, qui n’est plus la norme de référence.

Dans cette période troublée de fin de Moyen-Age, « acédie, tristesse, mélancolie, désespoir tendent à se confondre » (Minois, 2003, p. 85). Avec les humanistes italiens, va ressurgir cette représentation d’inspiration artistique tirée de ce mal être. De nouveau, une nouvelle terminologie, en lien avec un mouvement théorique, apparaît sous le terme d’ennui, dans notre conception contemporaine. Il s’inscrit dans une problématique philosophique autour de soi et autrui, de la place de l’individu dans le collectif.