1-1-3- L’ennui philosophique et littéraire

Le premier théoricien de l’ennui identifié comme tel est Pascal dans les Pensées. Ce dernier, en s’est inspiré des Essais de Montaigne, aborde l’ennui comme proche de la tristesse et du temps qui passe (Jonard, 1998). Il articule son raisonnement autour de l’ennui et du divertissement qui englobe toutes les activités humaines. La théologie est centrale dans l’ennui pour Pascal, qui pense que c’est à cause d’un éloignement de Dieu que l’homme s’ennuie. Il base son raisonnement sur le vide, à remplir par le « divertissement ». Pour lui, la relation à Dieu reste la solution (Svendsen, 1999 ; Thirouin, 2001). Nous sommes pris entre la grandeur et la misère, ce qui pose la question du bonheur ; l’ennui « essentiel » ou « sans cause » comble cet écart (Huguet, 1984). Il propose une philosophie du temps, en parallèle d’une remise en question de la religion, l’ennui pourrait alors combler ce vide. Mais c’est à partir des travaux de Locke qu’une réflexion dégagée de Dieu va permettre une philosophie positiviste et empirique. Selon Jonard (1998) « Locke n’a pas cependant fondé la psychologie de l’ennui ; il l’a rendu possible » (p. 57), par l’intermédiaire de la notion de uneasiness. À travers cette notion, qui ne trouve pas de traduction précise, Locke fait allusion à un malaise dont les origines sont l’activité et l’industrialisation (Jonard, 1998 ; Minois, 2003).

D’Holbach reprend cette notion d’uneasiness, comme une maladie de l’âme, mais également dans une perspective sociale et industrielle. Selon lui, l’ennui est une manifestation issue des nations riches et civilisées. C’est un des principes de la socialisation, car il pousse à se rencontrer et à partager à la fois ennuis et ennui (Jonard, 1998). On observe de nouveau un fractionnement, avec d’un côté l’individuel et le psychique et une maladie de l’âme ; et de l’autre le collectif et social, avec le travail et la question de l’industrialisation. L’encyclopédiste Helvétius qualifie lui aussi l’ennui de maladie de l’âme, sans exclure un facteur social. Pour Delon (2001) : « Aux yeux d’un homme des Lumières tel qu’Helvétius, l’absence de participation à la vie publique aggrave l’ennui. Les élites de l’Ancien Régime qui se sentent exclues de la vie politique cherchent une compensation dans les plaisirs (c’est-à-dire aussi les tourments) de l’amour et de la jouissance esthétique. » (p. 27). On retrouve donc cette référence à la participation ou non.

Nombre de philosophes des Lumières vont évoquer dans leurs écrits l’ennui, comme Diderot, Rousseau ou encore Voltaire. En 1771, on peut trouver un traité d’André François Boureau Deslandes L’art de ne point s’ennuyer dont la préface est : « Jamais matière ne fut plus intéressante que celle que j’ai entrepris d’éclaircir. Tous les hommes sont sujets à s’ennuyer. […] On s’ennuie partout, à la Cour comme à la campagne, dans les grands postes comme dans l’obscurité » (in Bouchez, 1973, p. 48)9 . Les correspondances de Mme du Deffand témoignent de cet ennui profond (Bouchez, 1973 ; Huguet, 1984), qui n’est pas socialement valorisé. Mais le paradoxe est qu’il permet une création littéraire très importante. Kant ne s’est pas particulièrement intéressé à l’ennui, mais à travers la notion de temps, il aborde l’ennui en s’inspirant de Locke, comme Holbach. Il distingue les « simples hommes » et les « hommes cultivés » ennuyés, car tentant de combler un vide. Ce n’est pas le cas des « hommes simples » puisque ces derniers travaillent, donc échappent à l’ennui (Svendsen, 1999). Nous ne sommes donc pas tous égaux face à l’ennui, et la différence vient du statut que les individus occupent dans la société.

Mais c’est bien l’ennui pascalien qui fait une synthèse de ces différentes thématiques autour de la tristesse, du manque et du vide, et permet la transition de l’acédie théologique à l’ennui profane (Svendsen, 1999), tout en conservant cette marque négative de punition divine. Locke, le premier à dégager l’ennui de la théologie, développe sa réflexion autour d’un paradoxe : l’uneasiness est un affect désagréable de l’âme, mais qui est moteur de la civilisation (Jonard, 1998). Ce paradoxe reste ancré ensuite dans l’ennui, et notamment autour du travail qui conduit à la productivité industrielle et sociale. C’est la définition selon ce dernier de la neurasthénie, surmenage nerveux comme côté négatif d’une réussite socio-économique.

La crise des Lumières est le reflet d’un écart entre les anciennes valeurs et la crainte du nouveau. « Le 18ème siècle a abouti à ce constat : la vie humaine est un mélange d’inquiétude et d’ennui » (Minois, 2003, p. 230). Cette crise va conduire à la Révolution, qui va « tuer l’ennui » pour un temps (Jonard, 1998, p. 88). La Révolution est envisagée comme une alternative à l’ennui, et ce pour deux raisons. D’abord parce qu’elle propose une cassure et un renouveau qui permettrait de réaliser ses rêves et ses idéaux. Mais aussi, de manière bien plus extrême, et en s’appuyant sur une remarque anachronique du philosophe Alain (remarque formulée avant la Première guerre mondiale), parce que « les guerres sont peut-être premièrement un remède à l’ennui » (in Bouchez, 1973, p. 12). Penser que les guerres réduisent l’ennui n’est pas absurde, car comme l’ennui, elles sont signe d’un entre-deux et d’une sorte d’euphorie, au moins au début, même si ensuite pendant les guerres l’ennui revient rapidement (Charpentier, 2007 ; Svendsen, 1999). Et justement, suite aux retombées de la Révolution, se fonde un mouvement littéraire : le romantisme. René dans Mémoires d’outre-tombe de Chauteaubriand10 et Oberman de Senancour, vont inspirer tous les romantiques, en exprimant, toujours sur deux versants : un mal de vivre existentiel, une introspection d’ordre individuel, et un désenchantement collectif (Glaudes, 2001). Ce mouvement va se transformer en porte-parole d’un Mal du Siècle, porté par les « enfants du siècle », expression popularisée par Musset avec les Confessions d’un enfant du siècle et Georges Sand. Mais cette première forme de romantisme est qualifiée par Barbéris (1970) de « phénomène aristocratique » (p. 61).

Pour Huguet (1984), le Mal du Siècle puiserait ses origines dans les premiers romantiques, « se poursuit jusqu’en 1830 comme déception de la vie », pour ensuite devenir « perte d’illusion et retombée révolutionnaire après 1839 et 1848 » (p. 135). L’ennui pousse aussi à l’ambition dans les romans de Balzac et Stendhal. L’année 1857 est une date capitale dans l’histoire de l’ennui (Sagnes, 1969), année de disparition de Musset, et parution à la fois de Madame Bovary de Flaubert et Les Fleurs du Mal de Baudelaire. Flaubert a fait de son héroïne Emma Bovary l’emblème de l’ennui bourgeois, vivant dans le romantisme et les livres pour échapper à l’ennui. Baudelaire est quant à lui, le poète de l’ennui : « c’est parce qu’il se sentait un être atteint dans son corps que Baudelaire a si souvent perçu et exprimé l’ennui comme un spleen, c’est-à-dire de façon organique » (Sagne, 1969, p. 145)11 . L’ennui est constitutif de la condition humaine selon lui. Il le décrit ainsi :

‘« Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde ;
C’est l’Ennui ! – l’œil chargé d’un pleur involontaire,
Il rêve d’échafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
- Hypocrite lecteur, -mon semblable, -mon frère ! » (Baudelaire, 1972, p. 4). ’

L’ennui dominant dans la littérature est également en lien avec la philosophie de Schopenhauer qui opère, tout comme Locke et Kant, une distinction entre les « cultivés » et la masse. Cette conception est en lien avec le temps à occuper dans la satisfaction. Si l’on ne parvient pas à s’occuper, on souffre, et si l’on y parvient, on s’ennuie : « La vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui » (in Raymond, 2001, p. 41). Le poète et philosophe italien Leopardi, considéré comme « le candidat le plus sérieux au titre de "poète le plus mélancolique de l’histoire" » (Svendsen, 1999), situe l’ennui entre la mélancolie et la gaîté. L’ennui comble les trous, à l’image de l’air lorsque nous nous déplaçons dans l’espace. Là encore, il développe l’idée selon laquelle l’ennui, qui finalement est le témoin d’une grandeur d’âme, n’est réservé qu’aux « âmes bien nées ». Pour le « peuple », il n’y a pas d’ennui mais de l’oisiveté12 (Gabellone, 1998).

Bourget a proposé un bilan de cette fin de siècle, avec l’ennui dénominateur commun de tous les décadents dans les Essais de psychologie contemporaine en 1883 : « Une nausée universelle devant les insuffisances de ce monde soulève le cœur des Slaves, des Germains et des Latins. Elle se manifeste chez les premiers par le nihilisme, chez les seconds par le pessimisme, chez nous-mêmes par de solitaires et bizarres névroses. La rage meurtrière des conspirateurs de Saint-Pétersbourg, les livres de Schopenhauer, les furieux incendies de la Commune et la misanthropie acharnée des romanciers naturalistes […] ne relèvent-il pas un même esprit de négation de la vie qui, chaque jour, obscurcit davantage la civilisation occidentale ? » (in Jonard, 1998, p. 182).

C’est en cette fin de siècle que s’opère un nouveau changement autour du phénomène de l’ennui, qui devient objet de recherche en sociologie et en psychologie, nouveaux champs théoriques (Huguet, 1984 ; 1987).

Notes
9.

Cette remarque déconstruit la représentation de l’ennui jusque-là très figée, réservée à une couche sociale de la population. C’est un des seuls témoignages de l’ennui touchant toutes les couches sociales.

10.

Les « cousins » de René sont le Chevalier Harold dans Childe Harold de Byron et Werther dans Les souffrances du jeune Werther de Goethe (Glaudes, 2001 ; Jonard, 1998).

11.

Baudelaire utilise le terme de Spleen.

12.

L’oisiveté et l’ennui sont liés, notamment par le biais du travail et de la paresse. Au cours du Moyen-Age l’acédie, en se mélangeant à l’oisiveté (Minois, 2003), peut expliquer cette représentation proche de la faute morale. Au contraire, comme nous nous attachons à le démontrer, l’aspect négatif assimilé à la faute morale dans l’oisiveté n’est pas systématique dans l’ennui.