1-1-4- Fractionnement de l’ennui contemporain : un objet philosophique, littéraire et psychologique

La problématique élitiste de l’ennui issue à la fois de la mélancolie mais aussi des écrits de Schopenhauer ressurgit chez Kierkegaard, qui fait la distinction entre les gens de la masse qui ennuient, et les « élus » qui s’ennuient. Selon lui : « Au début était l’ennui » (in Jankélévitch, 1976, p. 101). C’est ce qu’il nomme « le panthéisme démoniaque » : Eve fut créée car Adam s’ennuyait, Adam et Eve s’ennuyèrent ensemble, en famille etc. C’est également ce que pense Nietzsche : Dieu s’est ennuyé au septième jour de la création (Jankélévitch, 1976). Ce dernier va aussi développer cette attitude élitiste évoquée par ses prédécesseurs. Il distingue les esprits créatifs qui supportent l’ennui, des « moindres natures » qui le fuient. Selon lui, c’est la « civilisation de la machine », dans laquelle nous évoluons, qui provoque l’ennui et la paresse (Svendsen, 1999). Mais il faut attendre Heidegger pour qu’une analyse phénoménologique de l’ennui soit proposée dans ses cours en 1929/1930. Il distingue trois degrés qui sont liés dans l’ennui, du superficiel au profond. L’ennui qu’il qualifie de « superficiel » conduit à l’ennui « profond », c’est-à-dire que l’ennui superficiel qualifié de passager et accessoire, devient un ennui profond qui va marquer le dasein 13. L’ennui profond est alors divisé en deux : un premier ennui profond est dirigé vers quelque chose (nous connaissons ce qui nous ennuie) ; le second, le plus profond, est l’ennui qui ennuie, qui nous contraint à l’indifférence. C’est à ce point ultime que l’ennui peut être inversé, pour mieux comprendre notre existence (Svendsen, 1999 ; Towarnicki, 2001). Il est alors moteur de notre connaissance. Jankélévitch pense quant à lui l’ennui comme le plein d’un vide. Il développe l’idée selon laquelle il se fixe entre deux passions, ou deux soucis, et il propose de revaloriser ce temps avec la poésie, ou les relations sociales.

Dans le domaine des lettres, l’ennui est porteur d’un malaise social et individuel, tout en produisant la pléthore d’œuvres romanesques des philosophes des Lumières à nos jours. L’ambiguïté, déjà soulignée, est qu’en étant une véritable souffrance individuelle, il est aussi source d’inspiration créatrice. C’est ce que reprend Heidegger dans sa définition de l’ennui, qui pousse à un repli sur soi, accès à une connaissance et une prise de conscience. Dans cette conception philosophique de l’ennui, il n’est pas un vécu agréable, mais permet d’accéder à une connaissance de soi et de son environnement. On peut donc tirer bénéfice de l’ennui, mais cela demande d’aller au-delà de la souffrance individuelle.

Car en même temps, l’ennui demeure toujours source d’inspiration dans la littérature. Les limites entre la littérature et la psychologie émergente sont ténues entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle. En effet, la psychologie alimente ses théories sur l’ennui par la littérature : « C’est une période où les contacts entre écrivains et psychologues sont nombreux. Les leçons de Charcot sont suivies par Maupassant, Tourgueniev…» (Huguet, 1984, p. 172). C’est également le cas dans la thèse du psychologue Tardieu, qui, selon Digo : « s’est contenté de faire une œuvre littéraire assez décousue en s’efforçant seulement de dégager de son étude une philosophie terriblement pessimiste, toute imprégnée de Schopenhauer. » (Digo, 1979, p. 63). Les œuvres littéraires se nourrissant de l’ennui continuent de se développer, que ce soit chez Zola, Maupassant ou Huysmans, mais également dans la poésie de Verlaine, Laforgue. Le XXème siècle va continuer à produire des oeuvres littéraires ayant pour source d’inspiration l’ennui. De la Nausée de Sartre à l’Etranger de Camus, de L’Ennui de Moravia à Cioran ou Juliet (Bouchez, 1973 ; Clerget, Durif-Varembont, Durif-Varembont et Clerget, 2005 ; Louette, 2001 ; de Van, 2001), l’ennui est récurrent, comme recherche effrénée de divertissements par tous les moyens que la société propose (Svendsen, 1999).

Ce découpage plus franc de l’ennui dans la philosophie du temps, et dans la littérature, semble être la conséquence de la division de l’ennui dans un autre champ à la fin XIXème siècle : la psychologie et la sociologie. On voit alors émerger à la fin du XIXème siècle la notion de neurasthénie. Une particularité de cette nouvelle dénomination de l’ennui est une catégorisation à la fois médicale et culturelle. La neurasthénie est d’après Nassif « la première théorie psychosociologique de la maladie mentale » (in Huguet, 1984, p. 17). Pour Beard, les causes de cette fatigue nerveuse sont le résultat de la civilisation américaine : « Parce que le peuple américain travaille davantage et plus rapidement que tous les autres, il construit une société qui est à la pointe du progrès, c’est-à-dire au sommet de l’évolution de l’espèce humaine. Cette situation, glorifiante s’il en est, a son revers, celui de l’épuisement nerveux » (Huguet, 1984, p. 186). C’est la première fois dans « l’histoire de l’ennui » qu’un terme médical le définit : la neurasthénie est la traduction à la fois de l’ennui et du Mal du Siècle. C’est un ennui moderne scientifique pour Huguet (1984), en se situant à la fois sur un versant social et médical. Janet en l’étudiant affirme que « l’ennui est le stigmate commun » de tous les névrosés. Freud va par la suite lui aussi prendre la neurasthénie comme objet d’étude. Le fractionnement de ce syndrome va lui permettre entre autres de dégager les névroses actuelles (Laplanche et Pontalis, 1967)

Tardieu, en 1903, réunit dans sa thèse les deux termes d’ennui et de psychologie avec L’ennui, étude psychologique. Il propose un inventaire de toutes les causes de l’ennui, qui sont à prendre en charge par la psychologie. Très complètes, ces observations sont pourtant « un catalogue bien superficiel et assez confus » (Digo, 1979, p. 61). C’est également l’opinion de Le Savoureux dans sa thèse Le Spleen, en 1913. Tardieu décrit la société dans laquelle il évolue, et plus précisément la vie parisienne bourgeoise (Huguet, 1984). Le Savoureux, quant à lui, propose d’abord un rappel historique afin de définir le spleen, qui selon lui n’est qu’une forme différente de l’ennui. Il distingue deux structures distinctes : l’ennui normal de l’ennui morbide. La situation sociale mais également psychologique d’un individu étant prise en considération pour évaluer le degré de morbidité (Le Savoureux, in Huguet, 1984).

L’approche en termes d’ennui conserve donc toujours cette particularité d’allier à la fois le psychologique et le social. La psychopathologie, comme nous l’avons évoqué, va traiter de l’aspect clinique et individuel, alors que dans les années 30, l’ennui social va être étudié dans le monde du travail et de l’industrie, alliant à la fois l’individuel, mais en prenant en considération le contexte social. Si cet aperçu historique est très loin d’être exhaustif, et ce n’est pas l’objectif, il permet de prendre toute la mesure de l’importance de cette thématique dans les formations de la pensée humaine et la compréhension de son environnement social. Le point récurrent, quelle que soit l’approche théorique adoptée, est la question de l’utilité de l’ennui, et plus spécifiquement du bien ou du mal dans l’ennui.

Notes
13.

Le dasein est pour Heidegger l’ « être-là », l’être de l’être humain.