1-2- Convergences et divergences dans la genèse de l’ennui

1-2-1- Le bien et le mal : une oscillation historique

Cette ambivalence de l’ennui, positif ou négatif est constante chez tous les auteurs qui ont proposé une typologie de l’ennui, des philosophes aux écrivains, en passant par les sociologues et les psychologues. A son origine, on trouve la mélancolie. Aristote distingue dans la mélancolie le « maladif » du « naturel ». Cette distinction repose sur la question du traitement médical, l’un pouvantt être traité car il a été acquis (par un dérèglement de l’homéostasie des humeurs), l’autre non, car il se rapproche de l’inné. Cette conception est reprise en psychologie par Le Savoureux au début du XXème siècle, lorsqu’il évoque un ennui « normal », dépendant d’une fonction d’ordre psychologique, et un ennui « morbide », qui est une prédisposition individuelle. Saint Thomas d’Aquin, en théologie, distinguait quant à lui « l’ennui comme contrariété » et « l’ennui qui s’alimente lui-même qui conduit à la perte de la foi » (Legrand, 2003, p. 59). Dans la même dynamique Digo (1971) évoque l’ennui « normal », qui est le manque de l’objet, et l’ennui « dépressif », désintérêt des objets. Flaubert distingue l’ennui « commun », qui est issu d’une situation, et l’ennui « moderne », qui est existentiel. Svendsen, dans la même lignée, et à la suite des distinctions faites par Heidegger, propose un « ennui de situation », ennui suite à une cause précise, dans une situation déterminée, et un « ennui existentiel », propre à la modernité. C’est également la distinction opérée par Nordon (1997) : l’ennui « existentiel » et l’ennui « circonstanciel ». La neurasthénie est issue de cette même dynamique dans son fractionnement : un ennui moderne et social (donc situé), et l’ennui symptôme qui conduit aux névroses (Beard, Tardieu, Janet, Freud).

On peut distinguer une seconde forme de typologie de l’ennui, beaucoup moins binaire. L’ennui est une transition, ce qui lui confère toujours cette représentation dyadique. C’est la conception de Pascal, qui pense que l’ennui est le résultat de la prise de conscience par l’être humain d’un néant. On peut parler d’entre-deux dans la mesure où l’ennui peut être résolu par la croyance en Dieu, la vie étant, selon lui, un néant sans Dieu. Pour Schopenhauer, qui n’oppose pas l’ennui à la souffrance, mais les met sur un pied d’égalité, la seule solution est l’esthétisme. Selon Jankélévitch, l’ennui est le vide, un intervalle, et sa simple expression restaure la temporalité. La définition de Leopardi est également dans cette conception : l’ennui, entre la gaîté et la mélancolie, est un point neutre puisque les deux extrêmes sont assimilés à des déformations de la vérité. L’ennui peut également être appréhendé comme une médiation d’après Huguet (1984 ; 1987), ou un mécanisme de défense face au vide. Elle compare également l’ennui à un « espace potentiel », comme l’a défini Winnicott (Huguet, 1987).

Pour mieux comprendre les représentations de l’ennui et les solutions proposées, il faut garder à l’esprit que nous ne sommes pas tous égaux face à l’ennui. Une variable positionnelle issue du statut social est récurrente. Il s’agit de situation où l’on distingue systématiquement des groupes. Il est donc distinctif entre les groupes plutôt prestigieux, et la plupart du temps composé de penseurs, et bénéficiant d’une situation socio-économique aisée. Alors que les groupes qui ne s’ennuient pas travaillent et n’ont pas le temps de penser, donc ne souffrent pas ou moins de l’ennui. Dans une certaine mesure, celui qui s’ennuie et pense l’ennui est celui qui a le pouvoir. Cette distinction groupale et positionnelle de l’ennui est confirmée par la distinction masculin/féminin. Historiquement les femmes sont non seulement exclues de l’ennui, mais même disqualifiées, dans la mesure où elles ne sont pas en mesure de penser. A l’exception notable des quatre écrits de femmes dans la longue genèse de l’ennui que nous venons de décrire, la femme est absente. On trouve en 1145 les écrits de Hildegarde de Bingen (Hersant, 2005). Sainte allemande, elle est une des penseuses les plus importante du XIIème siècle. Abbesse, elle est l’auteure de nombreux écrits théologiques et médicaux sur la mélancolie ; elle est également philosophe (sa conception holistique du monde va inspirer Dante) et musicienne (Hersant, 2005 ; Pernoud, 1995). Toujours dans un versant théologique, on trouve les écrits de Sainte Thérèse d’Avila en 1574 (Huguet, 1981). Une troisième figure de l’ennui est Mme du Deffant à travers ses correspondances épistolaires avec entre autres Voltaire ou Montesquieu (Huguet, 1981 ; 1984 ; 1987). Les descriptions qu’elle fait de l’ennui sont annonciatrices du « Mal du Siècle ». Ce mouvement littéraire a pour auteurs emblématiques Musset, Baudelaire ou encore Flaubert (Sagnes, 1969), des hommes, qui vont décrire l’ennui de femmes (Mme Bovary de Flaubert). La quatrième auteure appartenant à ce courant est Georges Sand, une femme qui a adopté les codes masculins.