1-2-2- Remèdes et prescriptions en cas d’ennui

La problématique de l’ennui pourrait se résumer par d’une question très simple : que faire de l’ennui ? A proscrire, bannir ou exercer, cultiver, s’il provoque des discours, analyses ou théories, il semble évident pour tous qu’il faille en faire quelque chose14. Lorsque l’acédie guette les moines, au risque de la damnation éternelle, les alternatives possibles sont le travail manuel et notamment la vannerie alterné avec la méditation et la prière (Larue, 2001). L’acédie sortie des couvents au Moyen-Age, nous conservons cette représentation de faute morale qui va déplacer et assimiler la faute morale à la paresse et à l’oisiveté (Minois, 2003). Les solutions restent identiques à celles proposées aux religieux : le travail ou la confession. Pour Pascal, ce néant qu’il nomme ennui est le résultat d’une perte de croyance en Dieu. Et malgré des tentatives de remplacement, qu’il nomme le « divertissement » (à la fois divertissement comme nous l’entendons actuellement mais aussi le travail), croire en Dieu est le seul remède. Bien plus tard, une fois « détachés » de Dieu, les philosophes pessimistes et nihilistes inversent complètement le raisonnement en affirmant que c’est l’ennui qui a poussé Dieu à créer l’Homme. Nous l’avons évoqué, cette thèse est développé par Svendsen citant Kierkegaard et Nietzsche, avec l’hypothèse selon laquelle le ou les dieux ont créé les êtres humains parce qu’ils s’ennuyaient ; ainsi qu’une seconde hypothèse développée par Kant, Moravia et le sociologue Robert Nibset, selon laquelle le Paradis où étaient Adam et Eve est l’ennui.

On observe une similitude des raisonnements s’inversant, ou pris comme cause et conséquence avec le remède du travail. Initialement, le travail permet d’échapper à l’ennui. Si l’on suit une trame historique, c’est lorsque la religion perd de sa prégnance, que le travail devient la solution. On observe donc une sorte de continuité. Selon Locke, l’ennui est le moteur du travail, c’est parce que l’on s’ennuie que l’on travaille. Avec un raisonnement semblable Kant pense que les individus qu’il nomme les « simples » ne s’ennuient pas parce qu’ils travaillent. D’Holbach interprète l’ennui comme le signe des nations civilisées ; cette conception est reprise avec la neurasthénie, symptôme de la productivité selon Beard. D’après Kierkegaard ce sont le travail et la productivité qui provoquent l’ennui (c’est aussi le cas avec la neurasthénie, si l’on omet la justification de cet état par le fait qu’il émane d’une civilisation supérieure aux autres). Il y a donc systématiquement une similitude des raisonnements, qui distingue les groupes, et que l’on peut réduire schématiquement aux groupes dominants et aux groupes dominés. L’ennui permet une ordonnance et une classification.

Les autres alternatives proposées face à l’ennui sont corrélées aux relations sociales. Il faut noter que ces alternatives sont un équivalent du travail, puisque dans la hiérarchie sociale, tous les individus ne travaillent pas. Les symptômes de l’ennui chez les stoicïens sont un désengagement de la vie sociale. Une des causes de l’acédie chez les moines est probablement l’isolement social, et avoir une relation à Dieu évite la solitude. D’après d’Holbach, l’ennui est à l’origine de la socialisation, c’est parce que l’individu s’ennuie qu’il va vers les autres, pour en discuter. Helvétius observe également une relation entre l’ennui et la socialisation, car d’après lui, c’est le manque d’implication dans la vie sociale qui accentue voire aggrave l’ennui. A l’époque des Lumières, l’ennui est omniprésent, à la fois autour d’une double problématique de l’écoulement du temps, et du décalage entre rêve et réalité. Les descriptions de l’époque témoignent que ce sont des personnes « désoeuvrées, qui ont bien de la peine à tuer leurs vingt-quatre heures et qui emploient tous les artifices imaginables pour en venir à bout » ; « ces oisifs qui végètent en croyant vivre […] pour se dédommager de leur ennui qui les accable font deux toilettes deux fois par jour » (Mercier, in Minois, 2003, p. 227).

Mais quoi qu’il en soit, cette notion de rêve et de réalité, corrélée au bonheur (Huguet, 1984) ré-émerge rapidement suite à la Révolution avec le romantisme et le Mal du Siècle. Une manière de combler ce vite, et qui fait visiblement ses preuves depuis des siècles, est l’écriture. Elle permet une transformation de l’ennui en quelque chose. Elle produit de fait la lecture, fournissant également une réponse à l’ennui (Emma Bovary, afin de combler ce vide entre rêve et réalité, lit des romans).

Notes
14.

La notion de temporalité est intimement liée à l’ennui, Huguet affirme que l’ennui apparaît en parallèle de la notion de « passer le temps » (1987, 2003) ; c’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle étudie l’ennui dans l’Antiquité chez les stoïciens, et pas avant. Nous ne pouvons pas occulter cette notion de temporalité, mais nous nous attacherons non pas aux notions philosophiques auxquelles renvoient ces notions, mais aux dimensions psychosociales de la perception du temps (voir Fieulaine, 2006 pour une définition du temps dans une dynamique psychosociale).