1-2-3- Spécificités de cet objet de recherche

Svendsen reprend des propos de Goethe : selon ce dernier, les singes pourraient être des êtres humains, à la condition qu’ils puissent s’ennuyer. L’ennui devient donc ce qui nous différencie des animaux. En effet, une des conditions de l’ennui est inhérente à la capacité à se situer dans le temps et plus particulièrement le temps existentiel et donc la vie et la mort (Huguet, 1987). Or chez l’animal « La survie et son cortège de nécessités, la faim à satisfaire, le prédateur à éviter, la reproduction à assurer, ne laissent que peu de place à l’ennui. Les quelques moments de répits et de tranquillité que l’animal arrache à sa situation ne le jettent pas dans une stase mélancolique : vivre est déjà assez préoccupant. » (Natali, 1998, p. 123). Penser qu’un animal s’ennuie est un anthropomorphisme, car il n’en pas les capacités : « L’homme a une capacité d’ennui apparemment unique […] L’ennui est situé bien plus haut sur l’échelle des afflictions, et sans doute seul un système nerveux aussi développé que celui de l’homme en est-il capable.» (Nisbet, in Svendsen, 1999 p. 45). Vrai ou pas15, il n’en reste pas moins que, comme nous avons pu le constater, nous avons tendance à considérer l’ennui comme un signe de distinction. Il permet une catégorisation et une distinction entre l’animal et l’être humain, dans une dynamique de domination et de supériorité, tout le monde ne peut pas s’ennuyer, et cela devient en comparaison d’avec l’animal un signe distinctif. Cette catégorisation est reproduite entre les groupes sociaux humains, là encore dans un rapport de domination.

Et au-delà d’une distinction d’ordre individuel, l’ennui permet de distinguer les civilisations dites « primitives » : la neurasthénie, une des formes de l’ennui, est le symbole du développement de la société, par le biais de l’industrialisation et de la modernité. C’est ce que confirme Bouchez en introduction de son ouvrage : « […] on constatera que nos chapitres seront de plus en plus nourris et diversifiés à mesure que nous approchons des temps modernes. » (1978, p. 9). On distingue deux période d’apparition d’un ennui dit « moderne ». La première avec Pascal, et ce pour deux raisons. D’abord parce qu’il est un des premiers à avoir utilisé ce mot avec le sens que nous lui conférons actuellement. Ensuite, parce que si l’on s’attache à la définition proposée par Svendsen de la modernité, où l’individu est dégagé des « structures traditionnelles qui donnent du sens » (1999, p. 222), c’est bien la définition d’un ennui moderne que Pascal nous fournit dans sa conception du Divertissement et de Dieu, et donc du sens. La seconde période se situe à l’époque romantique et au XIXème siècle, notamment avec l’apparition de la neurasthénie. Huguet la définit comme « venue du Nouveau Monde, prototype du modernisme » (1984, p. 178). Une des perspectives développée par Bouchez est historique et va également dans ce sens, en confirmant sa remarque préliminaire de multiplications des ouvrages littéraires. Cela « semble confirmer l’idée souvent émise, d’après laquelle l’ennui serait un fait de civilisation, et plus précisément le tribut que payent les civilisations avancées. » (1973, p. 203).

Une caractéristique spécifique de l’ennui est sa « perméabilité socio-culturelle » (Huguet, 1984 ; 1987). C’est l’hypothèse centrale qu’elle développe : « Rendre compte à des périodes de temps et dans des types de sociétés différentes, des modes de construction de l’ennui […] permet non seulement de valider l’hypothèse de sa perméabilité socio-culturelle mais donne accès à ce qu’on pourrait appeler sa généalogie » (1984, p. 15). Elle définit également la neurasthénie comme la traduction d’un « ennui moderne », qu’elle qualifie de « protéiforme ». Cette expression s’applique à l’ennui d’après nous, car à travers cette digression, c’est ce que nous avons mis en évidence. Il paraît vain de chercher une définition figée de l’ennui, car justement il semble permettre à travers son polymorphisme et sa perméabilité, un renouvellement constant.

Cette question de la perméabilité pourrait donner lieu à une analyse interculturelle de l’ennui. Il n’existe que très peu de recherches ayant tenté cela. Celle de Sundberg, Latkin, Farmer et Saoud (1991) concerne des étudiants en psychologie, âgés en moyenne de 20 ans, aux Etats-Unis, en Australie, au Liban et au Japon. Nous reviendrons sur cette recherche dans le chapitre consacré à l’étude de l’ennui par la psychologie, mais nous pouvons noter que pour cette recherche, un questionnaire en langue anglaise a été soumis. Les auteurs  engagent les chercheurs à être très attentifs à la traduction. Cette recherche nous confirme donc bien la nécessité de circonscrire notre champ d’observation des manifestations dans l’histoire de l’ennui. Nous ne nous situons que dans une partie de la civilisation puisqu’elle se limite à la civilisation occidentale. Mais nous pouvons noter que cette remarque sur l’analyse de l’ennui dans une dynamique interculturelle tend à démontrer que l’ennui n’a pas la même signification dans les sociétés. L’ennui est un objet issu du sens commun, protéiforme, car sensible aux changements. Selon les époques, il provoque la même interrogation, originaire du sens commun et de l’observation, pour ensuite être étudié par un champ théorique spécifique. Nous l’avons souligné, en devant un objet de recherche en psychopathologie par l’intermédiaire de la neurasthénie dans sa particularité individuelle, l’aspect « social » est pris en charge dans le monde du travail, par la psychologie.

Notes
15.

Il n’y pas de travaux qui feraient référence à ce sujet, et donc pas de consensus.