Chapitre 2 : L’ennui à la lumière de la psychologie sociale

Nous nous sommes donnée comme objectif dans un première temps d’investiguer les racines de l’ennui, d’en trouver les origines, afin de mieux en cerner les contours. Cette recherche nous a finalement conduite à retracer historiquement les liens entre ennui et pensée humaine et a mis en évidence l’omniprésence d’un système d’explication dialogique, et ce quel que soit le champ théorique qui a tenté d’investiguer cet objet. Nous avons constaté que l’ennui se fixe particulièrement à des points de crises. Huguet (1984) résume la présence de l’ennui qui : « se constitue aux lieux de résistance de l’idéologie dominante : la religion, la bourgeoisie, dans le même temps où il émerge aux points de cassure des systèmes sociaux, c'est-à-dire aux lieux d’incertitudes idéologiques. » (p. 93). L’acédie pour la religion, la mélancolie ou la neurasthénie pour la médecine, ou encore le spleen et l’ennui pour la littérature et la philosophie, sont les reflets des idéologies successives, correspondant à des normes sociales et les idéologies dominantes ou émergeantes.

Décrire l’ennui sous toutes ses formes est une façon de décrire les constructions des sociétés occidentales, mais aussi de la pensée et l’appréhension philosophique du monde. L’ennui serait donc un objet voué à être constamment renouvelé, car jamais totalement théorisé par un champ de recherche, et se calquant sur les évolutions. Dans l’Antiquité, la mélancolie est un objet médical physiologique et psychologique (Minois, 2003) ; on trouve ensuite l’acédie, qui devient un objet théologique chez les anachorètes, pêché mortel conduisant à la damnation éternelle, comme remise en question de la quête de Dieu. Plus tard, Saint Thomas d’Aquin, cette fois chez les moines cénobites, est le premier à proposer une approche plus spirituelle et moins répressive (Jonard, 1998). Ensuite, la mélancolie et l’acédie vont être présentes en parallèle. Une explication de cette coexistence peut être que l’acédie a une connotation religieuse, et que la religion catholique commence à perdre de sa prégnance en termes de référence de pensée à la fin du Moyen Age et au début de la Renaissance. On peut imaginer que c’est parce que ces deux termes, l’un théologique et l’autre médical, ont un socle commun tout en étant différents, qu’émerge pour la première fois le terme «  ennui » au XVIème siècle. L’ennui, selon Pascal, est toujours en lien avec Dieu, mais devient plus philosophique que théologique, en s’élargissant à la question du bonheur et de la vie (Jonard, 1998). Il est donc philosophique, avec la question du travail, de la causalité, du temps et de Dieu avec Locke, D’Holbach, Kant, Helvétius. Puis, suite à la Révolution Française, avec le romantisme, il fait son apparition, cette fois comme objet littéraire, porteur à travers le Mal du Siècle, d’un écart entre les idées révolutionnaires et la réalité. Musset, Flaubert, ou encore Baudelaire vont décrire cet ennui romantique. Et de nouveau, au XIXème siècle, l’ennui, sous le terme de neurasthénie, va repasser sur le versant médical, mais aussi social. La neurasthénie est la traduction de l’ennui et du Mal du Siècle, c’est un ennui moderne scientifique (Huguet, 1984).

L’ennui serait élaboré comme une défense face à un vide, un temps de transition (Huguet, 1984). Or, selon les sociétés, les normes diffèrent. Cela justifierait tout d’abord les glissements au niveau de l’appropriation théorique de cet objet, qui a été traité, analysé aussi bien par la littérature, que la médecine, la psychologie, la théologie. Et au sein même d’un champ comme la psychologie, il a été étudié dans toutes les branches, comme nous l’avons constaté. Cela justifierait également des variations sémantiques, car qu’il s’agisse de la mélancolie, l’acédie, l’ennui ou la neurasthénie, il s’agit d’un même système fonctionnant sur une opposition binaire structurante. Pour Huguet : « l’ennui représente une médiation : il intervient dans la régulation des processus qui, au fil des événements, construisent ce tissage qui fait lien entre le sujet et son environnement. » (1987, p. 143). « L’histoire montre aussi que l’ennui loin d’être une entité immuable dépend dans ses modes d’expression, dans la diversité de ses visages, des supports sociaux attachés à une époque et une société » (Huguet, 2003, p. 38). L’ennui, objet polymorphe car protéiforme et perméable, permettrait alors aux différentes sociétés de modeler et remodeler les normes sociales pour être en accord avec les idéologies et les champs théoriques dominants.