2-1- Les mesures de l’ennui en psychologie sociocognitive

2-1-1- Des causes contextuelles et cognitives

Comme nous l’avons évoqué par l’intermédiaire de la recherche documentaire, nous observons un essor des recherches sur l’ennui vers la fin des années 70, qui correspond à un grand bouleversement social, avec Mai 68. Cet essor est aussi vraisemblablement à mettre en lien avec la validation d’échelles de mesure de disposition ou de tendances à l’ennui. La première échelle traitant spécifiquement de l’évaluation de l’ennui est « The Boredom Susceptibility » (BS, la susceptibilité à l’ennui), qui est une des quatre sous-échelles de « The Sensation Seeking Scale » de Zuckerman en 1979, mettant en corrélation l’ennui et la recherche de sensations. On trouve maintenant un certain nombre d’échelles qui traitent de l’ennui aussi bien au travail, dans les temps libres, ou relatif à la sexualité25. Il est important de noter que mettre au point des échelles de mesure inscrit l’ennui comme un objet existant. L’échelle la plus couramment utilisée est la « Boredom Proneness Scale » (BPS) de Farmer et Sundberg (1986), traduite en français par « l’Echelle de Disposition à l’Ennui » (Gana et Akremi, 1998). « L’ennui n’est pas considéré ici comme état réactionnel mais comme trait […] Il s’agit d’une tendance à éprouver un certain manque d’intérêt, d’enthousiasme et d’engagement personnel, et d’une tendance à entretenir une carence d’intérêt pour le monde environnant » (Gana et Akremi, 1998, p. 431). Pour résumer, selon les études, on distingue entre deux et cinq facteurs dans la structure factorielle (voir Vodanovich, 2003b). Les cinq facteurs identifiés sont : la stimulation interne, la stimulation externe, les réponses d’ordre affectives, la perception du temps et la contrainte. Trop de facteurs varient autour de ces cinq facteurs, entre autres car cette échelle est parfois présentée sous la forme d’une échelle de Lickert en 7 points, et parfois sous la forme d’un vrai/faux. On ne trouve un consensus qu’autour des deux premiers facteurs. La stimulation interne mesure le maintien interne général, comme le fait de rester intéressé : un score élevé à la « Boredom Proneness Scale » est interprété comme le reflet d’un manque de stimulation interne. La stimulation externe mesure le besoin d’excitation, le challenge, et le changement au niveau de l’environnement externe : un score élevé est interprété comme le reflet d’un ennui qui est dû à un manque de stimulation externe. Quelle que soit l’explication fournie, nous constatons que la particularité de l’ennui, c’est-à-dire son aspect dual, est également présente dans les échelles de mesure : interne vs externe, qui se décline aussi autour d’individuel vs social.

Il existe plusieurs angles d’approche de l’ennui par la psychologie socio-cognitive. Une première approche, et une des plus ancienne, est issue de la psychologie appliquée : l’ennui y est étudié comme un constat, ou un facteur, qui va conduire à un certain nombre de conséquences, notamment en termes de productivité et/ou de résultats. Ce type de recherche trouve comme terrain d’étude privilégié le travail et le domaine éducatif. Un certain nombre de variables ont été observées, d’abord par l’intermédiaire de la stimulation environnementale, comme nous l’avons évoqué avec les travaux de Geiwitz (1966), où l’ennui induit par une tâche répétitive est la somme de la combinaison de quatre facteurs : la baisse d’excitation, l’augmentation de la contrainte, la répétition et le déplaisir. Ces différents points sont récurrents dans les recherches sur l’ennui. Il est globalement accepté que l’ennui provient le plus souvent d’un contexte monotone (Fisher, 1993 ; Geiwitz, 1966 ; O’Hanlon, 1981). Ces propos sont nuancés par Hill et Perkins (1985) qui évoquent non pas la monotonie mais la perception de la monotonie, qui en fait une variable plus individuelle, car chacun a un seuil de tolérance à la monotonie, notamment en fonction de variables positionnelles comme l’âge.

De façon générale, l’ennui provient d’une insatisfaction. Beaucoup de recherches ont étudié cette insatisfaction en contexte de travail (Kass, Vodanovich et Callander, 2001), mais on peut le généraliser à l’insatisfaction ressentie lors de la réalisation d’une tâche quelle qu’elle soit (Larson et Richards, 1991 ; Mikulas et Vodanovich, 1993). Des facteurs provoquant ou accentuant l’ennui ont été identifiés, comme nous l’avons souligné, principalement autour de l’excitation et de la monotonie. Les recherches de Hill et Perkins (1985) et Vodanovich et Kass (1990) ont mis en évidence que la contrainte provoque l’ennui. C’est également le cas de la compétition (Kass et Vodanovich, 1990). Ces deux facteurs peuvent eux-mêmes produire de la frustration, là encore en lien avec l’ennui (Hill et Perkins, 1985 ; Perkins et Hill, 1985). Dans le même ordre d’idée, la pression, et notamment la pression en contexte scolaire, va également dans ce sens ( Shaw, Caldwell et Kleiber, 1996).

Le manque d’intérêt dans une tâche réalisée a des conséquences telles que l’absentéisme dans le monde du travail (Kass, Vodanovich et Callander, 2001). En contexte éducatif, on constate que le fait de rater l’école, que ce soit en prétextant une maladie ou en « séchant » les cours plus ou moins longtemps, est en lien avec l’ennui des élèves (Farmer et Sundberg, 1986 ; Jarvis et Seifert, in Culp 2006 ; Larson et Richards, 1991). C’est également une cause de départ précoce de l’environnement scolaire ou de déscolarisation (Morton-Williams et Finch, in Perkins et Hill, 1985). Un autre constat issu du monde éducatif est la baisse des résultats scolaires, qui est un indice ou une conséquence de l’ennui (Maroldo, 1986 ; Robinson, 1975). Dans le monde du travail, d’anciennes recherches ont mis en évidence qu’il n’y a pas de corrélation entre ennui et rendement (Cain, 1953 ; Smith, 1955), constat remis en question plus récemment (Drory, 1982 ; O’Hanlon, 1981). Cependant, un travailleur qui s’ennuie a une plus forte probabilité de ne pas aller au bout d’un projet (Blunt et Pychyl, 2000), remarque que l’on peut appliquer au terrain éducatif, avec le fait de quitter plus tôt le système scolaire. D’autres recherches se sont focalisées sur des contextes qui provoqueraient ou influenceraient des changements ou des variations. C’est le cas des recherches menées par Mavjee et Horne (1994) notamment en fonction de la température ou le moment de la journée. Ces derniers utilisent comme point de référence les battements cardiaques, comme indice de changement psychologique. Cela est contredit par Hill et Perkins (1985), qui affirment que l’ennui n’est pas en lien avec des changements psychophysiologiques.

L’ennui est également mis en lien avec la question de l’attention, et plus particulièrement le contrôle et le manque d’attention, toujours dans la réalisation d’une tâche (Damrad-Frye et Laird, 1989 ; Hamilton, Haier et Buchsbaum, 1984 ; Mikulas et Vodanovich, 1993 ; Seib et Vodanovich, 1998 ; Zivin, 1975). Selon Larson et Richards (1991), en contexte éducatif, l’ennui provient d’un manque d’attention, qui va ensuite interférer sur les performances scolaires. Mais d’après Danckert et Allman (2005), c’est la perception du temps qui passe qui joue un rôle, plus que l’attention, dans la subjectivité de l’ennui.

En contexte éducatif, Kanevsky et Keinghley (2003) reprennent la revue de question de Farmer et Sundberg (1986) autour de la relation entre ennui et intelligence. Les résultats sont contradictoires, notamment en raison de différences méthodologiques et d’échantillonnage, et également selon nous, dans l’utilisation des tests de QI. Nous retiendrons l’étude de Robinson (1975), qui trouve une relation entre QI et intelligence : un QI élevé rend les élèves plus impassibles face à l’ennui ; mais en revanche, un faible QI n’est pas associé à un ennui plus élevé. Dans ses recherches Gjesme (1977) affirme que la satisfaction à l’école n’est pas en lien avec le « niveau d’intelligence », analyse confirmée par Lieury et Fenouillet (2006). Nous reviendrons plus en détail sur ce paradoxe véhiculé par l’ennui en contexte éducatif, et plus précisément sur les représentations de l’ennui en contexte éducatif, sollicitées par les acteurs du monde éducatif pour justifier des performances scolaires allant de l’échec à la réussite.

Notes
25.

The job boredom scales (Grubb, 1975) et Lee (1986), a boredom coping measure (Hamilton, Haier & Buchsbaum, 1984), 2 scales that assess leisure and free-time boredom (Iso-Ahola & Weissinger, 1990 ; Ragheb & Meredith, 2001), the Sexual Boredom Scale (Watt & Ewing, 1996) » (Vodanovich, 2003b, p. 569).