2-1-2- Traits caractéristiques de l’individu disposé à l’ennui

Les descriptions d’une personne ennuyée, nous l’avons évoqué, sont selon les époques positives ou négatives ; parfois les deux en même temps. À l’heure actuelle, s’ennuyer semble avoir perdu ses aspects positifs. Tout un champ de recherche étudie l’ennui comme un trait de personnalité, et ce principalement par le biais de différentes échelles mesurant l’ennui. Quelques recherches mettent en lien l’ennui comme caractéristique de pathologies ou de comportements pathologiques, notamment autour de la dépression. Les personnes évaluées comme disposées à l’ennui par la BPS sont plus sujets à la dépression (Ahmed, 1990 ; Farmer et Sundberg, 1986 ; Gana et Akremi, 1998 ; Sommers et Vodanovich, 2000 ; Vodanovich, Verner et Gilbride, 1991). L’ennui est également en lien avec le narcissisme (Wink et Donahue in von Gemminger, Sullivan et Pomerantz, 2003), la paranoïa (von Gemminger et al, 2003) et l’alexithymie, difficulté à décrire ou identifier ses sentiments (Eastwood, Cavaliere, Fahlman et Eastwood, 2007). Au niveau somatique et psychosomatique, les individus ayant une forte propension à l’ennui sont plus sujets à l’hypocondrie (Gana, Martin, Trouillet et Toffart, 2001), car ils sont plus à l’écoute de leur corps, ce qui va dans le sens des résultats obtenus par Sommers et Vodanovich (2000) sur le lien entre disposition à la somatisation et ennui. La disposition à l’ennui varie en fonction de la personnalité introvertie ou extravertie d’un individu : les individus jugés extravertis sont plus disposés à l’ennui que les introvertis (Ahmed, 1990 ; Damrad-Fry et Laird, 1989 ; Smith, 1981). Il s’agit plus d’un faisceau de causes et conséquences intimement liées, et c’est d’ailleurs pourquoi cet objet de recherche échappe toujours, dans une certaine mesure, à un cadre, une théorie unique.

La revue de question de Vodanovich (2003b) sur les mesures psychométriques de l’ennui propose un panorama des corrélations positives ou négatives entre la BPS et d’autres échelles. Nous pouvons distinguer, à travers la significativité positive ou négative, un certain nombre de caractéristiques de l’individu disposé à l’ennui. On observe d’abord une relation significative avec la recherche de sensation et l’impatience (Kass et Vodanovich, 1990), ainsi que l’impulsivité (McLeod et Vodanovich, 1991) et les comportements agressifs (Rupp et Vodanovich, 1997). C’est également le cas de l’hostilité (Rupp et Vodanovich, 1997) et la colère (Dahlen, Martin, Ragan et Kuhlman, 2004 ; 2005). Selon Rupp et Vodanovich (1997) l’ennui est en lien avec l’expression et le contrôle de la colère. L’ennui peut donc être mis en lien, d’après les résultats de ces recherches, avec la problématique du contrôle et de la gestion, et plus précisément une défaillance du contrôle de soi : face à l’ennui, nous extériorisons, dans une certaine mesure, par un comportement de l’ordre de l’agression envers autrui. Cette recherche, que l’on pourrait qualifier de tentative d’homéostasie, provoque un certain nombre de comportements que certains auteurs qualifient de déviants (Wasson, 1981). Nous pouvons également noter que les individus qui ont des dispositions à l’ennui, c’est-à-dire susceptibles d’expérimenter l’ennui par un manque de stimulation externe, ont tendance à être plus impulsifs (Dahlen, et al., 2004), ou pour résumer, plus à même d’extérioriser leur ennui.

Paradoxalement, alors qu’un certain nombre de recherches mettent en évidence un lien de corrélation entre l’extraversion et la disposition à l’ennui, un autre versant de recherche se situe dans la passivité et le retrait individuel. Une personne disposée à l’ennui souffre d’un manque de confiance en soi et d’assurance (McGiboney et Carter, 1988 ; Tolor, 1989), ainsi que d’un caractère timide. Il ou elle manque d’enthousiasme (McGiboney et Carter, 1988) et a une forte propension à la procrastination (Blunt et Pychyl, 1998 ; Vodanovich et Rupp, 1999) ainsi qu’au désespoir (Farmer et Sundberg, 1986). Carter et McGiboney (1988) ont mis en évidence une relation significativement positive entre un haut score à la BPS et l’appréhension, le sentiment d’insécurité ainsi qu’une propension à la culpabilité et l’inactivité. Nous pouvons noter un repli de l’individu sur lui-même, à l’opposé des comportements décrits précédemment. Il y a donc une stratégie individuelle à adopter par les personnes disposées à l’ennui, en corrélation à la fois avec des variables positionnelles et des variables sociales, comme nous allons le voir.

Toutes ces recherches sont plutôt axées sur un versant négatif. Cependant, un article de Vodanovich (2003a) résume la tendance actuelle de l’ennui, que l’on peut traduire ainsi : « Des possibles bénéfices de l’ennui : un champ négligé dans les recherches sur la personnalité » (traduction libre)26. En effet, comme nous pouvons le constater, l’ennui est en lien avec des facteurs et des situations plutôt négatives. Pourtant, certaines recherches ont pu dégager des aspects positifs dans l’ennui. Cet auteur cite par exemple les travaux dans le champ clinique, autour de la question de l’ennui en thérapie, comme signe de contre-transfert (voir Vodanovich, 2003a). Comme nous l’avons évoqué, les situations de psychothérapie sont propices à l’ennui, à la fois chez les patients et les analystes. D’autres recherches ont mis en évidence que l’ennui est positivement corrélé avec l’introspection (Gana, Delalang et Metais, 2000), ainsi que la réflexion sur soi (Seib et Vodanovich, 1998) et une certaine lucidité sur soi (McLeod et Vodanovich, 1991).

Dans le contexte éducatif, Vodanovich (2003a) reprend une donnée statistique de l’étude réalisée par Harris (2000) : 73% des collégiennes et des collégiens interrogés indiquent que l’ennui peut être bénéfique. C’est également les propos de Belton et Priyadharshini (2007), lorsqu’ils affirment que l’ennui est bénéfique et légitime en contexte éducatif, car il est central dans le processus d’apprentissage et de créativité. En effet, l’ennui, qui provoque chez l’individu la recherche de sensation, devient alors moteur, car il pousse à réaliser des choses, comme écrire, ou penser de nouvelles théories (c’est ce que nous avons pu constater dans l’historique des manifestations de l’ennui). L’état d’ennui est productif, notamment parce que des activités comme la lecture ou l’écriture sont des réponses à l’ennui (Spacks, in Conrad, 1997). Le fait d’avoir mis au point une échelle mesurant une disposition à l’ennui laisse entendre que nous ne sommes pas égaux. C’est assez flagrant dans le fait que l’on réalise une distinction dans le champ éducatif entre l’ennui d’élèves en échec scolaire et d’élèves dits surdoués (Dolto, 1979 ; Sisk,in Kanevsky et Keinghley, 2003). Mais hormis ces quelques recherches assez isolées, l’ennui reste globalement négatif actuellement, en lien avec un mal être individuel et social et une insatisfaction.

Notes
26.

« On the Possible Benefits of Boredom : a Neglected Area in Personality Research ».