2-2- L’ennui, une variable sociale et positionnelle

2-2-1- Décalage social et déviances

Même s’il est conçu comme un trait de personnalité, l’ennui n’en reste pas moins lié au social. Il est même pour Tolor (1989) le résultat d’un décalage de l’individu avec la société. C’est également un constat que nous avons réalisé en nous référant à la genèse de l’ennui. Ce décalage est mis en évidence dans les recherches réalisées auprès de lycéens et de lycéennes (Leloup, 2003), et plus particulièrement lorsqu’ils et elles sont issu-e-s de sections peu reconnues au niveau social (Huguet, 1987)27 : l’ennui est le résultat d’une crise d’ordre sociale. En effet, nous pouvons nous ennuyer alors que la stimulation externe est présente, et que l’environnement n’est pas monotone. Nous pouvons être ennuyé-e-s par les autres, dans des interactions sociales, comme le montre l’étude de Leary, Rogers, Canfield et Coe (1986). Les individus jugés ennuyeux sont ceux qui parlent trop (et particulièrement de leurs soucis personnels), ainsi que de sujets banals. Cela conduit la plupart du temps à un dénigrement de la personne jugée ennuyeuse, qui alors va conduire à un comportement hostile, mis en évidence par d’autres recherches comme manifestations de l’ennui (Rupp et Vodanovich, 1997).

D’autres manifestations ont été mises en évidence. Par exemple, on note chez les individus disposés à l’ennui un manque de sociabilité (Leong et Schneller, 1993) et un désinvestissement dans l’avenir (Sundberg et al, 1991). Là encore, on retrouve un certain nombre de traits de l’individu disposé à l’ennui et des conséquences plutôt sociales. Se désintéresser de l’avenir semble en lien avec le procastination, ou la difficulté à mener à bien un projet (Blunt et Pychyl, 1998 ; Vodanovich et Rupp, 1999).

Une thématique de recherche récurrente dans les études sur l’ennui traite des comportements, et plus précisément des comportements jugés déviants de la norme sociale. Dans le champ psychiatrique, Kerner (in Zapparoli, 1982) distingue un certain nombre de modalités de rapports à l’ennui, dont une qui consiste à adopter un « caractère antisocial », qui peut se manifester d’après lui par la prise d’alcool, se droguer ou avoir une sexualité intense et agressive. Or, on observe ce même type de comportements chez des individus non psychotiques ou souffrant de pathologies psychiatriques. On a une corrélation entre la disposition à l’ennui et la recherche de sensations fortes (Farmer et Sundberg, 1986 ; Kass et Vodanovich, 1990). Cela va alors conduire l’individu à adopter des comportements qualifiés de déviants, comme par exemple la conduite à risque en voiture, souvent influencée par la prise d’alcool (Ahmed, 1990 ; Dahlen et al, 2004 ; 2005). On observe aussi un lien entre les problèmes sociaux et la délinquance ou le vandalisme (Newberry et Duncan, in Barnett et Klitzing, 2006). Les recherches des sociologues Nizet et Hiernaux en France (1984) mettent également en lien la violence et l’ennui, et plus précisément l’ennui comme manque de motivation, qui conduit à un comportement d’opposition, de retrait et de violence. En contexte éducatif, l’ennui est souvent lié à des comportements déviants de la part des élèves (Wasson, 1981). Durif-Varembont, Clerget, Durif-Varembont et Clerget (2005) mettent en corrélation l’impuissance ressentie face à l’ennui et des comportements agressifs et d’énervement, ce qui nous semble-t-il, est à rapprocher du sentiment de frustration.

Beaucoup de recherches se sont penchées sur les liens entre ennui, toxicomanie et addictions. On observe une relation entre l’ennui et l’usage de drogue, le tabagisme, l’alcoolisme, les jeux d’argent, les désordres alimentaires (voir Dahlen et al, 2004 ; Gana et Akremi, 1998).

De nombreuses recherches en psychologie sociocognitive portent sur les élèves durant la période de l’adolescence. Une des raisons invoquées pour justifier le choix de cette population spécifique est que le phénomène d’ennui serait caractéristique de l’adolescence (McGiboney et Carter, 1988), c’est également ce que souligne la sociologue Nahoume-Grappe (2003). Ce serait une résistance aux adultes, mais aussi aux règles imposées par les adultes (McGiboney et Carter, 1988 ; Shaw, Caldwell et Kleiber, 1996). Ils et elles s’ennuient à l’école, pendant leur temps libre et leurs loisirs, et le phénomène est encore plus accentué lorsqu’il s’agit d’occupations proposées par les adultes (Barnett et Kitlzing, 2006). Nous avons souligné qu’il existait un lien entre la frustration face à la contrainte et l’ennui (Hill et Perkins, 1985 ; Perkins et Hill, 1985). Cela peut expliquer les comportements des adolescentes et des adolescents qui recherchent des sensations extrêmes et sont dans la prise de risque, les conduisant par exemple à la consommation de drogue et d’alcool, notamment pendant les périodes de loisirs (Shaw et al, 1996). Selon eux, c’est également une forme de résistance aux adultes et à l’autorité de l’école.

Notes
27.

Huguet a mené des discussions de groupes avec des lycéen-ne-s en section « G ». L’équivalent serait actuellement au niveau du Lycée d’enseignement Général et Technologique la section STG CFE.